Alan Colquhoun |
Architecte,
critique et historien, l'Écossais Alan Harald Colquhoun né en
1921 vient de mourir. Il a été à la fois l'acteur et le témoin
attentif de plus de cinq décennies d'histoire de l'architecture.
Diplômé de l'AA
en 1947, il participe activement à l'effervescent milieu
architectural londonien de l'après-guerre, aux côtés de Colin
Rowe, Thomas Stevens, Joseph Rykwert, Robert Matthew, Reyner Banham,
etc. Livrant ses premiers articles au début des années soixante
dans Architectural
Design, il fonde
parallèlement son agence avec John H. Miller, produisant, jusqu'Ã
la fin des années quatre-vingt, une architecture précise, forte et
socialement engagée. Esprit libre, curieux et mesuré, Colquhoun a
su garder son indépendance vis-à -vis des modes et des courants
qu'il a côtoyés (Team X, postmodernisme, néomodernisme, critical
theory, etc.).
Professeur émérite de l'université de Princeton, son œuvre
d'historien explore patiemment les contours nébuleux de
« l'architecture moderne ». Un an après la publication
en français de son Oxford
History of Modern Architecture
et au moment où paraissait à Londres le recueil de ses articles,
Alan Colquhoun avait accordé un long entretien à la toute nouvelle
revue Criticat.
D'a en avait publié un extrait que voici.
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Pierre Chabard : Votre livre, L'Architecture moderne, porte un titre tout simple. Cependant, dès la première phrase, vous prévenez le lecteur : « l'expression "architecture moderne" est ambiguë ». L'une des singularités de votre livre n'est-elle pas précisément d'explorer le modernisme dans ce qu'il a d'impur, de paradoxal ?
Alan Colquhoun : En effet, mais ce livre est avant tout une histoire, c'est-à -dire un compte-rendu chronologique des principaux événements qui ont marqué les avant-gardes architecturales entre 1890 et 1965. En cela il n'est pas différent de la plupart des précédentes histoires du mouvement moderne. Cependant, celles-ci l'ont traité presque toujours comme une progression logique vers un dénouement triomphal. Je voulais entreprendre quelque chose de plus objectif, détaché, « dépassionné ». Je voulais démontrer que ce mouvement a hérité d'une situation historique complexe dans laquelle plusieurs traditions contradictoires, certaines émergentes, d'autres déclinantes, sont entrées en concurrence. Parmi elles, deux sont d'une importance historique capitale, en particulier pour l'architecture : les Lumières et l'idéalisme germanique.
AC : Les Lumières, marquées par la prééminence de la pensée scientifique, ont introduit une conscience du progrès historique mais pas, selon moi, de l'histoire en tant que telle. Au XVIIIe siècle, l'histoire prenait encore la forme d'une collection de modèles fixes, chacun pouvant réapparaître, inchangé, dans un tout autre contexte historique. En architecture, cela a légitimé l'usage des styles du passé, comme extension du système classique des arts qui codifiait jusqu'alors tous les rapports entre les formes et les idées. L'idéalisme et le romantisme, au XIXe siècle, ont amené une vision tout à fait différente de l'histoire, selon laquelle chaque culture, historiquement située, est une totalité unique et organique. Dans ces conditions, l'idée d'un « style » qui circulerait d'un temps à un autre est absolument impensable. Les formes n'ont de « signification » qu'à l'intérieur de l'esprit du temps.
