Le futur d’hier, aujourd’hui. Entretien avec Jean-Louis Cohen.

Rédigé par Guillemette MOREL-JOURNEL
Publié le 31/08/2012

L'architecture du futur depuis 1889

Article paru dans d'A n°211

Depuis Space, Time and Architecture de Sigfried Giedion, publié en 1941, on ne compte plus les livres d'histoire de l'architecture moderne. Mais passé l'épopée des premières années, puis celle des grandes remises en question, il est temps d'aborder cette histoire autrement. C'est ce à quoi s'est attaché Jean-Louis Cohen avec L'Architecture du futur depuis 1889 paru cet été. Un ouvrage qui devrait s'imposer comme une référence pour comprendre une des plus fascinantes périodes de l'invention architecturale.



Jean-Louis Cohen, The Future of Architecture: Since 1889, Phaidon Press Ltd, 528 p., 60 euros.





DA : En quoi votre livre se différencie-t-il des nombreuses histoires de l'architecture du XXe siècle ?

Jean-Louis Cohen : Les premières histoires de l'architecture du XXe siècle furent publiées à la fin des années 1920 et beaucoup de béton est passé sous les ponts depuis. Comme celles qui ont suivi – je pense par exemple à l'Histoire critique de Kenneth Frampton –, elles furent des histoires militantes, qui entendaient soutenir le projet collectif de ce qu'il est convenu d'appeler le Mouvement moderne, en en caricaturant au besoin les stratégies, et en tout cas en identifiant le plus souvent modernité et politiques « progressistes Â».

Dans l'ensemble, ces histoires ont souvent procédé par exclusion de courants considérés comme marginaux ou de scènes jugées trop exotiques. Seuls trouvent encore crédit à mes yeux les ouvrages déjà anciens de Reyner Banham et Manfredo Tafuri, bien que je ne méconnaisse pas les défauts de ce dernier. J'ai tenté de prendre le contre-pied de ces démarches, par exemple en évoquant les Å“uvres des traditionnalistes, qui constituent un des courants les plus actifs de la production mondiale ; ou en insérant dans le récit les postmodernismes cycliques apparus dans les années 1930 en Allemagne et en Russie, puis à nouveau dans les années 1950 et, bien entendu, autour de 1980, sans pour autant mettre en cause le mouvement de fond de la modernisation.


DA : Pourquoi écrire ce livre maintenant ?

JLC : J'ai écrit ce travail en quelques mois, mais à partir de l'expérience d'une quinzaine d'années d'enseignement, pendant lesquelles j'étais frustré de devoir inclure dans ma bibliographie des titres avec lesquels j'étais en désaccord. Pour le dire simplement, j'ai écrit le livre que j'aurais aimé trouver alors.


DA : À quel programme intellectuel répond-il ?

JLC : Je ne suis pas un intégriste de l'architecture moderne, et surtout pas de celle, sectaire, privilégiée par Nikolaus Pevsner ou Sigfried Giedion. J'ai donc élargi le champ mais aussi insisté dans mon découpage sur les structures de la continuité et sur l'importance des épisodes en général considérés comme des stases ou des taches blanches, à commencer par les guerres mondiales.

J'ai également introduit dans le récit des aires géographiques proches comme la Tchécoslovaquie ou la Palestine, ou plus lointaines, comme le Brésil, ainsi que les territoires coloniaux. Apparaissent ainsi des édifices pouvant être considérés comme de « série B Â», pour utiliser les catégories de Hollywood, mais dont la présence permet de mesurer la vitesse de la circulation des paradigmes modernes. J'ai donc tenté de retracer dans un même tableau les épisodes expérimentaux, les phénomènes de dissémination et de réception, et les formations nationales et locales. Trop ambitieux sans doute pour un texte d'environ 560 pages manuscrites, dont le propos est parfois rapide.

Je me suis efforcé de penser les objets architecturaux ou urbains dans leurs qualités spatiales et esthétiques, sans les dissoudre, en les considérant comme de purs objets médiatiques (ce que font nombre d'auteurs aujourd'hui), mais sans les réduire à de simples formes. Ainsi, le tressage entre stratégies architecturales, programmes politiques et positions culturelles est-il une structure traversant un récit qui n'est pas une épopée, ou une narration serpentant entre les situations nationales ? En effet, celles-ci persistent en dépit de la tendance à l'internationalisation, et mettent au jour les hégémonies changeantes qui se sont exercées sur elles depuis la fin du XIXe siècle.


DA : Le discours tenu par les illustrations est particulièrement prégnant. Quel en était l'objectif et comment a-t-il été conçu ?

JLC : Parallèlement à l'écriture du texte, j'ai constitué une base de données avec les images les plus pertinentes, qui combinaient dessins, photographies anciennes ou contemporaines, pages de publications et diapositives récentes, sans oublier certains portraits révélateurs d'architectes ou de groupes. À l'origine, ces documents se trouvent dans les vues utilisées pour mes cours.

L'enjeu contradictoire était de renouveler le regard sur un corpus trop souvent illustré par des documents convenus, sans pour autant négliger des illustrations dont l'absence aurait été incompréhensible.

L'apport d'un éditeur globalisé comme Phaidon a ensuite été fondamental pour l'acquisition des droits mondiaux sur près de 600 documents, qui a mobilisé deux personnes durant un an. C'est en effet tout le corpus visuel de l'architecture dessinée et bâtie qui a changé en cent vingt ans, comme jamais auparavant.



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