La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950 d'Estelle Thibault

Rédigé par Arnaud FRANÇOIS
Publié le 13/09/2011

La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950 d'Estelle Thibault

Article paru dans d'A n°198

Trois ouvrages remarquables publiés récemment inscrivent la théorie architecturale dans la pensée scientifique. Force est de constater que la pensée par l'image est chaque fois au cœur des réflexions. L'analogie est nommément le fil conducteur de l'ouvrage de Jean-Pierre Chupin et elle imprègne fortement les analyses de La Géométrie des émotions, d'Estelle Thibault. L'analogie se retrouve également dans les projets abordés dans Mathématiques et architecture, même si l'imagerie qui est au cœur de cet ouvrage est informatique. Il nous a semblé intéressant de les parcourir ensemble afin d'établir des résonances mettant en relief la tendance épistémologique actuelle qui revendique l'image en tant que lieu irremplaçable de réflexions, d'inventions et de découvertes.

La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950 d'Estelle Thibault

L'ouvrage d'Estelle Thibault est passionnant parce qu'il fait sortir de l'oubli une forme de réflexion quasiment oubliée de la recherche architecturale contemporaine : l'esthétique. L'étude commence à la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l'esthétique, devenant plus scientifique, privilégie la physiologie de la perception au détriment du monde obscur de l'imagination. Les auteurs abordés sont dans la grande majorité des enseignants ayant produit presque exclusivement des ouvrages théoriques. L'ensemble ouvre un univers de réflexion peu connu et pourtant doté d'une véritable cohérence. L'une des grandes surprises de cette enquête, et non des moindres, provient du fait que ces théoriciens en quête de rigueur scientifique font pour ainsi dire tous appel à l'antique analogie anthropomorphique. Le corps de bâtiment fait sens en évoquant le corps humain. L'apparente naïveté de cet anthropomorphisme se dissipe à la lumière de la logique des esthétiques scientifiques.


La Géométrie des émotions rappelle que le savoir scientifique, notamment physiologique, ne se limite pas à développer une méthode rationnelle d'observation, il ouvre un monde, celui des dynamiques internes à la nature : énergie, ondes, vibrations, magnétisme, électricité, flux neurologique, intensité de l'émotion. C'est ce monde secret, quasi magique, que les architectes « scientifiques Â» cherchent à habiter. Une des questions principales est celle de savoir comment saisir cet univers invisible. L'appareil physiologique y est décrit comme un « récepteur et transmetteur d'ondes Â» soumis à la « structure d'analogie hertzienne Â». Même si la perception passe par l'Å“il, c'est l'ensemble du corps qui est activé par « vibration sensorielle Â». La physiologie de la perception fonctionne ainsi avec l'impression d'empathie. Le corps de celui qui regarde entre en communion avec le corps de bâtiment afin de vivre les forces, énergies ou pesanteur qui agissent de l'intérieur. L'énergie de l'esprit peut alors mystiquement fusionner avec les énergies de la nature.


Il peut paraître étonnant aujourd'hui que l'exploration de l'univers scientifique n'ait pas abouti à l'émergence de nouvelles esthétiques architecturales. Ces architectes théoriciens reconduisent pour la plupart le modèle antique avec ses bandeaux, colonnes, corniches ou saillies. Il semble que pour eux cet univers impénétrable doive rester secret, au risque de perdre son âme. C'est à travers ces énergies invisibles que le voyant entre en empathie avec le corps de bâtiment. Par réciprocité, il semble évident que la morphologie de l'édifice évoque discrètement le corps humain. L'antique anthropomorphisme architectural, jusqu'alors limité aux ordres classiques, gagne l'ensemble du corps architectural. L'analogie peut être formelle ou plus abstraite, en évoquant des gestuelles signifiantes.


L'ouvrage se conclut sur l'analyse de la période de L'Esprit nouveau de Le Corbusier et de Formes, composition et lois d'harmonie d'André Lurçat. L'architecture est « désormais conçue comme art de l'espace Â». Penser l'architecture dans l'espace s'oppose intrinsèquement à la saisie de l'architecture en tant que corps. Espace, volume, lumière, cadrage produisent une esthétique de l'abstraction, du vide et de la mise à distance, qui ignore tout de la vie intérieure des êtres et des choses. L'analogie humaine disparaît. C'est dans cette nouvelle esthétique de l'espace que la pensée de Lurçat, persistant dans la théorisation des énergies, peut paraître paradoxale. Ne faisant plus appel à l'analogie humaine, il reconduit les schémas vectorisés de forces qui animent l'édifice de l'intérieur.


C'est à la lumière de Mathématiques et architecture que cette persistance va prendre tout son relief, dans la mesure où c'est par l'informatique que l'univers des flux, des ondes et la vectorisation de la forme vont retrouver un second souffle, mais aussi une nouvelle réalité, celle du virtuel.



