L'urbanisme français dans la nasse à macrolots

Rédigé par Raphaël LABRUNYE
Publié le 18/10/2012

Ou va la ville aujourd'hui? Formes urbaines et mixités

Article paru dans d'A n°211

Sous l'apparente prudence que l'on connaît à son l'auteur, Où va la ville aujourd'hui ? Formes urbaines et mixité (1), le dernier ouvrage de Jacques Lucan fait déjà beaucoup parler de lui. Il faut assister à l'une des conférences-débats qu'il donne depuis plusieurs mois pour se rendre compte des vives discussions qu'il soulève. Sur le fond, il dénonce l'émergence en France, depuis une dizaine d'années, d'une forme urbaine générique : le macrolot. Dans le discours promotionnel des architectes et des investisseurs, ce mot résonne des meilleurs intentions du monde. À terme, la réalité pourrait pourtant contredire cet optimisme.



Jacques Lucan, Où va la ville aujourd'hui ? Formes urbaines et mixités, Paris, éditions de La Villette, collection Études & perspectives de l'école d'architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée, 208 pages, 26,50 euros.

Ce livre est né d'une commande de la Mairie de Paris, qui souhaitait mieux comprendre les pratiques opérationnelles urbaines récentes, tout en les replaçant dans une perspective historique. L'auteur se livre donc à une synthèse analytique et agréablement didactique, largement illustrée et organisée par une série de chapitres reprenant les grands moments de l'urbanisme en France. Si Jacques Lucan part sur les traces de ses propres travaux des années 1990-2000 sur la ville parisienne du XXe siècle (2), il a ouvert ici son champ d'observation sur un ensemble d'opérations d'envergure, à Paris comme en province, pour décrire les formes urbaines apparues ou mises en œuvre ces vingt dernières années.


Au regard de l'ensemble de la production immobilière en France, le corpus peut sembler restreint, mais il s'agit de projets très emblématiques, conduits par les architectes urbanistes les plus en vue : Nicolas Michelin à Metz et à Bordeaux, Jacques Ferrier à Montpellier, Christian de Portzamparc à Nantes, Herzog et de Meuron à Lyon, François Leclercq à Issy-les-Moulineaux et à Paris XIXe, Atelier 234 à Aubervilliers, Olivier Brénac et Xavier Gonzalez à Saint-Ouen, Patrick Chavannes à Boulogne-Billancourt, Christian Devillers à Strasbourg, etc.


1995, le tournant de l'îlot ouvert


Ce qu'observe Jacques Lucan sur l'ensemble de ces projets, c'est le développement du « macrolot Â». Le terme, couramment utilisé depuis quelques années, désigne une opération urbaine qui couvre un îlot complet, sous l'égide d'un même architecte coordonnateur, et souvent d'un même promoteur. Il se caractérise par la mixité sociale et programmatique, ainsi que par la mutualisation de certains espaces (parkings ou espaces extérieurs).


Le macrolot émerge au milieu des années 1990, alors que plusieurs opérations concomitantes vont proposer des formes urbaines et des structures opérationnelles innovantes, comme l'îlot Chassé-Terrain par OMA-Rem Koolhaas à Breda ou Euralille 2 par Xaveer De Geyter. Mais le véritable tournant se situe, selon Lucan, à Masséna, où Portzamparc est désigné lauréat en 1995 d'une consultation taillée pour lui dans la ZAC Rive-Gauche, à Paris XIIIe. Notre urbaniste Pritzker cherche à y combiner à la fois une harmonie urbaine d'ensemble et une diversité architecturale propre à chaque opération. Portzamparc l'appelle la « ville de l'âge III Â», qui succéderait à celle de l'âge I (la ville traditionnelle alignée) et à la ville de l'âge II (la ville moderne de la charte d'Athènes).


Lucan démontre clairement que c'est surtout une alternative aux ZAC parisiennes hyper réglées des années 1980, comme celle de Bercy (Jean-Pierre Buffi arch.) ou celle de Reilly (Roland Schweitzer arch.). À partir de ce tournant majeur, l'îlot ouvert devient la norme et l'échelle à laquelle sont régulées les fortes disparités des différents programmes.


