Hall du crématorium Baumschulenweg de Berlin |
Dossier réalisé par Marie-Anne DUCROCQ L’histoire du crématorium en
Europe est vieille d’un peu plus d’un siècle. S’inscrivant à ses débuts dans
des styles historicistes choisis pour leur dimension symbolique, l’architecture
des crématoriums a ensuite suivi les divers courants de la modernité, se
dépouillant peu à peu pour ériger aujourd’hui la neutralité comme premier
critère formel. Cette exigence a-t-elle donné lieu à des récurrences
typologiques, esthétiques, formelles dans les crématoriums contemporains ?
A-t-on trouvé un langage architectural qui évoque la mort d’une manière
universelle ?
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La mort rationalisée
Si la crémation a été pratiquée en Europe jusqu’au IIe siècle, le crématorium comme édifice à proprement parler n’apparaît qu’au XIXe siècle. L’émergence de ce programme témoigne d’une vision nouvelle de la mort. Alors que, dans son caractère mystérieux, elle était jusque-là laissée au domaine religieux qui lui donnait sens par des mythes et des croyances, la mort passe sous la lumière de la science. Ce changement est déjà amorcé au XVIIIe siècle avec la création des cimetières modernes, qui, placés aux frontières des villes, sont aérés, arborés, assainis1. Les médecins, ingénieurs, scientifiques de la Royal Society et autres sociétés savantes, alors en pleine effervescence, voient dans la crémation une manière de traiter la mort de manière hygiénique, optimisée, et mettent au point les premiers prototypes de fours crématoires : la mort est rationalisée. Les propositions architecturales restent alors assez ponctuelles, et les crématoriums sont encore peu utilisés. La crémation se développera au milieu du siècle suivant, dans les pays du nord et de l’est de l’Europe principalement. Les raisons sont multiples, et globalement dans la continuité des changements qui se sont manifestés au siècle précédent.
À l’heure de l’urbanisation galopante, la crémation représente une économie foncière évidente, elle est aussi souvent perçue comme une économie financière2. Elle accompagne une augmentation de la mobilité : de même que l’on passe de plus en plus rarement toute une vie au même endroit, on n’exige plus la stabilité d’une sépulture, attachée à un lieu précis : à l’ancrage dans la terre, on préfère la volatilité des cendres. Mais les raisons principales en sont probablement l’individualisation et la sécularisation de la mort. Athéisme ou agnosticisme, négation ou doute d’un après, le rite funéraire est de moins en moins attaché à une célébration religieuse. La mort n’a pas besoin d’être célébrée en grande pompe, c’est un passage discret, silencieux, individuel : « La préoccupation est d’être au moment de la mort, les plus légers possible, écologiquement, pour [les] proches ou financièrement3. » Aussi, la mort est « externalisée4 » : on meurt de plus en plus souvent à l’hôpital ou en maison de retraite, peu entouré, et l’on souhaite que les funérailles et la sépulture pèsent le moins possible sur ceux qui restent. Alors que l’émergence de la crémation au XIXe siècle marquait l’apparition d’un contrôle hygiénique de la mort, sa diffusion au cours du XXe siècle peut être perçue comme une nouvelle étape, l’appropriation par le futur défunt des modalités de son devenir post mortem. Les critères sont relativement pragmatiques : la crémation est rapide, écologique, économique.
Évolutions typologiques
L’exercice périlleux auquel doivent s’atteler les architectes concevant des crématoriums est celui de préserver la neutralité requise par ce programme, et d’éviter en même temps l’écueil qui consisterait à produire des bâtiments d’une rigueur industrielle et froide, aseptisée, sur lesquels viendraient buter péniblement les émotions qui accompagnent le deuil. L’édifice qui accueille un moment extraordinaire ne saurait être d’une banalité indécente, et ne peut se réduire à son dispositif technique au risque de prendre des allures d’architecture industrielle. Car au-delà de la neutralité requise par la diversité des rites qui peuvent y avoir lieu, l’architecture du crématorium doit prendre position vis-à -vis de la machinerie qu’elle abrite et qui constitue une partie importante de son programme. Doit-elle assumer le lexique industriel – « stockage », « four », « cheminée », « flux » –, dévoiler son caractère machinique, ou plutôt le minimiser, au risque de passer pour une architecture de camouflage ? Comment évoquer la mort universellement, sans la rattacher à aucune culture particulière ? Face à ces épineux paradoxes, les architectes proposeront au cours de l’histoire encore brève du crématorium des réponses diverses.
