La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950 d'Estelle Thibault |
Trois ouvrages remarquables publiés récemment inscrivent la théorie architecturale dans la pensée scientifique. Force est de constater que la pensée par l'image est chaque fois au cœur des réflexions. L'analogie est nommément le fil conducteur de l'ouvrage de Jean-Pierre Chupin et elle imprègne fortement les analyses de La Géométrie des émotions, d'Estelle Thibault. L'analogie se retrouve également dans les projets abordés dans Mathématiques et architecture, même si l'imagerie qui est au cœur de cet ouvrage est informatique. Il nous a semblé intéressant de les parcourir ensemble afin d'établir des résonances mettant en relief la tendance épistémologique actuelle qui revendique l'image en tant que lieu irremplaçable de réflexions, d'inventions et de découvertes.
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La
Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de
l'architecture en France, 1860-1950
d'Estelle Thibault
L'ouvrage d'Estelle Thibault
est passionnant parce qu'il fait sortir de l'oubli une forme de
réflexion quasiment oubliée de la recherche architecturale
contemporaine : l'esthétique. L'étude commence à la
seconde moitié du XIXe
siècle, lorsque l'esthétique, devenant plus scientifique,
privilégie la physiologie de la perception au détriment du monde
obscur de l'imagination. Les auteurs abordés sont dans la grande
majorité des enseignants ayant produit presque exclusivement des
ouvrages théoriques. L'ensemble ouvre un univers de réflexion peu
connu et pourtant doté d'une véritable cohérence. L'une des
grandes surprises de cette enquête, et non des moindres, provient du
fait que ces théoriciens en quête de rigueur scientifique font pour
ainsi dire tous appel à l'antique analogie anthropomorphique. Le
corps de bâtiment fait sens en évoquant le corps humain.
L'apparente naïveté de cet anthropomorphisme se dissipe à la
lumière de la logique des esthétiques scientifiques.
La
Géométrie des émotions
rappelle que le savoir scientifique, notamment physiologique, ne se
limite pas à développer une méthode rationnelle d'observation,
il ouvre un monde, celui des dynamiques internes à la nature :
énergie, ondes, vibrations, magnétisme, électricité, flux
neurologique, intensité de l'émotion. C'est ce monde secret,
quasi magique, que les architectes « scientifiques »
cherchent à habiter. Une des questions principales est celle de
savoir comment saisir cet univers invisible. L'appareil
physiologique y est décrit comme un « récepteur et
transmetteur d'ondes » soumis à la « structure
d'analogie hertzienne ». Même si la perception passe par
l'œil, c'est l'ensemble du corps qui est activé par
« vibration sensorielle ». La physiologie de la
perception fonctionne ainsi
avec l'impression
d'empathie. Le corps de celui qui regarde entre en communion avec
le corps de bâtiment afin de vivre les forces, énergies ou
pesanteur qui agissent de l'intérieur. L'énergie de l'esprit
peut alors mystiquement fusionner avec les énergies de la nature.
Il peut paraître étonnant
aujourd'hui que
l'exploration de l'univers scientifique n'ait pas abouti Ã
l'émergence de nouvelles esthétiques architecturales. Ces
architectes théoriciens reconduisent pour la plupart le modèle
antique avec ses bandeaux, colonnes, corniches ou saillies. Il semble
que pour eux cet univers impénétrable doive rester secret, au
risque de perdre son âme. C'est à travers ces énergies
invisibles que le voyant entre en empathie avec le corps de bâtiment.
Par réciprocité, il semble évident que la morphologie de l'édifice
évoque discrètement le corps humain. L'antique anthropomorphisme
architectural, jusqu'alors limité aux ordres classiques, gagne
l'ensemble du corps architectural. L'analogie peut être formelle
ou plus abstraite, en évoquant des gestuelles signifiantes.