Du prototype boulonnais vers des mégastructures


Après l'expérience d'Euralille 2, l'aménageur Jean-Louis Subileau va mettre en place, avec Patrick Chavannes comme urbaniste, le prototype du macrolot à Boulogne-Billancourt, sur les anciens terrains libérés par les usines Renault. Dans cette opération d'ampleur (70 hectares), le souhait est de concilier la mixité sociale (encouragée par la loi Solidarité Renouvellement Urbain de 2000), la mixité programmatique (pour éviter la « zonification Â» de la ville) et la diversité formelle (pour éviter l'homogénéité). La mise en place d'un urbanisme à l'échelle de l'îlot devient une solution opérationnelle efficiente : le macrolot permet, sous l'égide d'un coordinateur, d'associer logements libres et aidés, bureaux et commerces ou équipements. Les espaces non bâtis sont mis en commun et autorisent parfois un meilleur rendement par rapport aux règlements urbains.


L'opération du Trapèze à Billancourt peut cependant déjà être qualifiée d'archaïque au regard de ce qui va émerger par la suite. En effet, le modèle va être développé ailleurs en France, mais de manière bien plus complexe. Les opérations du Tripode à Nantes (Christian de Portzamparc arch.), de Port-Marianne-Jacques Cœur à Montpellier (Jacques Ferrier arch.), de l'îlot B3-C3 à Metz (Jean-Paul Viguier arch., Nincolas Michelin urb.) se caractérisent par l'émergence de véritables mégastructures, associant infrastructures de parkings, dalles de commerces, immeubles de logements libres et sociaux et parfois des bureaux.


Un tel degré de superposition programmatique suppose clairement une coordination à l'échelle de l'îlot. Les promoteurs, détenus par des capitaux privés (banques ou groupes de BTP), organisés autour d'un leader, y voient également l'opportunité de rationaliser les chantiers et d'atteindre une taille critique de rentabilité. Ils vont jusqu'à assurer la livraison en Vefa (vente en l'état de futur achèvement, c'est-à-dire clefs en mains) des logements sociaux et des équipements publics. Bailleurs et collectivités n'ont plus à assumer l'ensemble des lourdes tâches de maîtrise d'ouvrage. Les architectes y trouvent aussi leur intérêt par le biais de la commande directe ; issus en majorité de la génération qui a émergé dans les années 1980-1990 grâce au système de concours publics, ils se trouvent aujourd'hui les acteurs principaux de la production essentiellement privée de la ville.


Quelle évolutivité ?


Si l'efficience opérationnelle, la mixité et la diversité sont réunies, en quoi s'agit-il alors d'un problème ? Interrogé, Patrick Chavannes évacue rapidement la question : le macrolot, pour lui, n'est pas un sujet. Les solutions qu'il a mises en place dans le Trapèze permettent de préserver le rapport au sol et d'assurer les communications entre les îlots : la moitié des espaces extérieurs sont en pleine terre, les parkings sont rarement mutualisés et aucun socle de commerces ne vient isoler le cÅ“ur d'îlot.


A contrario, dans les exemples postérieurs à Boulogne-Billancourt analysés par Jacques Lucan, on voit nettement se profiler les mêmes problèmes que les villes sur dalles des années 1970. Les habitants copropriétaires y sont assignés à résidence car le montant des charges est rédhibitoire pour vendre leur bien. La question de la cohabitation avec un centre commercial de plusieurs milliers de mètres carrés, des résidences privées et des logements sociaux au sein d'une même entité reste posée, comme pour les Olympiades il y a quarante ans. C'est finalement la collectivité publique qui finit par assumer financièrement l'entretien de ces très coûteux espaces collectifs.


