Table ronde : transformation d’îlots historiques, nouveaux paradigmes urbains

Rédigé par Karine DANA
Publié le 01/10/2018

De gauche à droite : Jean-François Cabestan, Djamel Klouche, Léonard Lassagne et Éric Costa.

Dossier réalisé par Karine DANA
Dossier publié dans le d'A n°267

d’a : Peut-on revenir à la fonction fondamentale de l’îlot parisien, dans son pouvoir de porosité avec la ville, de puissance de plain-pied ?

 

Jean-François Cabestan : Pour comprendre la spécificité des îlots parisiens du centre de la capitale, constitués à partir d’un tissu urbain extrêmement morcelé, plusieurs points sont à considérer. Il faut d’abord se figurer la capillarité du réseau viaire et l’étroitesse des rues héritées de l’Ancien Régime, difficilement imaginable à l’heure actuelle, dans la mesure où la ville s’est depuis retournée comme un gant. Avant l’haussmannisation des tissus, l’espace public était extrêmement restreint, les rues ne faisaient que quelques mètres de large ; la rue Saint-Antoine était une exception absolue à cette règle. L’usage profane des édifices religieux et notamment des cathédrales est l’indice de cette parcimonie d’espaces publics que présentait la ville traditionnelleLes îlots comprenaient en revanche de vastes terrains au fort potentiel d’utilisation, réservés cependant aux activités qu’on y pratiquait et aux publics qu’on y admettait. À partir de la fin du XVIIe siècle, les boulevards, les places royales et quelques quais constituent les premières respirations d’un tissu urbain congestionné, proche de l’asphyxie. Les percées du Second Empire et la généralisation de la viabilisation des bords de Seine modifient en profondeur le rapport des espaces bâtis et non bâtis, des pleins et des vides. D’autre part, il faut considérer la perte progressive de la vocation domestique des rez-de-chaussée. Délaissant le sol urbain et l’esprit de la maison individuelle, les habitants s’étagent au cours du XVIIIe siècle dans des logements à l’horizontale, qui s’intègrent par couches superposées au sein d’édifices qu’on qualifiera plus tard d’immeubles. La répétition d’un plan d’étage courant permet d’offrir à tous le confort du plain-pied, jusqu’alors réservé aux plus hautes couches de la société. Cette évolution va de pair avec l’édiction de plafonds urbains, qui n’admettent que de très rares exceptions, pour les monuments civils et religieux. À la lumière de ces trois facteurs indissociablement liés – la disette d’espace public, le mode de vie à l’horizontale dans les étages des maisons et la limitation en hauteur des constructions –, on perçoit l’épure de l’îlot parisien.

Éric Costa : Les îlots constituaient et constituent toujours une réserve foncière importante. Il n’y en a pas d’autre en centre-ville. La transformation de l’îlot de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie dans le quartier du Marais à Paris est représentative de cette potentialité : nous avons dû profiter du cœur d’îlot pour gagner de la place et nous étendre, réunifier des parcelles et réunir un certain nombre de bâtiments.

 

d’a : Comment l’îlot historique s’est-il progressivement ouvert à la ville ?

J.-F. C. : Bien que représentant une réserve foncière douée d’un fort potentiel d’utilisation, l’îlot était en principe relativement imperméable. Selon les cas, l’intériorité de chaque îlot était garantie par des suisses, des portiers ou des concierges. Les règlements de police imposaient l’infrangibilité des mitoyennetés, afin d’éviter les courses poursuites de malfaiteurs d’un bâtiment à un autre. L’appareil sécuritaire que constituent les jours de souffrance et les grilles dans les cours, à cheval sur les puits communs, sont l’indice de cette exigence d’étanchéité entre les parcelles. Ancêtres des « passages », les « cours » correspondent à une mise en valeur notamment commerciale de grandes masses bâties d’un seul tenant. Percée au travers d’un îlot dense du quartier de Saint-Germaindes-Prés, la cour du Dragon (achevée en 1738) est une première, et les immeubles qui bordent cette étroite et courte artère commerciale sont reconstruits à neuf. Au siècle suivant, on se contentera de se frayer un passage en règle générale rectiligne entre les immeubles conservés, quitte à ordonnancer les niveaux inférieurs. La multiplication des opérations du même type aboutira à la création d’un véritable réseau piétonnier de substitution, à l’écart des rues bruyantes, boueuses et dangereuses. Des verrières protectrices joueront alors en faveur de la très grande vogue de ces espaces de chalandise ouverts à tous. Les « passages parisiens » feront école et se répandront dans les grandes métropoles étrangères. Ils y trouveront comme à  Milan et à Naples des développements inconnus en France.