L'ouvrage se conclut sur
l'analyse de la période de L'Esprit
nouveau de Le
Corbusier et de Formes,
composition et lois d'harmonie
d'André Lurçat. L'architecture est « désormais conçue
comme art de l'espace ». Penser l'architecture dans
l'espace s'oppose intrinsèquement à la saisie de l'architecture
en tant que corps. Espace, volume, lumière, cadrage produisent une
esthétique de l'abstraction, du vide et de la mise à distance,
qui ignore tout de la vie intérieure des êtres et des choses.
L'analogie humaine disparaît. C'est dans cette nouvelle
esthétique de l'espace que la pensée de Lurçat, persistant dans
la théorisation des énergies, peut paraître paradoxale. Ne faisant
plus appel à l'analogie humaine, il reconduit les schémas
vectorisés de forces qui animent l'édifice de l'intérieur.
C'est à la lumière de Mathématiques et
architecture que
cette persistance va prendre tout son relief, dans la mesure où
c'est par l'informatique que l'univers des flux, des ondes et
la vectorisation de la forme vont retrouver un second souffle, mais
aussi une nouvelle réalité, celle du virtuel.
Analogie et théorie en architecture. De la vie, de la ville et de la conception, même de Jean-Pierre Chupin
Analogie
et théorie en architecture…
prend la forme d'une enquête proliférante dont il est, Ã
première vue, difficile d'identifier les contours. La notion
d'analogie en ressort beaucoup plus complexe et profonde que ne le
veut le sens commun. Les critiques de l'analogie, que Chupin ne
manque pas de mentionner, paraissent bien faibles, comparées à la
puissance de cette figure incontournable de la connaissance. Elle
devient la « grande matrice » de la création
architecturale.
L'ouvrage surmonte la rupture
entre l'univers scientifique et la poétique, avec les armes de la
science, cognitive cette fois. De nombreux ouvrages de cette science
récente sont convoqués afin d'éclairer l'ampleur des rapports
entre analogie et connaissance. Motrice d'une dynamique de la
pensée, l'analogie permet de situer la signification entre raison
et intuition. La conception analogique utilise des « images
provenant de la nature, de la peinture ou de la sculpture, de
bâtiments existants et ainsi de suite ; de façon Ã
"déclencher" des idées dans l'esprit du concepteur » (p.195).
L'anthropomorphisme si présent dans La
Géométrie des émotions
est ici quasi absent.
Trois formes d'analogie
structurent la démonstration. La première concerne l'analogie
biologique qui, en architecture, agit depuis le XIXe
siècle. Elle peut agir par ressemblance formelle ou sur le plan de
l'idée ou d'un processus. L'« architecture digitale »
puiserait encore aujourd'hui ses sources dans les connaissances
biologiques. Sa finalité n'est pas d'imiter mais d'activer
l'imagination, faculté au moins aussi importante que le jugement,
selon Jean-Pierre Chupin. Pour preuve, si la ville a souvent été
comparée à la structure cellulaire, l'auteur rappelle que le
terme de cellule provient du latin cellula,
signifiant une petite pièce. C'est à partir de cet exemple que
l'auteur se plait à imaginer l'intuition de la forme en double
spirale de l'ADN Ã l'aide de l'escalier de Chambord, de forme
similaire. Les sciences cognitives ont démontré que la construction
de la connaissance, en architecture comme en science, passe également
par l'image.
La deuxième approche de l'analogie explore la pensée d'Aldo Rossi et la théorie de la « ville analogue ». Adepte de logique et de mathématiques, le célèbre architecte italien est également fasciné par la pensée analogique. Selon lui, « la connaissance ne "change pas le monde" si l'imagination n'aide pas à la concrétisation » (p.160). C'est à la lumière d'une lettre de Jung à Freud traitant de l'analogie en tant que forme archaïque de pensée inexprimable en mots, imagination silencieuse méditant des thèmes du passé, que Rossi aurait saisi la puissance de l'analogie dans l'imagination architecturale. L'analogie est davantage considérée en tant qu'expérience psychologique qu'image. L'histoire de l'architecture n'est plus un simple répertoire, mais « une série d'objets affectifs mobilisés par la mémoire lors de la conception du projet : comme une "méditation des thèmes du passé" » (p.163).
