De l'inversion du regard... Point de vue de Bernard Reichen

Rédigé par Françoise MOIROUX
Publié le 10/11/2004

Vue perspective de la résidentialisation du grand ensemble de Metz-Borny.

Article paru dans d'A n°141

C'est en outsider que Bernard Reichen s'est invité dans la politique de la ville, et avec son pari ambitieux sur le grand ensemble de Jean Dubuisson à Metz. En tant que membre du Conseil national des villes, du Comité d'évaluation du programme de l'ANRU et de la Commission nationale des monuments historiques, il invite au renouveau des cultures et des postures.

Depuis plus de vingt-cinq ans, la politique de la ville a été érigée en France en débat permanent. Mais si cette question est devenue récurrente, c'est d'abord le fait d'un abus de langage : il s'agit, en réalité, de la question des grands ensembles devenue au fil du temps un mal français. Mais l'époque a changé. Dans une société du présent et du « temps réel », l'urgence, conjoncturelle par essence, est devenue structurelle ; les rythmes et les temporalités du projet sont alors mis, de fait, au cœur de la conception urbaine. Dans cette situation, une politique volontariste appliquée aux grands ensembles devient un support de réflexion évident pour une question qui ouvre sur tout l'urbanisme contemporain.
Pour interpréter la situation actuelle, il faut aussi revenir sur la façon dont s'est constitué un amalgame, entre des pathologies sociales et une forme urbaine, qui a contribué à diaboliser durablement les grands ensembles. On peut d'abord constater que la politique de la ville est née d'une conjonction particulière entre les premières manifestations d'obsolescence des cités et la première régionalisation de notre pays. C'est sans doute l'une des raisons du « refus d'héritage », dont nous mesurons maintenant les conséquences. Dans un pays encore profondément ruraliste, il semblait alors légitime de désigner le centralisme comme responsable de ces dérives urbaines et de laisser à l'état la charge du problème.
De procédure d'exception en procédure d'exception, ces cités, contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres pays, n'ont jamais été accueillies naturellement dans le continuum urbain. Il est vrai qu'elles étaient en rupture avec les tissus urbains traditionnels. Mais l'insistance sur la double équation de la « faute » et de la « réparation » suffisait pour créer le fossé entre la ville ancienne et cette première génération de la ville «hors les murs», fossé que le concept de « retour à la ville », en l'occurrence à la ville « historique », a davantage encore creusé. Les grands ensembles étaient vus comme des faubourgs : c'est dans cette ambiguïté et cette vision sans point de vue prospectif que nous avons entraîné l'opinion publique. Allions-nous pour cela faire table rase de l'architecture de la table rase ?
Si les premières démolitions ont été pensées et mises en scène comme actes d'exorcisme, en convoquant l'art pour donner du sens à l'événement, paradoxalement aucune véritable théorie de la démolition ne s'est imposée. S'agissait-il, à l'époque, d'un tabou, ou d'un acte pragmatique de temporisation jusqu'à l'amortissement des prêts à trente-cinq ans ? Toujours est-il qu'il a fallu attendre le slogan « casser les ghettos » et le plan Marshall actuel pour considérer la démolition comme un outil de transformation urbaine. Cette question a été d'abord reliée à celle de la reconstruction. S'il est essentiel de traiter la question du droit au logement, faut-il pour autant faire supporter cet objectif aux grands ensembles ? Il suffit d'énumérer les objectifs prioritaires des GPV : loger les plus défavorisés, conforter les populations résidentes, assurer une meilleure mixité sociale pour comprendre que le plus souvent une telle conjonction d'objectifs ne pourra pas être poursuivie en un même temps et en un même lieu. à la question des temporalités s'ajoute celle des périmètres pertinents d'intervention. Territorialiser ces objectifs est la seule réponse possible. Elle est maintenant opérationnelle dans le cadre des nouvelles agglomérations au titre d'une politique de peuplement qui est l'un des premiers axes de pensée pour une ville-territoire. C'est sans doute une différence fondamentale qui est en train de s'installer entre les métropoles françaises et les communes de l'Île-de-France, trop seules face à leurs problèmes.
La question de la démolition entre par ailleurs maintenant en résonance avec celle de la patrimonialisation. Par la force de l'actualité, et paradoxalement celle de la menace pesant sur les logements de Jean Renaudie à Villetaneuse, le monde des architectes et une partie de l'opinion publique semblent pris d'un intérêt soudain pour les grands ensembles. Ce n'est que justice, mais depuis vingt-cinq ans, quel inventaire raisonné a été établi et combien de bâtiments ou de cités ont été dénaturés dans l'indifférence générale ? Pour l'an 2000, François Barré a initié la notion de « citation » au titre du patrimoine du xxe siècle. Dans ce cadre, j'avais résumé dans les termes suivants une position appliquée à la sauvegarde de la cité de Dubuisson à Thionville, aujourd'hui démolie : « Arrêter de déguiser cette architecture en prétendant l'embellir ; dissocier dans l'évaluation l'architecture, la forme urbaine et les logiques de peuplement ; faire de la démolition un acte de projet et non un quelconque exorcisme pour permettre a contrario une politique patrimoniale raisonnée. »
