Pour l’effet de serre
Finissons-en ! Que le champ du développement durable recouvre enfin l’ensemble des domaines de l’activité humaine ! Car si sa dilution dans l’écologie globale du monde marquera sa victoire, au moins peut-on espérer qu’elle annoncera également sa mort comme idéologie moralisatrice. Non que les combats qu’elle mène aujourd’hui ne nécessitent quelque héroïsme bienvenu, mais les visions manichéennes qu’elle suscite font aussi obstacle à son propre accomplissement. D’un côté, les vertueux pionniers, hérauts de la préservation de la planète s’opposant au néopoujadisme de professionnels arriérés (architectes et commanditaires confondus). De l’autre, les dangereux Khmers verts oppressant des gens pétris de bon sens sous le joug de réglementations délirantes. La réalité ne se situe pas entre les deux. Disons plutôt que toutes ces attitudes se confrontent sur les grands et petits théâtres des polémiques.
La complexité croissante du monde ne peut évidemment pas faire, aujourd’hui, l’économie d’une régulation sans cesse plus pointue. Mais l’accumulation de réglementations s’avérant un frein à l’innovation en matière de développement durable, c’est le principe même de ces règles, leur mode d’application et d’intervention sur le réel, qu’il faut réinventer. L’extension des limites et de la densité du réseau au sein duquel évolue chaque construction rend la tâche du législateur de plus en plus ardue. Notre enquête de ce mois-ci sur les matériaux du développement durable le confirme. Le nombre de variables qui permettent de définir le degré de vertu d’un produit est tel qu’il met au défi celui qui cherche à le certifier selon les normes préétablies. On sait que sa valeur « durable » en un lieu, un temps et une quantité donnés pourra être totalement différente, voire opposée en d’autres lieu, temps et quantité. C’est donc tout le réseau des contraintes déterminant le projet d’architecture qui s’étend et se complexifie sans cesse.
Paradoxalement, si le caractère spécifique de chaque opération s’en trouve accru, l’accélération des mutations de son environnement (social, économique, sanitaire, technique, géostratégique…) exige d’elle une forte capacité d’adaptation. Mais celle-ci requiert de l’indéterminé, des qualités génériques qui s’opposent à sa spécificité. C’est donc bien, sans pour autant perdre la maîtrise de sa mise en œuvre, au-delà du bâtiment lui-même qu’il nous faut aujourd’hui tracer des voies. Ce « beyond building » de la dernière Mostra de Venise que certaines des figures les plus en vue de l’aristocratie architecturale semblent avoir traité avec un certain cynisme. Si, en 2006, Patrick Bouchain était un peu en avance sur le sujet, cette année, le travail d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal aurait sans doute mérité une meilleure place dans le débat. Qu’importe, nous retrouverons les deux architectes bordelais fin novembre à Paris pour une légitime exposition qui, espérons-le, fera carburer les méninges… sans gaz à effet de serre.
Emmanuel Caille