Voiture BMW. Jeff Koons |
Dans
l'épisode précédent (d'a
n° 195), nous avons dépeint les « dessous » ayant permis de
relancer un grand palace parisien*. Mais il existe d'autres lieux et moments
autour desquels le Gotha cultive son entre-soi. Comme les réunions hippiques ou
les conseils d'administration, la culture et le patrimoine offrent tout un
éventail d'alibis où le prestige de l'adresse et le cadre architectural servent
le plus souvent de faire-valoir. Et quand l'art devient à la fois trophée
philanthropique et objet de transaction, de spéculation et d'abattement fiscal,
la communion des élites conjugue alors parfaitement l'utile et
l'agréable : la beauté, le marché, le pouvoir, les honneurs et le
respect !
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L'accès de « l'art pour tous » dans les musées de la République dépend souvent de la l'union entre une politique culturelle volontariste et un arsenal juridique soutenant l'acquisition d'œuvres d'art. Ces facteurs varient en fonction des époques : plus ou moins conservatrices, populaires, libérales ou mondialisées. Plusieurs dispositifs peuvent intervenir.
L'art et la manière
Il y a d'abord les dations, qui permettent de s'acquitter d'impôts par « dons » d'œuvres d'art. Pour les plus nantis, cette option présente l'inconvénient symbolique de transvaser des collections privées dans les collections publiques. Viennent ensuite les pratiques du mécénat. Elles permettent à des marques élitistes (luxe, mode, joaillerie) et à des entreprises plus ternes (banques, assurances, BTP) de (re)dorer leur blason à travers un événement ponctuel ou un soutien plus durable à une institution. Le slogan d'un partenaire de l'actuelle exposition Claude Monet résume bien l'idée : « Il y a des choses qui ne s'achètent pas ; pour le reste, il y a MasterCard » ! Ces pratiques n'alimentent donc en rien les collections publiques mais s'appuient sur elles. Enfin, méthode davantage inspirée d'une « philanthropie » à l'américaine (Frick, Getty, Guggenheim, Menil), des fondations privées peuvent se substituer aux musées nationaux et permettre aux mécènes de se mettre à leur propre compte. À des adresses prestigieuses et à un art connexe aux activités de l'entreprise, cette stratégie permettra de pérenniser l'entreprise dans le temps (« depuis 1752 ») et/ou dans l'espace (« Paris, France »). Des campagnes de médiatisation bien orchestrées finaliseront alors cet édifice de manière à rehausser l'image de leurs fondateurs, dépeints en érudits hommes de l'art, sincères dans la diffusion publique de leur collection, avisés dans leurs spéculations comme dans leurs défiscalisations – et donc acteurs incontournables du marché international.
Vous-même en avez forcément déjà entendu parler. L'oligarque russe Roman Abramovitch en proposait pour sa part une fable qui aurait pu être de La Fontaine : « Connaissez-vous la différence entre un rat et un hamster ? Il n'y en a pas : c'est juste une question de relations publiques ! » Et d'acheter dans la foulée deux œuvres importantes de Francis Bacon et de Lucian Freud ! Sous forme de saynètes, ce théâtre symbolique imite donc les rites de l'autoproclamée « bonne société » à travers les codes du business as usual – avec son esprit de compétition, de risques excitants, de variations de cotes quasi boursières et de spéculations aux différentiels vertigineux qu'aucune OPA ne permettrait. C'est d'ailleurs ce que rappelaient Harry Bellet, critique d'art au Monde, et son acolyte Marc Roche, correspondant du quotidien à Londres et spécialiste des marchés financiers. Selon eux, les gérants de fonds spéculatifs ont trouvé là « un nouveau terrain de jeu dans lequel les perspectives de plus-values sont devenues le meilleur argument de vente ». Il est vraiment impressionnant de voir la vitesse avec laquelle l'image de l'art et de la culture renvoie désormais, dans le système républicain pourtant héritier de la Révolution de 1789, à une dépendance non pas subie mais bel et bien choisie à l'égard du mécénat privé et de toutes ses « libéralités ».
