> Les 40 000 pétitions contre un projet de spéculation immobilière à Zagreb se transforment en une chaîne humaine dans toutes les rues du centre-ville. Protestation organisée par le groupe Pravo Na grad (Droits pour la ville). Exposé à Tirana par Stea |
La crise repose la question : faut-il construire pour être architecte ? Si la France n’a pas fait partie des pays les plus violemment touchés jusqu’ici, d’autres parties du monde ont vu le moteur de leur économie s’arrêter net depuis presque deux ans. C’est notamment le cas des ex-pays de l’Est, en particulier des Balkans, dont la transition politique était étroitement liée à une véritable frénésie constructive. Des processus essentiellement mafieux dont les architectes étaient pratiquement exclus. La revanche des architectes a-t-elle sonné ? À moins qu’ils n’aient fini par se persuader que la profession a définitivement mieux à faire que construire. Rencontre avec le duo d’architectes du Stealth Ultd (Rotterdam/Belgrade), brillants curateurs de la récente Biennale de Tirana (septembre-octobre 2009). |
Si la qualité de la programmation de la Biennale d’art contemporain de Tirana (Ticab) devrait suffire à lui valoir notre intérêt, c’est l’actualité urbaine de cette ville-champignon dont l’exposition rend compte qui nous interpelle. Ou comment la capitale albanaise propose un étrange miroir de la crise mondiale de l’immobilier. Située dans un monument témoin, l’hôtel Dajti – hier palace de luxe et aujourd’hui friche en plein cœur de la ville –, la manifestation accueille le public dans les halls, foyers et chambres dévastés par les casseurs. On y découvre pléthore d’œuvres : Thomas Hirschorn, Adrian Paci, Jean-Luc Moulène, Franz Ackerman ou Alexander Vaindorf. Mais on a surtout suivi l’épisode 2 de la Biennale, conçu par le collectif serbo-néerlandais Stealth Ultd. Afin de lire et discuter cette ville et les résonances qu’elle suscite, ils ont développé un dispositif polyphonique réunissant des architectes expérimentateurs internationaux (Elemental, Map Office, Dead Malls, AAA…), des acteurs des transformations urbaines balkaniques, mais aussi des étudiants d’une petite université locale avec qui ils ont collectionné 90 cas pour composer un étonnant Guide des réalités parallèles de Tirana, sur la base duquel ils organisèrent ensuite une série de visites nocturnes de la ville. Le tout propose un portrait virtuose des enjeux soulevés par ces nouvelles situations balkanisées que l’Europe ne sait pas encore reconnaître en elle.
Stealth Ultd, un pied à Rotterdam et l’autre à Belgrade, est aujourd’hui composé d’Ana Dzokic et Marc Neelen, qui ont notamment dirigé le pavillon hollandais pour la Biennale de Venise 2008 ou le projet Urban Catalyst dans le port nord d’Amsterdam. Ils furent également co-organisateurs de la Lost Highway Expedition, odyssée collective qui a traversé les Balkans durant l’été 2006 au fil de « l’autoroute de la Fraternité », une infrastructure fossile reliant des villes devenues étrangères les unes aux autres, séparées par de nouvelles frontières. Repoussant les limites entre regard et action, ils tentent de faire face à la complexité et l’inconsistance des phénomènes urbains européens, ouvrant la discussion partout où ils vont.
ENTRETIEN
DA : Quelle est votre relation à l’architecture ?
Marc Neelen : Nous disons que nous sommes architectes, même si pour nous cela signifie « recherche urbaine », « activisme culturel » ou « design collaboratif ». À nos yeux, dessiner des bâtiments n’est qu’une toute petite partie de ce que recouvre la profession d’architecte. Restreindre l’architecture au projet constructif n’a plus de sens aujourd’hui, et nous apprécions la confusion que cette affirmation suscite. Notre époque exige avant tout que nous proposions le design des questions auxquelles nous devons répondre. Plutôt que de continuer à chercher des solutions idéales ou de se débattre avec les exigences des clients, nous déplaçons la profession vers un mode opératoire différent : transdisciplinaire, collaboratif, exploratoire et productif.
Ana Dzokic : Même quand nous dessinons des situations spatiales, l’enjeu est au-delà de la scénographie. Pour le pavillon hollandais Phoenix de la dernière Biennale de Venise, notre objectif était avant tout de proposer une manière de se rencontrer et d’échanger. L’intervention spatiale était presque imperceptible, même si elle était planifiée en détail et changeait chaque jour. Il y avait toute une chorégraphie du projet qui était la mise en scène du processus de pensée auquel participants et visiteurs étaient invités. Il est toujours plus intéressant de voir l’agencement de la pensée et ses performances, plutôt que pourquoi ces performances sont conçues ou à qui elles obéissent.
DA : Votre groupe a été remarqué dans l’exposition « Mutations » à Bordeaux en 2000.