Les premiers crématoriums édifiés au XIXe siècle offrent une palette assez éclectique de styles historicisants. Carlo Maciachini conçoit le tout premier crématorium européen, au cœur du cimetière de Milan, dans un style néoclassique renvoyant explicitement à la culture grecque qui pratiquait l’incinération dans sa forme ancestrale. En Angleterre, les crématoriums se dissimulent dans de « fausses » églises : ils reprennent des éléments gothiques et l’on ne devine pas nécessairement que derrière le clocher apparent se dissimule une cheminée. En France, dans le cimetière du Père-Lachaise, Jean Camille Formigé propose un style néobyzantin. Les crématoriums du XXe siècle suivent ensuite les grands courants qui traversent l’architecture, et plus particulièrement ceux de l’architecture religieuse, oscillant entre historicisme, régionalismes et intégration des données de la modernité5. On ne peut pas dire qu’un archétype de crématorium se soit réellement formé : ce sont ses composantes et leur articulation, sensiblement toujours les mêmes, qui donnent une unité à ce programme. Celui-ci se divise généralement en deux sous-unités : les espaces d’accueil des familles endeuillés d’un côté, les espaces techniques de l’autre. La première comprend généralement une ou deux salles de cérémonie, souvent appelées « auditoriums », une « salle des adieux », alternative à l’auditorium quand il n’y a pas de cérémonie ou espace intermédiaire entre celui-ci et la salle des fours. À ceci s’ajoutent des espaces où ont lieu les réunions familiales (salles polyvalentes, cafétérias, etc.) à la fin desquelles l’on récupère généralement les cendres. De l’autre côté se déploient les espaces techniques, qui comprennent pour l’essentiel la salle des fours et le dispositif de filtration, très volumineux. L’enjeu principal pour l’architecte qui conçoit cet édifice est d’orchestrer le circuit du deuil et le circuit technique, qui doivent cohabiter sans se heurter6.
Aujourd’hui de nombreux architectes distillent dans les crématoriums qu’ils conçoivent des allusions symboliques ou historiques universelles. Ainsi, les architectes Schultes & Frank déploient dans le hall du crématorium Baumschulenweg de Berlin une forêt de poteaux censée rappeler les salles hypostyles des temples égyptiens. Le collectif d’architectes français Plan 01 souhaite faire du cercle, « forme archaïque que toutes les cultures et religions ont considérée comme un symbole sacré7 », la base archétypale de leurs crématoriums, qui, en plan, forment systématiquement une imbrication de pavillons circulaires. Le plan du tempio di cremazione conçu en 2009 par Paolo Zermani à Parme renvoie explicitement à celui des temples grecs. Pour parler de la mort sans l’ancrer dans aucun récit religieux particulier, on s’attache à son caractère anthropologique universel, on se réfère à des symboles et archétypes assimilés par toutes les cultures.
Escamoter la mort ?