L'art des traders et des oligarques
Cet état de fait coïncide d'ailleurs parfaitement avec le souhait de l'actuel ministre de « passer de la culture pour tous à la culture pour chacun ». Ce glissement sémantique dépasse de loin le « mieux-disant culturel » qu'accueillait de ses vœux son prédécesseur, François Léotard, lors de la privatisation de TF1. Des opéras promis par Bouygues à heure de grande audience, on passe à un marché du jeu vidéo pesant 50 milliards d'euros !
Car la « culture pour chacun » symbolise également le retour à une fracture sociale que certains présentent déjà , non sans humour, comme une « contre-révolution culturelle ». D'un côté, une confiture pour cochons composée d'entertainment « mainstream » distribué par TNT, 3G ou ADSL. De l'autre, une exception culturelle pour initiés et/ou nantis. Il peut toutefois y avoir cumul. Des campagnes de restauration du château de Versailles financées par Vinci permettent d'exposer Murakami aux enfants et aux touristes comme une attraction culturelle ; mais les grilles fermées, ces deux toilettages illuminent les fêtes privées de marchands d'art et de multinationales !
On nous opposera évidemment l'argument de la rentabilité et de la bonne gestion du bien public. Or il ne s'agit pas seulement d'une question de marchandisation du musée telle que l'avait relevée Rem Koolhaas en marge de son projet pour le musée de l'Hermitage à Saint-Pétersbourg. Certes, la réouverture du Centre Pompidou en 2000 a bien mis en évidence ce changement. Exit le musée populaire et l'usine culturelle avec sa cafét' bon marché, bonjour le show-room institutionnel avec présentation de la BMW griffée par Jeff Koons, son restaurant Costes très branché, sa boutique Printemps-design et sa librairie Flammarion (également présente à Metz). Répondant aux exigences de ses clients, l'État n'hésite d'ailleurs pas à louer d'autres segments plus classiques (Orsay, Louvre, Grand Palais) ou plus underground (palais de Tokyo, Cité de l'architecture ou bientôt l'antenne Pompidou-Alma récemment remportée par Lacaton-Vassal).
C'est dans ce « détournement » de biens publics que, le soir venu, ces hauts lieux semblent accueillir d'éphémères ghettoïsations du Gotha. Pour ne rien dire de la migration, pourtant très révélatrice, des galeries parisiennes ces cinq dernières années, l'arrivée à Paris de Larry Gagosian – « un requin, une machine à manger » qui « excelle [dans] la chasse aux milliardaires », si l'on en croit Peter Schjeldahl et Harry Bellet – signalerait néanmoins trois choses au moins. D'abord, la reconnaissance de l'art contemporain comme l'égal des arts classique et moderne. Ensuite, la fabrication et l'annexion de cet art par les élites tant par son déménagement dans les beaux quartiers que par l'élevage de certains artistes fabriqués sur mesure. Enfin, que ses alliances avec son challenger français Emmanuel Perrotin ou ses partenariats avec le concept store Colette ou la galerie Seguin pour présenter Jean Prouvé, peuvent offrir une diversification de produits vintage et de clients nouveaux riches.
Qu'il est donc loin le temps d'une Fondation Cartier « décalée » à Jouy-en-Josas ou de la programmation atypique de Hervé Chandès dans le bâtiment de Jean Nouvel ! Désormais, dans les bastions ô combien symboliques des Hauts-de-Seine, à peine annulée la Fondation de François Pinault sur l'île Seguin, c'est celle de Frank Gehry pour Bernard Arnault qui entend prendre le leadership. Du coup, devant le fier drapeau breton flottant désormais sur le double fief vénitien de Pinault rénové par Tadao Ando, il faudra méditer la véritable prise d'otages que traduisent plus modestement les tournées mondiales des stands mobiles pour Hermès (Didier Faustino) ou Chanel (Zaha Hadid). Puissions-nous nous prémunir du syndrome de Stockholm !
The Social Network
Les cotes de l'art contemporain et de l'architecture branchée qui l'accueille sont donc devenues de nouveaux signes de reconnaissance des jeunes élites. Harry Bellet annonçait récemment plus de « 1,2 milliard [de dollars] de ventes d'art en dix jours à New York », soit « trois cents ans de budget d'acquisitions du Centre Pompidou » !