AC : Assez curieusement, dans le discours architectural moderne, le mot « historicisme » est attaché à la fois aux deux traditions, dont le seul dénominateur commun n'est que cette conscience nouvelle du temps historique. L'une des nombreuses contradictions du mouvement moderne que j'ai tenté de développer dans mon livre est la tentative de certains théoriciens modernistes – par exemple Hermann Muthesius ou Le Corbusier – de créer un modèle d'architecture moderne qui combine des éléments de ces deux traditions. D'un côté, en droite ligne des Lumières, ils insistent sur l'importance du progrès technologique. Mais de l'autre, dans un esprit typiquement romantique, ils veulent retourner à un modèle social organique caractéristique des sociétés pré-industrielles. Ils oublient seulement à quel point le progrès technologique est inextricablement lié à l'âge capitaliste et libéral. Or celui-ci, par nature, est essentiellement individualiste, donc héroïque, même lorsqu'il a cédé à des mythes collectivistes. Cela explique, il me semble, certains errements du mouvement moderne comme, par exemple, l'attirance de Le Corbusier pour le syndicalisme régional et le fascisme dans les années 1930.
[…]
PC : Votre nom est généralement associé aux milieux néomodernes. En revanche, vos outils théoriques (structuralisme, sémiologie, linguistique) assument, dès l'origine, une « condition postmoderne ». Quel regard portez-vous rétrospectivement sur ces débats ?AC : Ce qui m'intéressait dans le postmodernisme était sa quête d'une nouvelle définition de la signification dans l'architecture moderne. […] Le structuralisme me semblait ouvrir à l'époque à une nouvelle relation entre modernisme et histoire. Ce qui m'intriguait était que le goût pour les formes anciennes, tout à fait accepté en termes de réception, soit également déprécié en termes de création. Il me semblait alors que les architectes devaient accepter une relative persistance des types morphologiques dans la mémoire collective, malgré les changements technologiques. Au bout du compte, j'ai complètement abandonné cette idée. Je pense que les normes esthétiques traditionnelles ne peuvent pas survivre dans le domaine public contemporain. Je vois aujourd'hui les sociétés urbaines se déterritorialiser progressivement et irréparablement, sous le coup du capitalisme et de la technologie.
La coexistence parallèle de modèles différents me semble être l'un des traits les plus saillants de la situation actuelle, et qui se distingue radicalement de la théorie moderne. Depuis les années quatre-vingt, les conditions extrêmement changeantes de notre capitalisme tardif ont rendu caduques les aspirations normatives et universelles du modernisme, mais aussi de tout ce qu'on a pu appeler le « postmodernisme ». Aujourd'hui, plusieurs modèles coexistent pour l'architecture contemporaine, que ce soit en termes de programme ou de contexte.
AC : On pourrait croire que les doctrines antimodernes ont aujourd'hui définitivement triomphé. D'après mon expérience, ce n'est pas vraiment le cas dans les écoles d'architecture, où tendent à se développer des théories d'avant-garde plutôt absconses. Le problème est qu'elles n'ont aucun lien avec la réalité politique. L'industrie du logement, par exemple, est gouvernée par le marché et tend vers le goût du public, fondamentalement petit-bourgeois. Ce phénomène échappe au contrôle des architectes, porteurs d'un autre jeu de modèles culturels. Bien sûr, c'est un problème général dans l'Occident capitaliste mais il est particulièrement aigu dans les pays anglo-saxons, avec leur politique du laissez-faire. En Angleterre, le modernisme était étroitement lié à l'État providence socialiste. Au début des années quatre-vingt, tout a changé quand Thatcher a détruit les syndicats et démantelé des pans entiers du système social.
AC : J'ignore si le boom de l'immobilier touche également la France ou même si c'est un phénomène universel. J'ai tellement l'habitude de penser que la Grande-Bretagne est une exception à cet égard. Sous Thatcher, la privatisation du marché du logement, basée sur la croyance que les propriétaires de maisons voteraient tory [conservateur], a conduit à l'évaporation des services publics chargés du logement social. La pénurie actuelle de logements locatifs abordables en Angleterre est désastreuse. Le spectre de la surpopulation guette. Gordon Brown reconnaît certes qu'il y a un problème mais il repousse toujours l'engagement d'une véritable politique pour y remédier ; cela ressemblerait trop à du « socialisme ». Nous avons un problème supplémentaire en Angleterre, celui de la haine de l'habitat collectif. Le territoire rural est dévoré à toute vitesse par des petites maisons, et quelles maisons ! Même dans les faubourgs des grandes villes il y a très peu d'immeubles d'appartements mais des kilomètres de maisons de deux à trois étages. Les rares enclaves de logements collectifs denses, construites par l'État providence dans les années cinquante et soixante sont en général de hauteur modeste. Contrairement à Paris, il s'agit principalement de petites tours de type suédois et non de barres.