Marc Neelen : Stefano Boeri avait montré notre projet Wild City qui dressait le portrait des transformations informelles de Belgrade à la fin des années quatre-vingt-dix. Mais c’était une exposition où rien de ce qui allait au-delà d’une image ou d’une anecdote croustillante n’était vraiment bienvenu. Ce qui était valorisé était ce qui nous intéresse finalement le moins : l’exotisme.
Ana Dzokic : Dix ans plus tard, le plus décevant est de constater que l’intérêt croissant pour les pratiques d’auto-organisation n’a consisté qu’à augmenter la collection des curiosités et que cela n’a pas permis d’aller plus loin. À force de participer à tant de conférences et de colloques sur les Balkans, nous étions frappés de voir que ces recueils d’observations échouaient à passer de l’identification des problèmes à la manière de s’y attaquer.
DA : Comment avez-vous évité cet écueil à Tirana ?
Ana Dzokic : Nous avions déjà commencé à porter notre attention sur les actions participatives et les initiatives civiles capables de dépasser les protestations temporaires. La Biennale de Tirana nous a offert un cadre parfait pour proposer un nouvel agenda aux réflexions balkaniques et réunir les acteurs de toute la région, car les liens avaient tendance à se dénouer entre nous, chacun étant plus occupé à se créer des liens avec l’Ouest… Nous avons donc naturellement choisi la forme du dialogue. Nous avons cartographié les Balkans en recueillant les récits d’expériences et les témoignages de très nombreuses personnes que nous sommes allés rencontrer dans toutes ces villes : les Cities Log de Belgrade, Kotor, Novi Sad, Podgorica, Pristina, Pula, Skopje, Tirana et Zagreb. Parler et faire parler sur la manière dont ces villes se développent aujourd’hui plutôt que de choisir des projets.
Ces discussions ne ciblaient pas des individus mais des enjeux : stratégies de privatisation, spéculation immobilière, clientélisme, rôle des architectes, destin des infrastructures, législation et légalisation, lutte pour l’espace collectif, nouvelles alternatives… Nous avons ensuite retravaillé à partir de citations issues de ces discussions, pour former un texte commun, plus fort et plus troublant, un grand récit des transformations urbaines en cours.
DA : Vous avez à nouveau sillonné les Balkans pour recueillir ces témoignages.
Marc Neelen : Il était vraiment très important d’aller sur chaque site où ces événements se déroulent, pour en mesurer la véritable portée. Par exemple, à Skopje : dans la plupart des Balkans, la stratégie des pouvoirs publics consiste à laisser des terrains qui leur appartiennent devenir des friches pour pouvoir ensuite les privatiser à des conditions avantageuses pour les promoteurs, et l’architecture n’est là que comme maquillage des processus financiers. Mais à Skopje, le rôle de l’architecture est totalement différent : la municipalité est en train de construire pratiquement une vingtaine de théâtres pour traduire « l’identité de la culture macédonienne » – une pure fiction politique – dans l’espace physique de la capitale de cet État fragile. Or il n’y aura pas le moindre budget de fonctionnement pour ces théâtres ! C’est l’un de ces rares endroits où les pouvoirs publics investissent dans des façades !
DA : Quels enseignements avez-vous retirés de ces Cities Log ?
Marc Neelen : Nous parlons de villes qui historiquement n’étaient pas valorisées par l’argent, et qui maintenant sont confrontées aux mécaniques et aux évaluations les plus libérales. Nous avons cherché à examiner les conséquences de développements urbains issus de logiques hyperindividualistes et menés par la recherche de profits élevés et rapides. Et en même temps, nous avons cherché à voir dans quelle mesure les citoyens peuvent contribuer différemment au futur de leurs villes. Les citoyens plutôt que les architectes, car le plus grand enseignement des Cities Log, c’est l’insignifiance de l’architecte aux yeux du business de l’immobilier, et donc la nullité de sa position. C’est à la fois tragique et libérateur, car cela nous oblige à aller plus loin et vers des attitudes différentes.
Ana Dzokic : La Biennale nous a permis de confronter des outils de lecture de ces réalités et de réponses portées par des initiatives civiles, comme les actions de
Co-Plan, une ONG de Tirana qui travaille dans les zones illégales ; le Centre culturel Rex de Belgrade, qui a suscité un projet collaboratif de réseau d’assainissement ; ou des ONG de Pula ou Zagreb en Croatie, qui poussent le grand public à protester contre les collusions entre politiciens et investisseurs immobiliers. Mais nous avons aussi voulu montrer que les expériences les plus intéressantes de collaborations entre habitants, architectes et élus ont souvent lieu en Amérique du Sud plutôt qu’en Europe : Elemental au Chili, El puente Lab à Medellin ou le plan vélo de Bogotá.
DA : Tirana, une ville typique des Balkans ou un cas particulier ?
