Une brève histoire de l'isolation 7/10

Rédigé par Hubert LEMPEREUR
Publié le 29/04/2017

Publicités pour le Lustrex de Boussois-Monsanto en 1956 et pour le Styropor de BASF en 1962. Ou la mainmise de la chimie de synthèse sur l’isolation et les revêtements.

Article paru dans d'A n°253

Episode 7/10 : Le napalm, c’est bon, c’est chaud.

 

Le précédent épisode du feuilleton a laissé la France en reconstruction et les théories de l’isolation en plein doute. Entre urgence et questionnement sur la notion de confort, l’architecture de l’immédiat après-guerre se fait simple, vivante et brute, sinon « brutaliste », avant que l’industrie et des logiques technocratiques ne prennent le dessus et qu’émerge l’usage de produits issus de la chimie de synthèse.  

En 2013, dans une somme très documentée, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, un groupe d’historiens a contesté la prétendue méconnaissance de nos aïeux de la crise écologique dans laquelle la banalisation de l’énergie pétrolière et nucléaire, de la voiture, de la viande et de l’équipement domestique allait plonger le monde. Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil y démontent l’idée de Jean Fourastié, l’inventeur des « Trente Glorieuses » en 1979, et des historiens de la « modernisation », pour qui les décennies d’après-guerre auraient été « une période de consensus », durant laquelle « la conflictualité sociale aurait porté sur la répartition des fruits de la croissance mais non sur le sens du progrès en lui-même » et « la population française aurait joyeusement embrassé, jusqu’au tournant de 1968, un modèle de société industrielle et technologique ». De fait, en France, dans l’immédiat après-guerre, à l’orée des années de croissance, tout n’était pas joué, en une période où la culture du rationnement subsistait. Pour s’en tenir à l’architecture, la dénonciation d’avant-guerre par le docteur Carrel et par ses proches de « cette forme de la paresse consistant à rechercher les ambiances les plus agréables, dénommées confortables1 », rassemblait toujours une étrange unanimité autour d’elle, de Perret à Le Corbusier, en passant par Robert Auzelle, partisan respecté et réfléchi d’une approche encyclopédique de l’architecture, inspirée des mouvements scandinaves. C’est sans doute qu’elle permettait aux architectes d’envisager pour quelque temps encore une pratique de leur métier circonscrite à ses fondements et archétypes. Les années 1950 sont ainsi la période où Le Corbusier s’extasie des murs « mal foutus », des joints beurrés grossièrement que, de Neuilly à Marseille, il fait savamment exécuter par Salvatore Bertocchi et autres maçons sardes, ou des menuiseries du Corse Charles Barberis, d’apparence aussi rustique que leurs assemblages sont sophistiqués. C’est aussi le moment où son ami André Missenard, pourtant thermicien émérite et zélateur de la santé publique – il sera élu aussi bien à l’Académie des sciences qu’à la présidence de la Fédération française du bâtiment –, fait l’éloge de la cheminée à foyer ouvert, plaçant le symbolique avant le rendement énergétique et la qualité de l’air. Ensemble, Missenard et Le Corbusier développeront l’idée des bassins du « Capitol » de Chandigarh, qui, associés à l’exploitation des vents dominants, contribuent à « transformer les conditions climatiques du lieu2 », tandis que des dispositifs passifs de sur-toitures, corniches, loggias et autres brise-soleil s’appliquent à les domestiquer à l’échelle des bâtiments. Tout en travaillant à cette capitale, Missenard et Le Corbusier consacrent, plusieurs années durant, beaucoup d’efforts aux ascétiques maisons Jaoul. Ces deux maisons sont emblématiques du lien qui se joue entre tournant brutaliste et incorporation des systèmes thermiques. Simultanément aux cheminées d’agrément dont les clichés ont fait le bonheur des revues d’architecture et de décoration, Missenard y installe un système de chauffage enrobé en plafond, qu’il vient de mettre au point – de nombreux systèmes de ce type voient le jour en cette période –, doté d’une régulation automatique. Ce procédé, économe, joue sur le confort par rayonnement, optimisant la température ressentie et exploitant pleinement la physiologie humaine, permettant de limiter la température de l’air. Des préoccupations semblables guident la conception des façades, dont les « pans de verre » bénéficient de l’assistance d’un autre fidèle, Jules Alazard. Initialement collaborateur de Le Corbusier depuis 1929, il reprend l’entreprise familiale de verrerie. C’est à lui que revient après guerre de mettre en oeuvre une bonne partie des doubles-vitrages isolants Thermopane, dits « préfabriqués », des chantiers corbuséens, et aussi certains produits « d’application industrielle du verre » tels que les feutres isolants des planchers flottants de Nantes-Rezé. En 1960, Le Corbusier fait confier à Alazard le livre que l’industriel du verre Boussois souhaite financer : De la fenêtre au pan de verre dans l’oeuvre de Le Corbusier, qui paraît en 1962. Les « pans de verre aménagés » des maisons Jaoul y sont présentés comme l’aboutissement de sa réflexion sur la fenêtre, et décrits comme un « quatrième mur de la chambre », aux fenêtres « incorporées à l’ameublement », identifiant poétiquement les fonctions d’aération, de vue, de filtre, ou d’éclairement. Le terme d’« incorporation », alors omniprésent dans la littérature architecturale, est à prendre au pied de la lettre. Architecture et ameublement sont l’objet d’une synthèse, d’une intégration – autres termes phares de la sémantique des années 1950 – dans laquelle l’isolation, le chauffage et la ventilation ne relèvent pas d’une simple logique d’équipement. Cette époque apparaît ainsi comme celle où l’on a enfin pu entrevoir un dépassement de l’idéal scientiste, avec une technique réconciliée aux « conditions de nature », et une architecture que l’on se surprend aujourd’hui à découvrir douée de réflexivité, au-delà des qualités de candeur moderniste qui lui sont attribuées, parfois avec nostalgie. L’idée d’incorporation est illustrée de façon éclatante au SHAPE Village de Fontainebleau, que Marcel Lods, associé à Maurice Cammas, conçoit et construit en un temps record en 1951-1952. Réalisées sous la conduite du ministère de l’Urbanisme et de la Reconstruction (MRU), dont elles s’avéreront une vitrine majeure, ces quatre barres sont destinées aux familles d’officiers et sous-officiers du Supreme Headquarters Allied Powers Europe. Hormis les fondations, tout y est préfabriqué ou presque – planchers, poteaux, façades, escalier, etc. –, grâce au procédé de « préfabrication intégrale » de l’ingénieur Raymond Camus, expérimenté pour la première fois à une telle échelle. Tous les composants sont usinés à la chaîne, pourvus au maximum de leurs