Comme en ce qui concerne la construction des palaces (voir d'a 195), là aussi on gagne à déchiffrer les stratégies, motivations et investissements « historiques » qui y président. On a dépassé depuis bien longtemps le stade du simple mécénat d'expositions à l'enseigne de divinités grecques (Hermès ou Artémis) ou de discrets monogrammes (YSL, G ou LV) ! Encerclée par les nouveaux palaces du Shangri-La, du Mandarin oriental et du Peninsula, la « colline des musées » à Chaillot nous donne un aperçu de cette nouvelle ère. La Cité de l'architecture, le musée Galliera, la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, le musée d'Art moderne de la Ville de Paris, le palais de Tokyo ou le futur Centre Pompidou-Alma y forment un « pôle d'excellence » en plein XVIe arrondissement. Ces établissements constituent de nouveaux lieux lounge où les retours d'ascenseurs sont aussi rapides que les chaises musicales… et bien évidemment sans aucun conflit d'intérêt !
C'est ainsi que, ces dernières années, on a pu assister à un manège généralement plus discret. Bien des chemins mènent à Jean-Jacques Aillagon, ancien président du Centre Pompidou de 1996 à 2002, puis ministre de la Culture de Jacques Chirac. En 2004, il devient conseiller du milliardaire chiraquien François Pinault et directeur du Palazzo Grassi à Venise. Récemment reconduit à la tête de l'établissement public du château de Versailles qu'il dirige depuis 2007, Mr. Aillagon y a instillé de nouvelles festivités $select$ inspirées par diverses initiatives du musée du Louvre. Autour d'expositions d'artistes comme Jeff Koons (2008) ou provenant de l'écurie d'Emmanuel Perrotin, proche de l'ancien ministre de la Culture Jacques Toubon – Xavier Veilhan (2009) et Takashi Murakami (2010) –, le succès est au rendez-vous. Deux « clones » de Mr. Aillagon reprennent d'ailleurs son flambeau. Passé par le Centre Pompidou-Paris, Laurent Le Bon est à la fois directeur du Centre Pompidou-Metz (terre natale de Mr. Aillagon) et commissaire de l'exposition Murakami à Versailles. Quant à Martin Bethenod, il marche tout autant dans les pas de son pair : sous Chirac, il suit Mr. Aillagon de la direction des Affaires culturelles de la Ville de Paris au Centre Pompidou pour devenir délégué aux Arts plastiques sous son ministère. Après un passage stratégique au commissariat général de la Fiac – tremplin à un réseau plus cosmopolite et privé –, il dirige depuis cet été les deux établissements de la Fondation Pinault à Venise. Dans le monde de la cooptation diffuse, c'est notamment à ce titre qu'il était invité à devenir le commissaire des Nuits Blanches 2010. Organisées par Christophe Girard, cet adjoint au maire de Paris en charge de la culture, a pour sa part été formé chez Saint Laurent dès 1975 où il devient directeur général en 1997. Mais après un désaccord avec le très têtu Pierre Bergé en 1999, il rejoint le groupe rival LVMH comme directeur de la stratégie mode. Son CQFD : l'invitation par le directeur de la Fondation Pinault aux Nuits Blanches résonne donc comme un pacte de non-agression – d'autant que, juste retour des choses, l'espace d'art Vuitton sur les Champs-Élysées était judicieusement partenaire de l'événement.
La carte et le territoire
Sur les champs de courses comme ailleurs, les enjeux engageant les nantis sont toujours négociés en off. Or, malgré l'inflation de reportages à la télévision ou dans la presse people, l'accès aux garden parties de la VIP Society, aux ventes chez Christie's, Sotheby's ou Phillips & De Pury, est par définition interdit à la plèbe. Provoquant chez le quidam le malaise d'être « de trop », il en allait presque de même des soirées privées organisées en janvier dernier autour de l'exposition d'un peintre prometteur chez un ami des arts académicien : j'ai nommé le très pedigree Pal Sarkozy chez le très royal Cardin ! (L'exposition à la Maison européenne de la photographie de l'ancien attaché de presse du couturier et talentueux photographe du groupe L'Oréal, François-Marie Banier, a quant à elle été reportée.)