La troisième enquête concerne
l'utilisation de la modélisation informatique pour schématiser
les processus de la conception architecturale. Chupin rappelle que la
notion de « conception » apparaît dans les années
soixante afin de saisir le projet en tant que processus plutôt qu'en
terme de composition. Cette mutation fut sollicitée par des
objectifs pragmatiques et par l'utilisation des procédés
technologiques et informatiques naissants. Au cours de la décennie
1960-1970, la pensée humaine est redéfinie en termes cognitifs par
la cybernétique, « science des analogies maîtrisées entre
organismes et machines », selon son créateur Norbert Wiener.
Les schémas arborescents, analogues à ceux des calculs
informatiques, permettent de spatialiser les différents paramètres
quantifiables d'un projet sans passer par un agencement de formes.
Le programme architectural, isolé de la disposition spatiale, gagne
son autonomie en mettant en relief des connexions complexes entre les
paramètres.
Les recherches des années
soixante-dix en sciences des systèmes et de l'artificiel
démontrent le rôle crucial d'un « générateur primaire »
qui « projette une solution préconçue, qui lui est propre, et
semble indépendante et étrangère à la situation problématique » (p.244).
L'analyse rationnelle d'une situation est impossible sans
l'action de ce « générateur primaire » dans la mesure
où il permet de structurer la perception même de la situation.
Cette solution, souvent provisoire, permet de cheminer vers la
solution finale.
Chupin conclut en évoquant la
multiplicité des générateurs qui animent l'imaginaire
architectural provenant des confins de l'informatique et de la
biologie : mutations, code génétique, hybridation, membranes,
métabolisme, etc. Dans ces conditions, la culture numérique
peut-elle vraiment se passer de la culture analogique ?
Mathématiques et architecture de Jane et Mark Burry
Le livre présente des projets
contemporains dans lesquels mathématiques et architecture sont
articulées à travers la modélisation informatique. La
particularité du corpus est de rassembler des créations
« numériques » quasiment toutes réalisées. L'enquête
débute en rappelant qu'en architecture, la place des mathématiques
n'est pas nouvelle, la métaphysique des nombres jalonne déjà les
dix livres d'architecture de Vitruve. Toutefois, depuis deux
siècles, la création architecturale
apparaît
réactionnaire si on la compare
aux recherches
mathématiques, révolutions géométriques et nouvelles perceptions
de l'espace développées parallèlement.
Ces conquêtes libérant de l'espace statique euclidien à deux dimensions peuvent intégrer aujourd'hui la conception architecturale grâce à l'informatique. Globalement, il s'agirait de sortir du dogme rectiligne moderniste déjà engagé par des ingénieurs comme Pier Luigi Nervi et Frei Otto. Avec ses surfaces paraboloïdes hyperboliques, Gaudà reste le prophète incontesté de la création mathématique contemporaine. La modélisation informatique permet de concevoir directement dans un espace à trois dimensions et plus, car la dynamique du virtuel intègre le temps et les déformations vectorisées. Plus profondément, l'informatique a en elle-même une influence sur les mathématiques. Ces nouveaux systèmes complexes, interactifs, chaotiques, imprévisibles, paramétriques, fractals, modélisables par informatique, deviennent naturellement le moteur de la création architecturale.
L'ouvrage offre un glossaire
très utile identifiant
différents termes
souvent rencontrés dans l'univers intellectuel des « architectures
numériques ». Ces définitions sont accompagnées de figures
informatiques claires, rapportant chaque concept à sa dimension
mathématique et spatiale. Ce glossaire est plus qu'un glossaire :
en isolant les nouvelles figures mathématiques, il synthétise la
substance de l'ouvrage et ses limites.