D'autre part, la création de ces isolats urbains interroge le devenir des parcours et des liaisons dans la ville. Pour Jean-Marc Bichat (Germe et Jam, architectes urbanistes), l'urbanisme du macrolot illustre une homogénéisation des savoir-faire et des réponses sur les formes urbaines de la densité. Les formes de cet urbanisme semblent d'abord le résultat direct d'un principe opérationnel. Selon lui, la conséquence majeure de ce type d'urbanisme est la disparition des échelons intermédiaires de l'urbanisme, en particulier la parcelle. La parcelle et sa construction forment un « ensemble Â» dont les combinaisons multiples peuvent composer un tissu urbain contemporain adapté aux situations de projet. « Cette parcelle, lieu de l'espace résidentiel, ajoute-t-il, c'est pourtant là où se font les usages (cours habitées, terrasses, jardins), et c'est l'échelle à laquelle peut s'organiser la mitoyenneté, synonyme de renouvellement et de stratification Â».


Sur ce dernier point, Jacques Lucan s'interroge sur les capacités d'une telle ville à se régénérer, en dehors du scénario ubuesque de la destruction complète de l'îlot. Antoine Viger-Kohler (agence TVK), qui a participé avec Pierre-Alain Trévelo à plusieurs consultations récentes de macrolots, estime qu'il s'agit d'un outil opérationnel efficace pour faire émerger des opérations complexes et de taille importante dans la ville dense. Il s'inquiète cependant du risque d'un faible engagement de la puissance publique, dès lors que l'on se situe hors des centres métropolitains. Il estime également que cet outil, appliqué de manière récurrente, tend à banaliser les propositions des concepteurs et à amenuiser le potentiel issu des spécificités des territoires. Pour Jacques Lucan, il en va de même des types architecturaux : l'immeuble de logements se réduit presque systématiquement au plot de 15 x 15 mètres, noyau de distribution centrale opaque et appartements dans les angles pour favoriser les doubles orientations (3).


Doxa ?


Jacques Lucan se garde bien de donner des leçons, et les alternatives présentées en fin d'ouvrage paraissent pour le moment peu définies. À l'île de Nantes, Alexandre Chemetoff a bien esquissé l'idée d'un urbanisme de « plan-guide Â», qui veut organiser la ville de manière plus itérative, au gré des évolutions du projet et des programmes. Mais il reste malgré lui dans le mode opérationnel inventé il y a quarante-cinq ans pour succéder aux ZUP (zones à urbaniser en priorité) : la ZAC, qui suppose un bilan, et donc une constructibilité et une programmation définies en amont…


Dans son ouvrage, Lucan s'attache plutôt à observer le phénomène des macrolots et à nous dévoiler les enjeux majeurs qu'il cache. Ce qu'il démontre surtout, notamment par des axonométries comparatives des projets, c'est le caractère générique de ces formes bâties à travers le pays. Comme à son habitude, la France s'enorgueillit de l'invention d'un principe et de son application « républicaine Â» sur tout le territoire. L'urbanisme des grands ensembles était devenu indiscutable car tout le monde y trouvait alors son intérêt (4). Ce n'est pas la moindre des qualités de ce livre que de briser cette doxa, cet « effet médusant Â» de l'opinion publique partagée sur les macrolots.



Notes

1. Jacques Lucan, Où va la ville aujourd'hui ? Formes urbaines et mixités, Paris, éditions de La Villette, col. Études & perspectives de l'école d'architecture de la ville & des territoires à Marne-la-Vallée, 208 p., 26,50 euros.

2. Jacques Lucan, Eaux et Gaz à tous les étages. Paris, cent ans de logement, Paris, Pavillon de l'Arsenal-Picard, 1992 ; et Paris des faubourgs. Formation, Transformation, Paris, Pavillon de l'Arsenal-Picard, 1996.

3. À propos de l'absence de stratification historique et d'évolutivité, voir aussi l'article de Françoise Fromonot, « L'urbanisme mondialisé à la française Â», d'a n° 205, décembre 2011, p. 26-33 ; et Raphaël Labrunye, « L'urbanisme Tupperware Â», Criticat n° 3, mars 2009, p. 114-123.

4 Collectif, « Les grands ensembles d'habitation et leur réhabilitation (1952-1992) Â», rapport de recherche, ministère de l'Aménagement du territoire, 1995-1997, deux volumes, 336 p. et 388 p.

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