D’autres architectes en revanche renoncent à toute forme d’allusion historique ou religieuse, et tournent l’exigence de neutralité en un critère esthétique. Ils proposent des édifices où, pour exprimer la sacralité, ils substituent aux symboles, ornements et tous récits que peut porter l’architecture une attention particulière aux différentes ambiances qu’elle peut prodiguer, avec ses caractéristiques formelles et sensuelles : la lumière, la géométrie, la matérialité (cf. articles sur le crématorium Uitzicht à Courtrai et le crématorium Hofheide à Holsbeek). L’expression d’une sacralité laïque s’incarne alors dans une architecture de la retenue, une rhétorique de l’abstraction, des formes silencieuses, opaques, des monolithes cultivant par leur opacité le mystère, des intérieurs où la simplicité se veut recueillie. L’exigence de neutralité requise par le programme est remplie, elle devient le vecteur d’une sacralité diffuse, qui en impose sans trop en dire, offre au deuil un cadre apaisé, et atténue le fonctionnalisme machinique qui se déploie derrière le mur de la salle des fours. Mais la limite entre « silence » et « mutisme » et entre « assouplissement » et « affadissement » du langage architectural est ténue.
L’historien Philippe Ariès, dans ses Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours, voit dans l’évolution de la crémation non pas tant les raisons habituellement évoquées d’hygiène ou d’incroyance, mais le reflet d’un tabou jeté sur la mort avec l’avènement de la société industrielle, dont les prémisses auraient été l’évacuation des cimetières aux frontières des villes. La mort, autrefois apprivoisée, partie intégrante du quotidien, est peu à peu évacuée et suscite de plus en plus l’inquiétude et l’angoisse. Le deuil public est réprimé, le chagrin ne s’exprime que dans la sphère privée, les cérémonies sont devenues plus discrètes. Le contact avec le défunt est réduit au minimum. La crémation « serait alors le moyen le plus radical de faire disparaître et d’oublier tout ce qui peut rester du corps8 », évitant de se mesurer de front la question du deuil. François Michaud-Nérard, directeur des services funéraires de la ville de Paris, affirme quarante ans plus tard que « la crémation correspond […] à la marginalisation de la mort9 », « en accélérant la disparition du corps, c’est le mort qui est escamoté10 ». Dans les bâtiments qui tentent par leur simplicité d’exprimer un sacré universel, insistant sur la puissance de l’architecture à offrir une expérience purement phénoménologique, à plonger le visiteur dans des ambiances plutôt qu’à lui offrir des récits, ne peut-on pas lire en filigrane une pauvreté du langage quand il s’agit d’évoquer la mort, laissée par un vide imaginatif, culturel ou religieux, la formalisation de cet « escamotage », évoqué plus haut ? Ces boîtes opaques, souvent isolées dans des zones suburbaines, apparaîtraient alors comme les balbutiements maladroits d’une société qui n’aurait plus rien à dire de la mort, devenue « chose innommable11 ».
1. Sur l’avènement des cimetières modernes, Annabelle Iszatt, Naissance de la nécropole moderne : Lecture d'un espace urbain au début du XIXe siècle à Paris, Montpellier, Éditions de l’Esperou, 2018.
2. En réalité, la crémation est nettement moins chère que l’inhumation seulement si les cendres sont dispersées. Si l’urne est finalement placée dans une concession, le prix est sensiblement le même.
3. François Michaud-Nérard, Une révolution rituelle, accompagner la crémation, Paris, Éditions de l’Atelier, 2012, p. 93.
4. Ibid., p. 28.
5. Le crématorium construit par Peter Behrens à Hagen en 1906 reprend les motifs de l’architecture florentine, son parement géométrique en plaques de marbre blanche et noire rappelant l’église San Miniato de Florence ; celui de Gunnar Asplund, édifié en 1940 à Stockholm, s’inscrit en revanche dans un dépouillement et une rigueur géométrique hérités du mouvement moderne.
6. L’ouvrage Goodbye Architecture, the Architecture of Crematoria in Europe, paru en 2018 chez nai010 Publishers, offre une analyse assez complète de ce programme, comparant les plans, la gestion des flux et la répartition des espaces de nombreux crématoriums européens conçus depuis les années 1990.
7. Vincent Valentijn, Kim Verhoeven, op. cit., p. 235.
8. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, p. 70.
9. François Michaud-Nérard, op. cit., p. 64.
10. Ibid., p. 35.
11. Philippe Ariès, op. cit., p. 199.
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