Analogie et théorie en architecture. De la vie, de la ville et de la conception, même de Jean-Pierre Chupin


Analogie et théorie en architecture… prend la forme d'une enquête proliférante dont il est, à première vue, difficile d'identifier les contours. La notion d'analogie en ressort beaucoup plus complexe et profonde que ne le veut le sens commun. Les critiques de l'analogie, que Chupin ne manque pas de mentionner, paraissent bien faibles, comparées à la puissance de cette figure incontournable de la connaissance. Elle devient la « grande matrice Â» de la création architecturale.


L'ouvrage surmonte la rupture entre l'univers scientifique et la poétique, avec les armes de la science, cognitive cette fois. De nombreux ouvrages de cette science récente sont convoqués afin d'éclairer l'ampleur des rapports entre analogie et connaissance. Motrice d'une dynamique de la pensée, l'analogie permet de situer la signification entre raison et intuition. La conception analogique utilise des « images provenant de la nature, de la peinture ou de la sculpture, de bâtiments existants et ainsi de suite ; de façon à "déclencher" des idées dans l'esprit du concepteur Â» (p.195). L'anthropomorphisme si présent dans La Géométrie des émotions est ici quasi absent.


Trois formes d'analogie structurent la démonstration. La première concerne l'analogie biologique qui, en architecture, agit depuis le XIXe siècle. Elle peut agir par ressemblance formelle ou sur le plan de l'idée ou d'un processus. L'« architecture digitale Â» puiserait encore aujourd'hui ses sources dans les connaissances biologiques. Sa finalité n'est pas d'imiter mais d'activer l'imagination, faculté au moins aussi importante que le jugement, selon Jean-Pierre Chupin. Pour preuve, si la ville a souvent été comparée à la structure cellulaire, l'auteur rappelle que le terme de cellule provient du latin cellula, signifiant une petite pièce. C'est à partir de cet exemple que l'auteur se plait à imaginer l'intuition de la forme en double spirale de l'ADN à l'aide de l'escalier de Chambord, de forme similaire. Les sciences cognitives ont démontré que la construction de la connaissance, en architecture comme en science, passe également par l'image.


La deuxième approche de l'analogie explore la pensée d'Aldo Rossi et la théorie de la « ville analogue Â». Adepte de logique et de mathématiques, le célèbre architecte italien est également fasciné par la pensée analogique. Selon lui, « la connaissance ne "change pas le monde" si l'imagination n'aide pas à la concrétisation Â» (p.160). C'est à la lumière d'une lettre de Jung à Freud traitant de l'analogie en tant que forme archaïque de pensée inexprimable en mots, imagination silencieuse méditant des thèmes du passé, que Rossi aurait saisi la puissance de l'analogie dans l'imagination architecturale. L'analogie est davantage considérée en tant qu'expérience psychologique qu'image. L'histoire de l'architecture n'est plus un simple répertoire, mais « une série d'objets affectifs mobilisés par la mémoire lors de la conception du projet : comme une "méditation des thèmes du passé" Â» (p.163).


La troisième enquête concerne l'utilisation de la modélisation informatique pour schématiser les processus de la conception architecturale. Chupin rappelle que la notion de « conception Â» apparaît dans les années soixante afin de saisir le projet en tant que processus plutôt qu'en terme de composition. Cette mutation fut sollicitée par des objectifs pragmatiques et par l'utilisation des procédés technologiques et informatiques naissants. Au cours de la décennie 1960-1970, la pensée humaine est redéfinie en termes cognitifs par la cybernétique, « science des analogies maîtrisées entre organismes et machines Â», selon son créateur Norbert Wiener. Les schémas arborescents, analogues à ceux des calculs informatiques, permettent de spatialiser les différents paramètres quantifiables d'un projet sans passer par un agencement de formes. Le programme architectural, isolé de la disposition spatiale, gagne son autonomie en mettant en relief des connexions complexes entre les paramètres.


Les recherches des années soixante-dix en sciences des systèmes et de l'artificiel démontrent le rôle crucial d'un « générateur primaire Â» qui « projette une solution préconçue, qui lui est propre, et semble indépendante et étrangère à la situation problématique Â» (p.244). L'analyse rationnelle d'une situation est impossible sans l'action de ce « générateur primaire Â» dans la mesure où il permet de structurer la perception même de la situation. Cette solution, souvent provisoire, permet de cheminer vers la solution finale.


Chupin conclut en évoquant la multiplicité des générateurs qui animent l'imaginaire architectural provenant des confins de l'informatique et de la biologie : mutations, code génétique, hybridation, membranes, métabolisme, etc. Dans ces conditions, la culture numérique peut-elle vraiment se passer de la culture analogique ?



Mathématiques et architecture de Jane et Mark Burry


Le livre présente des projets contemporains dans lesquels mathématiques et architecture sont articulées à travers la modélisation informatique. La particularité du corpus est de rassembler des créations « numériques Â» quasiment toutes réalisées. L'enquête débute en rappelant qu'en architecture, la place des mathématiques n'est pas nouvelle, la métaphysique des nombres jalonne déjà les dix livres d'architecture de Vitruve. Toutefois, depuis deux siècles, la création architecturale apparaît réactionnaire si on la compare aux recherches mathématiques, révolutions géométriques et nouvelles perceptions de l'espace développées parallèlement.