Les grands ensembles se sont clairement situés en rupture complète avec les principes de la ville ancienne. Il faut donc appréhender les règles de leur conservation dans le cadre d'une doctrine fondée sur la notion d'« abords » ou de préservation d'« ensembles urbains » constitués au fil du temps sur le mode de la sédimentation. La pensée patrimoniale française, qui survalorise l'idée d'une ville stabilisée, et donc le principe d'un contexte préexistant, est totalement inopérante dans le cas des grands ensembles. Nous ne savons classer que des monuments ou des signatures : Perret et Le Corbusier aujourd'hui, peut-être demain Renaudie et Dubuisson avant Nouvel ou Portzamparc. Pour considérer les grands ensembles pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire un jalon historique essentiel de notre histoire urbaine, il faut imaginer d'autres attitudes.
C'est dans l'esprit du concept allemand de « patrimoine en mouvement » que nous intervenons actuellement à Metz-Borny, dans une autre cité exemplaire de Dubuisson. Et c'est dans une même logique que j'ai fait inscrire l'objectif de patrimonialisation dans les recommandations faites au gouvernement par le Conseil national des villes. Faut-il pour autant renoncer à démolir ? évidemment non ! Mais la démarche de « démolir pour conserver » doit être le seul horizon du processus permanent de reconstruction de la ville sur la ville. Qu'il s'agisse de conserver des architectures emblématiques, qui prendront place dans le récit urbain ; des ensembles cohérents, qui composeront des figures pérennes dans le paysage des métropoles contemporaines ; ou encore, de façon pragmatique, des bâtiments mineurs, qui n'engagent pas le projet et pourront se transformer de façon diffuse au fil du temps.
Il est clair alors que la démolition doit être un « acte de projet » et non une équation mathématique. Mais cela ne dit rien sur la nature et sur la qualité de ces projets. Encore – et c'est là l'essentiel – faut-il savoir les resituer dans les mouvements urbains plus larges correspondant à des aspirations d'aujourd'hui. Quand on observe en Europe les phénomènes de métropolisation, on peut comprendre que les grands ensembles, première génération d'une ville hors les murs, ne sont pas une dégénérescence de la ville historique mais bien le premier jalon de la ville-territoire en train de se constituer. C'est dans cette inversion du regard que se trouvent maintenant les bases d'un projet, et les GPV, au lieu de se refermer sur eux-mêmes, doivent être les laboratoires de cette nouvelle pensée urbaine.
De la ZUP à la ZAC, nous avons perpétué un urbanisme de zone, par nature égocentré. Hors de ces cadres, nous agissons toujours par addition de logiques sectorielles. Mais, par la constitution des agglomérations et par le moyen du SCOT, nous expérimentons maintenant la notion de projets « ouverts », accueillants à la diversité et aux opportunités dans des temporalités contrastées mais construits selon des lignes de forces et des ensembles d'invariants reconnus et identifiés. C'est dans cette nouvelle dynamique qu'il nous semble nécessaire de resituer les grands ensembles.
Avec comme premier facteur d'évolution la prise en compte du droit à la mobilité. Les nouveaux transports collectifs en site propre, au-delà du fait qu'ils rompent avec le tout automobile, ont bien comme première vertu de donner une mobilité à ceux qui ne l'ont pas. Désenclaver et relier les quartiers semble une évidence. Cela devrait devenir un préalable à tout projet transformateur d'envergure. Une seconde notion concerne la nature et la qualité de l'espace public. Des espaces ouverts participant à la constitution d'un « grand paysage » sont la valeur principale que la ville-territoire pourra opposer aux valeurs de l'espace contenu de la ville historique.
Réinterpréter l'idée de fluidité de l'espace est une démarche importante. Nous la mettons en œuvre sous le slogan du « droit au ciel », en identifiant les bâtiments « masques », qui contribuent à une division physique et induisent un sentiment de densité beaucoup plus imaginaire que réel. Leur démolition restaure des continuités visuelles et physiques. Notre autre préoccupation concerne bien sûr la relation habitat/travail, appréhendée sur un mode très littéral lors de la construction des grands ensembles. Si la désindustrialisation produit maintenant l'occasion d'une remarquable capacité d'« extension interne » des villes, l'effondrement du lien organique entre les cités et leur bassin d'emploi a créé un déséquilibre inacceptable.
Plutôt que de raisonner à partir de la reconstruction de logements, notamment sur site, c'est le volet économique des GPV qui devrait devenir la pièce maîtresse du processus de recomposition. Mais si l'on sait créer des zones d'activité soutenues par les zones franches en bordure des cités, il en va autrement quand il s'agit de développer des tissus économiques contemporains dans le cadre des GPV eux-mêmes. Il faut bien reconnaître que le zonage et la monofonction ont engendré au fil du temps une monoculture du projet focalisée sur l'habitat, et qu'on en reste à la culture de la dotation budgétaire en ignorant la création de richesse. Pourtant, le potentiel foncier et humain existe, mais sans que l'on sache vraiment mobiliser les acteurs économiques – ce qui devrait être la priorité.
Si, dans les années 1970, l'espace a changé plus vite que la société, nous sommes actuellement dans une situation inverse où la société se transforme plus vite que l'espace. Malgré les difficultés d'une telle mutation, de nouveaux regards, de nouvelles attitudes et de nouvelles formes de modernité sont aujourd'hui possibles. Il ne s'agit pas alors de remplacer une idéologie par une autre, et encore moins de « finir » la ville. C'est un grand chantier de modernisation des métropoles urbaines qui est maintenant l'enjeu dans lequel les grands ensembles doivent trouver leur place.

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