finitions et éléments de second oeuvre, puis transportés sur le chantier pour assemblage. Entre autres particularités, le béton des panneaux utilise de la pouzzolane, allégeant les charges des fondations, facilitant le levage et assurant une isolation intégrée dans la masse. Des serpentins rayonnants sont noyés dans les plafonds. Les larges fenêtres reçoivent des survitrages. Les cloisons sont remplacées dès que possible par des meubles-placards, dits eux aussi « préfabriqués », dus à l’ébéniste Marcel Gascoin, pionnier du mobilier de série français. Cet « ameublement incorporé3 » accompagne la disparition du plâtrier, tout comme les plafonds et parois périphériques des appartements que la finition usinée des panneaux en béton préfabriqués permet de peindre directement sans préparation. À Fontainebleau auront été étrennées des logiques de production en série qui, dans le sillage du plan Marshall, embrasseront bientôt le bâtiment, l’ameublement, les équipements ménagers, le prêtà- porter, le livre de poche, etc. Hélas, l’ingéniosité et la cohérence du prototype architectural, resté indépassé, n’auront d’égales que la violence de la domination technocratique et industrielle qui s’ensuivront. L’on sait ainsi que le MRU aura tiré des « chantiers d’expérience » des SHAPE Villages de Saint-Germain-en-Laye (Félix Dumail et Jean Dubuisson, architectes) et de Fontainebleau, les deux conclusions qu’il en attendait4. La première consistait à calculer le seuil de rentabilité d’une usine de préfabrication foraine type Camus, qui est établi à 4 000 logements à édifier dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres : Lods et Cammas se voient ainsi confier la coordination de l’opération « 4 000 logements de la Région parisienne5 », au résultat peu amène. La seconde suggère, comme avait pu l’écrire Dumail dès 1944, que « la construction d’éléments préfabriqués en grande série procurerait, sans aucun doute, des économies substantielles, lorsque les transports vers le lieu de montage seront faciles6 ». Dans un contexte où l’État a focalisé la reconstruction sur les infrastructures – la régie Renault, le réseau routier centralisé, le maillage industriel, l’indépendance énergétique grâce au nucléaire –, il était inévitable que la question du bâtiment finisse par s’y fondre. La massification du bâtiment et la priorité donnée aux logiques d’aménagement du territoire auront des répercussions directes en matière d’isolation : les politiques publiques encouragent la concentration financière et la formation de grands groupes industriels, sans primer forcément les produits les plus intéressants. Les industriels les plus puissants poussent désormais à développer des approches normatives des diverses extensions technologiques du domaine de l’architecture : chauffage, éclairage, ventilation, et évidemment isolation thermique et acoustique. Ils se livrent dès lors à un intense travail de « lobbying ». Après la publication dès 1951 par Saint-Gobain de Cahiers de l’isolation, une revue nouvelle voit le jour en 1956 : Isolation, qui devient deux ans plus tard Isolation et revêtements, l’association de l’isolation au « revêtement » et aux diverses colles qui vont avec pouvant être lue comme symptomatique du déclin de l’idée d’incorporation. Le Comité de parrainage de la revue est présidé par le directeur du CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment, créé en 1947). Il regroupe des représentants du monde industriel (Saint-Gobain, Boussois, Isorel, Wanner, etc.), des institutions (ministère de la Reconstruction et du Logement, pompiers, etc.), des thermiciens (Missenard, Tunzini, etc.) mais aussi quelques architectes (dont Raymond Lopez et Bernard Zehrfuss) et Paul Breton, commissaire général du Salon des arts ménagers. Parmi les annonceurs, omniprésents, nombre d’acteurs qui ont marqué quelque peu négativement l’histoire des risques sanitaires : le Centre d’information du plomb, Monsanto-Boussois, Sandoz, Eternit… Tout ce beau monde entend promouvoir, de façon désintéressée, des « normes pratiques et des procédés de mesure commodes », en vue d’une « appréciation impartiale du résultat ». Isolation voit large, incluant dans ses sujets les emballages alimentaires, l’isolation des navires polythermes et des moyens de transport, le calorifugeage des équipements et machines et, évidemment, l’isolation thermique et acoustique des bâtiments. En 1960, la revue se félicite du « développement prodigieux, mais parfois anarchique, des fabrications françaises d’isolant7 ». Elle constate que « l’emploi des matériaux isolants s’est imposé avant tout comme un palliatif [aux] inconvénients graves » qu’a occasionnés l’allégement des constructions au détriment de la protection thermique et acoustique8. Entre 1956 et 1960, la production des laines minérales a ainsi plus que doublé, tandis que les procédés de fibrage et de finition accomplissaient de grands progrès. Mais surtout, les isolants synthétiques cellulaires sont entre-temps passés au stade de la fabrication industrielle. Parmi ces plastiques fantastiques, on distingue différentes familles de mousses : polyuréthane (encore peu utilisé en France en 1960), chlorure de vinyle (qui y est fabriqué depuis une dizaine d’années) et, enfin, polystyrène, apparu depuis environ cinq ans, mais connu aux États-Unis et en Allemagne depuis plus de quinze ans. Parvenu à ce stade et avant de détailler le règne de ces produits, il y a lieu de rappeler que si l’isolation a accompagné les utopies architecturales depuis la fin du XVIIIe siècle, elle aura aussi rencontré le pire de l’histoire du XXe siècle. Le polystyrène marque en effet tristement les années 1960. En plus d’un isolant, il est aussi une arme surpuissante, la principale même de celles employées par l’US Army au Vietnam à partir de 1964. Le principal fabricant de polystyrène expansé, l’américain Dow Chemical Company – et son fameux Styrofoam –, livrera en effet jusqu’en 1969 une quantité astronomique de barils de napalm B pour bombarder les villages vietcongs. Pour obtenir ce produit qui se consume quinze minutes durant à 850 °C, on mélange 50 % de polystyrène à 25 % de benzène utilisé pour gélifier 25 % d’essence. Le tout améliore notablement les performances du napalm initial inventé en 1942 aux États-Unis, dont le nom – contraction de naphtalène et de palmitate de sodium – est improprement conservé. Dans le prochain épisode, notre feuilleton se penchera sur les choix énergétiques français dans le contexte de crise de la fin des « Trente Glorieuses », entre isolants synthétiques et électricité nucléaire, ainsi que sur les alternatives que les mouvements issus de la contre-culture et de l’écologie ont proposées face au modèle industriel qui, hier comme aujourd’hui, prétend sauver le monde.