Les problèmes sociaux dans ces quartiers (vandalisme, violence) sont sans doute les mêmes à Paris et à Londres. Mais les populations déshéritées, les migrants musulmans du Pakistan et du Bangladesh, tendent à s'installer dans des quartiers beaucoup moins denses que leurs équivalents maghrébins en région parisienne. J'ignore cependant dans quelle mesure cela affecte les comportements. En tant qu'observateur lointain, il me semble que les « grands ensembles » occupent des sites plus vastes et plus unitaires qu'à Londres où leur développement a été plus sporadique.
AC : D'une façon ou d'une autre, le marché du logement locatif, neuf ou ancien, est toujours plus abordable à Paris qu'à Londres. Les réglementations vous prémunissent contre les pires cauchemars urbains. Cela dit, j'ai l'impression que c'est surtout vrai à l'intérieur du périphérique. À Londres, les règlements urbanistiques sont le plus souvent très laxistes, même dans le centre, et le chaos urbain est la norme. Aucune politique ne semble à même de réguler la hauteur des immeubles. Les Anglais sont incapables de planifier quoi que ce soit, parce qu'ils ne peuvent rien concevoir de plus grand qu'une simple rue, qu'une simple pièce, qu'un simple événement. Regardez, par exemple, le chaos urbain qui entoure le nouveau stade de Wembley de Norman Foster.
Les différences véritables entre Londres et Paris sont difficiles à évaluer. En Angleterre, la rhétorique étatique prône toujours le laisser-faire, alors qu'en France elle prétend contrôler et légiférer. Au fond, peut-être qu'au-delà de la rhétorique, la réalité du capitalisme s'impose de la même façon dans les deux pays ?
AC : Les types architecturaux représentatifs de la mondialisation semblent être effectivement la tour spéculative de bureaux, mais aussi les complexes culturels et sportifs et les nœuds d'infrastructures. Je ne crois pas qu'ils puissent être vus comme l'accomplissement de la période héroïque du modernisme, sauf peut-être par leur auto-conviction d'être « modernes » et leur rapport à la technique. Il s'agit plutôt de types nouveaux, rendus possibles par le capitalisme tardif et les technologies numériques. Ils sont caractérisés par la généralisation des technologies du spectacle (prophétisée par Guy Debord) et reflètent l'incroyable pouvoir du cCapital dans l'économie mondiale actuelle. Ils entretiennent une évidente relation avec l'Expressionnisme, aussi bien dans le style que dans la glorification de l'édifice isolé.
La connexion entre la modernité en tant que style et la préoccupation sociale (le logement de masse, les écoles, etc.), qui fut si importante dans le modernisme jusqu'aux années soixante-dix, a complètement disparu en raison de la privatisation progressive de l'espace. Les édifices se différencient par leur caractère (la maison « rurale », le bâtiment « commercial »), ce qui diverge de l'idéologie des années vingt et trente qui cherchait un style « moderne » uniforme. Dans la période héroïque, l'Europe était ruinée et les valeurs esthétiques cardinales étaient la parcimonie et l'utilité sociale. Aujourd'hui, l'Occident est riche et tend vers un consumérisme de masse. Son esthétique repose sur l'extravagance et le désir ; ce que Walter Benjamin aurait appelé la fantasmagorie.
(La version intégrale de cet entretien est publiée dans Criticat, n°1, janvier 2008, à commander sur www.criticat.fr)
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