Plan voisin de Paris - 2004 © Alain Bublex |
Dossier réalisé par isabelle BARAUD-SEFARTY |
Les gated communities renvoient davantage à une opposition
entre l'individu (ou un groupe d'individus) et le collectif, alors que,
en un sens, la privatisation de la ville renvoie surtout à l'idée d'une
corporate city, une ville dont la fabrication serait entièrement contrôlée par les entreprises.
Aborder
la question de la privatisation de la ville supposerait alors qu'on
examine les différents mécanismes contractuels à l'œuvre dans le
domaine de la gestion des services urbains ou de l'aménagement et de la
promotion et qu'on puisse mesurer les rapports de force entre acteurs
publics et privés. Ce travail est à entreprendre. Mais en attendant, il
est essentiel de montrer que la distinction public/privé est de plus en
plus délicate. Car en même temps que la ville se modifie, il faut
renouveler nos grilles de lecture.
Public/privé : une distinction dépassée ?
La
place plus importante prise par les acteurs privés entraîne assurément
un brouillage de la distinction entre public et privé, à tel point que
certains considèrent que les espaces publics sont désormais
« instrumentalisés » par le secteur privé. Il faut pourtant oublier
tout manichéisme et admettre que la distinction public/privé en jeu ici
est complexe et intervient sur plusieurs registres. Le premier est
d'ordre institutionnel : les acteurs sont publics ou privés selon leur
statut juridique. Le deuxième est lié à la nature de l'activité :
certaines activités sont considérées, en raison de la loi ou de la
jurisprudence, comme d'« intérêt général ». Un troisième registre
concerne l'accessibilité, voire la visibilité (accessibilité du regard)
et renvoie également à la distinction intérieur/extérieur.
Jusqu'Ã
présent, ces différents registres coïncidaient : une activité d'intérêt
général était à la fois maîtrisée et gérée par un acteur public et
accessible à tous ; aujourd'hui, on constate des chevauchements de plus
en plus forts. Certaines activités d'intérêt général peuvent ainsi être
confiées à des acteurs privés, comme c'est le cas avec les délégations
de service public, tandis que des espaces appartenant à des acteurs
privés et gérés par eux, notamment les centres commerciaux, sont
accessibles à tous.
La question est sans doute encore plus
complexe dans le cas des équipements publics, en particulier ceux
construits et réalisés dans le cadre des récents contrats de
partenariat. Pour le visiteur ou l'usager, un musée, un hôpital ou un
palais de justice forme chacun un tout indissociable. En réalité, les
modes de gestion de ces activités sont de plus en plus éclatés. La
gestion d'un hôpital peut être décomposée de manière fonctionnelle en
plusieurs tâches : soins donnés aux malades, restauration,
blanchisserie, fournitures des fluides… Certaines d'entre elles sont
qualifiées d'intérêt général et seront nécessairement prises en charge
par l'acteur public, tandis que les autres pourront être confiées Ã
plusieurs prestataires privés, selon leur spécialité. D'un point de vue
patrimonial, le cas est également complexe : le propriétaire des murs
de l'hôpital peut être une entreprise privée durant toute la période
d'exploitation, mais au terme d'une durée convenue à l'avance, d'une
vingtaine ou d'une trentaine d'années, les bâtiments reviennent Ã
l'acteur public en charge du service. Ainsi, la segmentation des
activités s'ajoute à la multiplicité des registres.
L'enjeu est
d'importance et appelle en particulier une nouvelle réflexion sur la
notion d'espaces publics. Il faut se détacher du mythologique
espace-public-forcément-vertueux : en particulier, « il faut
appréhender de façon différente la question des espaces publics, en
dépassant une limite de l'analyse classique de cet objet telle qu'elle
s'est développée, de façon surabondante, depuis une quinzaine d'années,
dans la littérature architecturale et urbanistique : une approche qui
dresse a priori l'espace public en espace vertueux de la citoyenneté,
porteur intrinsèquement des vertus de l'échange interpersonnel1. »
Public/privé : une distinction évolutive
En
tout état de cause, ces glissements entre public et privé ne doivent
pas surprendre. Ainsi, si l'on quitte le domaine institutionnel pour le
domaine sociologique, le terme « public » s'oppose à ce qui est de
l'ordre de la sphère privée, de la famille, et l'opposition
public/privé recouvre alors largement l'opposition intérieur/extérieur.
Or elle est assurément évolutive, liée aux contextes historiques et
culturels. Ainsi, une partie des usages « rentre » à l'intérieur des
maisons : usages sociaux des réceptions privées, internalisation des
fonctions domestiques (lessive, toilette, cuisine, etc.) et aussi, plus
récemment, le cinéma (avec le home cinéma) et le bureau (avec le
télétravail). Dans le même temps, d'autres pratiques sociales
« sortent » de l'habitat et donnent naissance à des bâtiments et des
« lieux publics » d'un type nouveau : les écoles et les lycées, les
crèches, les hôpitaux… Cette évolution suit celle des modes de vie et
des technologies ; l'essor d'Internet entraînera notamment de nouveaux
glissements entre les sphères privée et publique.
Enfin, la
distinction public/privé répond à des ancrages culturels. Le concept
d'espaces publics n'a pas par exemple le même sens au Japon, où les
notions « individu/collectif », « dehors/dedans » ou
« intérieur/extérieur » sont très différentes des nôtres. Le rapport
dedans-dehors y sera déterminé plutôt par des formes immatérielles ou
temporelles (les usages) que par des formes matérielles ou spatiales
(le bâti)2.
Notes
1. Michel Lussault, in Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l'heure globale, sous la direction de Cynthia Ghorra-Gobin, L'Harmattan, 2001.
2. Augustin Berque, Du geste à la cité, Gallimard, 1993.
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