Si la profonde association entre mathématiques et architecture doit ouvrir un nouveau monde architectural, l'ensemble des projets présentés montre que l'apport mathématique n'est pas suffisant. Les quelques réalisations fondées uniquement sur des étrangetés mathématiques sont architecturalement de peu d'intérêt. Croire que l'espace virtuel est similaire à l'espace physique rappelle en miroir l'analogie entre le corps architectural et le corps humain identifiée par La Géométrie des émotions. On retrouve la même idée de fusion entre deux milieux de nature totalement différente, sous-tendue d'ailleurs par le même univers scientifique des flux, des ondes, des énergies. Toujours est-il que cette confusion magique pose les limites des rapports entre les mathématiques et l'architecture.
En observant d'un peu plus près
les projets présentés, on s'aperçoit que les réalisations
probantes sont celles qui, bien que faisant référence à une
logique non cartésienne, font également appel à des analogies
organiques. Les auteurs mentionnent d'ailleurs ce passage par la
métaphore. « Les systèmes artificiels sont maintenant classés
en fonction de leur capacité à imiter les systèmes biologiques… » (p.11).
Ils rappellent également que les ingénieurs créateurs de la
seconde moitié du XXe
siècle ont déjà utilisé des analogies physiques évoquant des
systèmes dynamiques.
Cette médiation se retrouve dans les projets
saillants qui utilisent l'analogie biologique pour transfigurer les
modèles algorithmiques. Ils cautionnent involontairement l'idée
de « générateur primaire » chère à Chupin. Ce passage
par l'analogie n'est pas étonnant dans la mesure où la
cybernétique est née à partir de l'analogie entre la technologie
et l'organique. Aux confins des mathématiques et de l'organique,
cette nouvelle organicité est d'ailleurs fascinante. Ces projets
d'un biomorphisme étrange fascinent parce qu'ils semblent animés
d'une logique mathématique dont la complexité devient naturelle.
Curieusement, c'est cette abstraction qui confère une intimité
poétique à la forme ; lorsque les performances démultipliées
de la technologie permettent d'inventer de nouvelles créatures quasi
naturelles.
La métaphore des « yeux du calice » de la gare centrale de Stuttgart, conçue par Ingenhoven Architects, éclaire ainsi de sa poétique un projet dont l'économie structurelle provient par ailleurs de l'efficacité informatique. L'image de la chair d'un fruit et l'évocation du papillon animent le pavillon Seroussi d'Alisa Andrasek prenant la forme d'un être organique fantastique. Si ce projet provient incontestablement d'une réflexion sur les possibilités paramétriques et la physique subatomique, il n'en reste pas moins que l'analogie reste le « générateur primaire ».
En ces temps où l'architecture semble de plus en plus rattrapée par les logiques scientifiques, ces trois ouvrages problématisent opportunément cette tendance, mais chacun à sa manière. Volontairement ou non, ils révèlent que l'architecture n'est pas une science. C'est même en cherchant de plus près la scientificité qu'apparaît discrètement mais sûrement l'irrationnel. Afin de rendre habitable l'univers abstrait et invisible des sciences, l'intuition sensible finit toujours par s'imposer. L'architecture restera toujours une chose… poétique !
La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950, par Estelle Thibault, Mardaga, 2010, 271 pages, 35 euros.
Analogie et théorie en architecture. De la vie, de la ville et de la conception même, par Jean-Pierre Chupin, Infolio, coll « Projet et théorie », 2010, 38 pages, 30 euros.
Mathématiques et architecture, Jane Burry + Mark Burry, Actes Sud, coll « Architecture », 2010, 272 pages, 42 euros.
Dum Dum, Lukasz Wojciechowski, éditions çà & là 21 x 15 cm, 272 p., 25 euros [...] |
La couleur des choses, Martin Panchaud, Éditions çà et là , 17 x 23 cm, 236 p., 24 euros [...] |
Que notre joie demeure, Kevin Lambert, éditions Le Nouvel Attila20 x 14 cm, 368 p., 19,50 euros. [...] |
Tentatives périlleuses, Treize tragédies architecturales, Charlotte van den Broeck, Héloïse d’… [...] |
La Grande révolution domestique, Dolores Hayden, Éditions B4214 x 22 cm, 376 p., 29 euros. [...] |
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