Ces conquêtes libérant de l'espace statique euclidien à deux dimensions peuvent intégrer aujourd'hui la conception architecturale grâce à l'informatique. Globalement, il s'agirait de sortir du dogme rectiligne moderniste déjà engagé par des ingénieurs comme Pier Luigi Nervi et Frei Otto. Avec ses surfaces paraboloïdes hyperboliques, Gaudí reste le prophète incontesté de la création mathématique contemporaine. La modélisation informatique permet de concevoir directement dans un espace à trois dimensions et plus, car la dynamique du virtuel intègre le temps et les déformations vectorisées. Plus profondément, l'informatique a en elle-même une influence sur les mathématiques. Ces nouveaux systèmes complexes, interactifs, chaotiques, imprévisibles, paramétriques, fractals, modélisables par informatique, deviennent naturellement le moteur de la création architecturale.


L'ouvrage offre un glossaire très utile identifiant différents termes souvent rencontrés dans l'univers intellectuel des « architectures numériques Â». Ces définitions sont accompagnées de figures informatiques claires, rapportant chaque concept à sa dimension mathématique et spatiale. Ce glossaire est plus qu'un glossaire : en isolant les nouvelles figures mathématiques, il synthétise la substance de l'ouvrage et ses limites.


Si la profonde association entre mathématiques et architecture doit ouvrir un nouveau monde architectural, l'ensemble des projets présentés montre que l'apport mathématique n'est pas suffisant. Les quelques réalisations fondées uniquement sur des étrangetés mathématiques sont architecturalement de peu d'intérêt. Croire que l'espace virtuel est similaire à l'espace physique rappelle en miroir l'analogie entre le corps architectural et le corps humain identifiée par La Géométrie des émotions. On retrouve la même idée de fusion entre deux milieux de nature totalement différente, sous-tendue d'ailleurs par le même univers scientifique des flux, des ondes, des énergies. Toujours est-il que cette confusion magique pose les limites des rapports entre les mathématiques et l'architecture.


En observant d'un peu plus près les projets présentés, on s'aperçoit que les réalisations probantes sont celles qui, bien que faisant référence à une logique non cartésienne, font également appel à des analogies organiques. Les auteurs mentionnent d'ailleurs ce passage par la métaphore. « Les systèmes artificiels sont maintenant classés en fonction de leur capacité à imiter les systèmes biologiques… Â» (p.11). Ils rappellent également que les ingénieurs créateurs de la seconde moitié du XXe siècle ont déjà utilisé des analogies physiques évoquant des systèmes dynamiques.


Cette médiation se retrouve dans les projets saillants qui utilisent l'analogie biologique pour transfigurer les modèles algorithmiques. Ils cautionnent involontairement l'idée de « générateur primaire Â» chère à Chupin. Ce passage par l'analogie n'est pas étonnant dans la mesure où la cybernétique est née à partir de l'analogie entre la technologie et l'organique. Aux confins des mathématiques et de l'organique, cette nouvelle organicité est d'ailleurs fascinante. Ces projets d'un biomorphisme étrange fascinent parce qu'ils semblent animés d'une logique mathématique dont la complexité devient naturelle. Curieusement, c'est cette abstraction qui confère une intimité poétique à la forme ; lorsque les performances démultipliées de la technologie permettent d'inventer de nouvelles créatures quasi naturelles.


La métaphore des « yeux du calice Â» de la gare centrale de Stuttgart, conçue par Ingenhoven Architects, éclaire ainsi de sa poétique un projet dont l'économie structurelle provient par ailleurs de l'efficacité informatique. L'image de la chair d'un fruit et l'évocation du papillon animent le pavillon Seroussi d'Alisa Andrasek prenant la forme d'un être organique fantastique. Si ce projet provient incontestablement d'une réflexion sur les possibilités paramétriques et la physique subatomique, il n'en reste pas moins que l'analogie reste le « générateur primaire Â».


En ces temps où l'architecture semble de plus en plus rattrapée par les logiques scientifiques, ces trois ouvrages problématisent opportunément cette tendance, mais chacun à sa manière. Volontairement ou non, ils révèlent que l'architecture n'est pas une science. C'est même en cherchant de plus près la scientificité qu'apparaît discrètement mais sûrement l'irrationnel. Afin de rendre habitable l'univers abstrait et invisible des sciences, l'intuition sensible finit toujours par s'imposer. L'architecture restera toujours une chose… poétique !



La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l'architecture en France, 1860-1950, par Estelle Thibault, Mardaga, 2010, 271 pages, 35 euros.


Analogie et théorie en architecture. De la vie, de la ville et de la conception même, par Jean-Pierre Chupin, Infolio, coll « Projet et théorie Â», 2010, 38 pages, 30 euros.


Mathématiques et architecture, Jane Burry + Mark Burry, Actes Sud, coll « Architecture Â», 2010, 272 pages, 42 euros.

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