 

Prochain épisode : « Chroniques d’avant la fin du monde ».  

 

1. Sentence formulée par André Missenard en page 233 de L’Homme et le Climat, paru chez Plon en 1937 et préfacé par Alexis Carrel. 

2. OEuvre complète 1952-1957, Zurich, Éditions Dr. H. Girsberger, 1957, p. 50. 

3. Cf. H. Lempereur, « Lods et Gascoin : confort et préfabrication », AMC, n° 191, octobre 2009, et « Ameublement incorporé à Fontainebleau », in P. Gencey, Marcel Gascoin. Design utile, Piqpoq-Ville du Havre, 2011. 

4. Cf. H. Lempereur, « SHAPE Village de Saint-Germain-en-Laye », Félix Dumail, architecte de la cité-jardins, Monum-Éditions du patrimoine, 2014. 

5. Ces logements construits avec le procédé Camus en 1952- 1953 sont répartis en quatre opérations à Nanterre, Bagnolet et Boulogne- sur-Seine, confiées à un collège d’architectes. 

6. « Le problème du logement et les questions qu’il pose », rapport pour la Conférence des présidents de Commissions de la SADG, 16 novembre 1944. Archives Dumail. 

7. P. Chrissement, « L’évolution des techniques d’isolation thermique dans le bâtiment », Isolation et revêtements, n° 22, janvier-février 1960. 

8. D’accord en cela avec Jacques Fredet, grand détracteur de l’isolation contemporaine, qui écrivait dans d’a en avril 2012 que la seule fonction des isolants industriels était de « corriger des enveloppes mal conçues » ! 


Lisez la suite de cet article dans : N° 253 - Mai 2017

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