Le livre de Philippe Sarfati s’ouvre sur une photo de la célèbre piscine des Marées de Porto, d’Alvaro Siza. La photo en noir et blanc est assez sombre, la roche rose de Matosinhos et les murets de béton tirent vers l’anthracite. À gauche, allongée et la tête masquée par un rocher au premier plan, une femme prend le soleil. Son maillot deux-pièces immaculé tranche avec le reste de la composition. Comment ? Une personne vivante sur une photographie d’architecture ? Philippe Sarfati est architecte de formation. Après ses études à l’école de Paris-Val de Seine, il travaille pour MVRDV à Rotterdam et Clément Blanchet à Paris. Dès 2017, il se lance dans la photographie en couvrant des évènements politiques puis en réalisant des reportages sur la vie pendant le confinement. On retrouve déjà dans ses premiers travaux le côté revendicatif et l’appropriation de l’espace en tant que sujet principal. Cela fait maintenant sept ans que Philippe Sarfati voyage aux quatre coins du monde. Dans un style revendiqué de photographe de rue, il immortalise pour chaque destination les bâtiments les plus célèbres qu’il visite dans leur plus simple appareil : celui de l’usage quotidien. Dans ce recueil de voyages, on trouve évidemment de l’architecture mais aussi la harangue d’un maraîcher territorial à Rotterdam, l’émerveillement d’une petite fille et de sa sœur sur le vieux port de Marseille, un arroseur photographié à Kanazawa, des mariés blasés à Anvers et des étudiants fatigués à Zurich. Philippe Sarfati dresse le portrait des architectures qu’il a croisées au travers de l’usage qu’en font les gens. Chaque page révèle un bâtiment, l’œuvre d’un architecte, souvent un grand nom. Sur l’image, des anonymes en font un lieu vivant.
Le photographe a coorganisé cet automne avec la conceptrice en communication Miruna Duru une exposition à l’Institut néerlandais de Paris. La scénographie, minimale, jurait presque avec le faste des moulures de l’hôtel particulier. Une sélection de photos était simplement placardée sur des panneaux de polycarbonate crochetés à une dizaine d’étais de chantier. Malin, ce système presque bricolé permettait à l’espace d’exposition de se transformer en espace de conférence en accrochant les cimaises plus haut sur l’étai. L’exposition a d’ailleurs donné lieu à trois tables rondes lors desquelles photographes et architectes ont été invités à discuter de leurs positions sur la représentation de l’architecture. Pourquoi l’image phare d’un bâtiment est-elle généralement vide de ses usagers ? De quoi les architectes ont-ils peur lorsqu’ils commandent un shooting inerte, sans vie, à l’instant de la livraison, avant que les usagers aient pu s’emparer du lieu ? L’architecture n’est-elle pas destinée à être habitée, vivante ?
L’image rendue est parfois imparfaite, floue. En noir et blanc, elle témoigne des moments qui naissent dans ces lieux, un retour d’expérience anonyme sur ces grands projets emblématiques et sur la façon dont les gens s’approprient l’œuvre des architectes. Des images vivantes à rebours de l’hyperréalité lisse et froide qui est devenue la norme des shootings commandés dès la livraison des bâtiments. Territories est l’aboutissement touchant d’une étape du parcours de ce jeune photographe prometteur.