Ana Dzokic : Nous ne savions que peu de chose sur cette ville, qui fait partie des Balkans sans en être. Un des points de départ était l’étrange actualité de concours réunissant des « starchitectes » comme Winy Maas, Henning Larsen ou Architecture Studio. Il nous paraissait évident que Tirana méritait d’être regardée autrement qu’à travers ces concours organisés par des promoteurs, forcément très marginaux dans la réalité de cette ville et de ses problèmes. Nous avons essayé de parler à autant de gens que possible, de les écouter. Nous avons découvert qu’à une phase d’anarchie a succédé une phase de redéveloppement extrêmement rapide, au point qu’il s’agit d’une des villes les plus dynamiques de la région. La ville a triplé en quinze ans, subissant un rythme de transformation extrême, sans aucune référence, ni vision collective.
Marc Neelen : Mais cette fuite en avant a atteint des excès qui font écho à la crise mondiale ; partout, on voit des projets interrompus. C’est la fin d’une époque basée sur la spéculation foncière. Reste le résultat de cette fièvre, des constructions qui ont rongé la campagne sans aucune infrastructure, équipement, ni espace public. Ce qui laisse les habitants seuls avec la question de la responsabilité. Situation caractéristique du passage d’une société collectiviste à une société individualiste, où il n’y a pas d’acteur public fort. À Durrës, les vacanciers rejettent toutes leurs eaux usées dans la mer, où ils viennent justement se baigner !
À Tirana, la ville est un enchevêtrement de baraques auto-construites avec des tours de logements illégales, où apparaissent les premiers malls (qui génèrent des lignes de bus privées et gratuites qui sont les transports en commun les plus fiables de la ville). Quelle est la place du citoyen dans ces nouvelles échelles issues de ces constructions ?
Ana Dzokic : Les promoteurs mafieux exercent une énorme pression sur tous les sites industriels situés en pleine ville, dont la valeur foncière est inestimable. Sans se soucier d’injustice sociale, les pouvoirs publics sacrifient volontairement les usines qui fonctionnent encore pour vendre à bas prix des terrains générant des profits bien plus importants pour les nouveaux propriétaires. La Biennale donnait une occasion de réfléchir publiquement sur ce contexte ultralibéral. Réfléchir sur le réel et l’image de Tirana.
DA : Qui étaient les visiteurs et le public de vos Tirana Dialogues, menés par Emiliano Gandolfi (ex-NAI, curateur du pavillon italien pour Venise 2008) ?
Ana Dzokic : Il y a un manque de discussions publiques sur l’impact des transformations urbaines et des réglementations, y compris entre professionnels. C’est une ville assez petite où tout est très divisé par la politique et la scène architecturale réunit peu de gens, très réservés sur l’opportunité de prendre la parole en public. Pour le dernier Dialogue, qui s’intitulait « What we want », ils vinrent beaucoup plus nombreux. Ce fut un débat honnête, parce que nous avons réussi à rester sur un plan professionnel ou professionnel, en évitant les affrontements politiques.
Plusieurs enjeux ont émergé. Sur la capacité des architectes locaux à aller au-delà des intérêts du client, ce que les étrangers étaient les seuls à se permettre. Sur la question de la formation et des visas : sans voyager, comment former des professionnels capables de rivaliser avec les étrangers ? Et surtout des scénarios autour des conséquences de la crise. Si l’industrie de la construction cessait d’être l’activité principale du pays, cela obligerait les acteurs à se redéfinir, notamment les investisseurs, qui devraient apprendre à devenir des développeurs en se préoccupant mieux de ce qu’ils tenteraient de vendre. Et les lois joueraient un plus grand rôle : la mafia de la construction affaiblie, l’État serait davantage en mesure d’imposer d’autres règles. Aujourd’hui, seuls 25 % des habitants paient leurs impôts. Si les concours, au lieu d’être organisés par les promoteurs, l’étaient par l’État, les typologies de commandes changeraient, par exemple avec des écoles, des bibliothèques ou des hôpitaux. À quoi certains ont répondu que l’espace urbain étant intégralement squatté par les développements illégaux, le préliminaire d’une politique publique de construction serait la destruction.
DA : Pourriez-vous faire le même projet aux Pays-Bas ?
Marc Neelen : Nous sommes invités à l’exposition « Architecture of Consequence » et nous découvrons qu’elle est structurée par des questions comme « énergie », « production alimentaire », etc. Nous ne pouvons nous associer à la manière dont les problèmes sont cadrés. Nous sommes confrontés à une véritable crise culturelle, pas juste une crise opérationnelle ! En comparaison, dans les Balkans, les choses sont très « noir et blanc », tandis qu’à l’Ouest, nous avons toujours le luxe des gammes de gris. Mais à l’Ouest, nous ne pourrons pas échapper très longtemps à ce clash du « noir et blanc ». À l’Est, les conflits nous apparaissent juste d’une manière plus crue. <
Ces propos ont été recueillis par Marc Armengaud pendant et après une conférence qui a eu lieu à la Faculté d’architecture de Belgrade, en novembre 2009.
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