Extrême, la ségrégation sociale peut même être interne puisqu'un carré VIP peut toujours cacher un VIP au carré – phénomène confirmé lors des vernissages privés de l'exposition Murakami à Versailles entre détenteurs des cartons or et argent ! Autre exemple récent : l'esclandre du collectionneur genevois Pierre Huber, furieux de ne pas être admis à la matinée très select de la foire londonienne Frieze, alors qu'il consacre 10 millions de dollars par an à ses acquisitions : seulement !
Car les foires d'art contemporain sont les autres événements artistiques majeurs où, selon Harry Bellet « l'argent compte au moins autant que l'art ». La Foire de Bâle reste LE lieu de rencontre du gratin des collectionneurs. Rappelons que son dédoublement outre-Atlantique avec Art Miami était devenu le terrain de chasse où (au moins) un employé de la banque suisse UBS incitait des fortunes américaines à l'évasion fiscale ! Ces instants volés, où l'art sert d'alibi aux élites, se démultiplient. Dans La Carte et le Territoire, dans une envolée civilisationnelle et financière des toiles de son personnage Jed Martin, Michel Houellebecq comparait le partage du monde de l'art par Jeff Koons et Damien Hirst à celui de l'informatique par Steve Jobs et Bill Gates. Quant à Jean Clair, ancien directeur du musée Picasso, il critiquait dans Le Monde un « art des traders » compromettant les institutions muséales de la nation. Roxanna Azimi, journaliste du même quotidien, lui opposait quant à elle la ritournelle habituelle : en France, l'« argent privé reste un gros mot, alors même que l'État indigent ne peut plus porter de projets culturels ».
S'il s'agit bien de comprendre l'économie de la culture dans notre République, dénoncer l'indigence devrait également questionner l'orientation de réalisations comme celles de Shigeru Ban (Beaubourg-Metz), de SANAA (Louvre-Lens), de Rudy Ricciotti (département d'Art islamique, Louvre-Paris) ou de Jean Nouvel (Louvre-Abou Dhabi). Face à ces franchises inspirées des musées Guggenheim, pourquoi affirmer, comme pour le traité de Lisbonne ou la réforme des retraites, qu'il n'y a pas de plan B face à l'OPA philanthropique des élites sur l'art ? La crise a vraiment bon dos pour justifier les réceptions d'ambassadeurs ou les vernissages d'artistes spéculatifs, au moment même où seront annoncés des licenciements massifs ou la distribution de dividendes historiques ! Après le rachat de 17 % d'Hermès par Bernard Arnault, on attend avec impatience de voir ce que Suzanne Pagé, ancienne directrice chiraquienne du musée d'Art moderne de la Ville de Paris, fera de la Fondation LVMH sur un lieu d'acclimatation tout choisi : Neuilly. À suivre…
* Erratum : ce n'est pas à François mais à Frédéric Mitterrand que mention était faite dans ce premier épisode.
> À lire :
Judith Benhamou-Huet, Les Œuvres d'art les plus chères du monde, Paris, éditions du Chêne, 2010, 288 p., 39,90 €.
Pierre Bourdieu & Hans Haacke, Libre-échange, Paris, Le Seuil/Les Presses du réel, 1994, 146 p., 15 €.
Aymeric Mantoux, Voyage au pays des ultra riches, Paris, Flammarion, 2010, 290 p., 20 €.
Relances
Les gérants de fonds spéculatifs ont trouvé « un nouveau terrain de jeu dans lequel les perspectives de plus-values sont devenues le meilleur argument de vente ».
Nouveaux signes de reconnaissance des jeunes élites : les cotes de l'art contemporain et de l'architecture branchée qui l'accueille.
En France, l'« argent privé reste un gros mot, alors même que l'État indigent ne peut plus porter de projets culturels ».
Pourquoi affirmer qu'il n'y a pas de plan B face à l'OPA philanthropique des élites sur l'art ?
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