 

d’a : Le développement du commerce a donc encouragé ces logiques de traversées…

É. C. : Quand les commerçants ont commencé à vendre des produits qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes, ils ont cherché des possibilités d’extension qui n’existaient pas auparavant. Ce phénomène a contribué à impulser d’autres dynamiques d’occupation de l’espace et à inventer une architecture commerciale dont les passages et les grands magasins sont emblématiques. C’est à partir de ce moment-là que les îlots ont commencé à s’ouvrir au public.

J.-F. C. : La ville traditionnelle comptait une quantité inimaginable de boutiques ! Pas un mètre linaire sans commerce, si bien qu’il s’en trouvait dans les cours et jusque dans les étages. Les chalands avaient donc en principe la faculté de s’introduire dans les îlots. Étendu à tous les quartiers du centre, ce phénomène a pu induire l’idée des percées commerciales, et une transformation du tissu, par rationalisation et extension du principe de la forme urbaine qu’il contenait en germe.

 

d’a : L’îlot historique offre donc de grandes potentialités urbaines ?

Djamel Klouche : En effet, il est intéressant de considérer l’îlot historique dans sa capacité à faire évoluer la ville. Quand nous avons travaillé sur le Grand Paris en 2008, nous nous sommes demandé de quelle façon le tissu parisien pouvait être contributif de la métropolisation ambiante. Nous avons alors constitué une petite recherche que nous avons nommée Psychothérapie de la métropole héritée. Dans ce cadre, nous avons compris que Paris était en constante mutation depuis de l’intérieur. La conservation et la permanence persistent en façade, mais pas dans les cÅ“urs d’îlots. Ceux-ci présentent une grande vitalité. De ce point de vue, la ville est complètement mutée et transformée par une sorte de bricolage permanent ! Cette situation d’invisibilité depuis la rue et de mutabilité est très riche. Il faudrait aujourd’hui faire un plan de Nolli tridimensionnel pour révéler cette capacité car il n’est plus seulement question des rezde-chaussée. À travers cette recherche pour laquelle nous avons arpenté toute espèce d’îlot – des îlots occupés par un coiffeur au premier étage, un cabinet d’avocat planqué au détour d’un escalier, etc. –, il nous est apparu important de montrer que le tissu parisien n’était pas une masse inerte. Jusqu’à présent, quand sont évoquées les possibilités de densification de Paris, ne sont envisagées que les portes et la périphérie de la ville où quelques friches offrent des miettes d’opportunités foncières. Cela sous-entend que tout le reste est gelé. Cette idée est fausse. En réalité, le plus gros potentiel d’évolution de la ville se situe dans la matière historique. À mon sens, le tissu parisien est un formidable nid de potentiels, mineurs et majeurs. Il contient énormément de situations, parfois imperceptibles et banales, qui font fonctionner la machine urbaine. Dans la continuité de cette étude sur le potentiel du tissu et de l’îlot parisien, nous avons également considéré le réseau de métro, le plus dense du monde et dont les stations sont resserrées et peu profondes. En cela, le pouvoir d’interactions entre le métro et le tissu parisien est étonnant. Or, il n’est pas du tout exploité. Nous avions envisagé un scénario dans lequel les stations de métro devenaient presque des portes d’incursion dans les îlots parisiens. Selon moi, le vrai projet métropolitain de Paris serait d’autoriser tout entrepreneur quel qu’il soit à bricoler et à utiliser tout le potentiel de l’îlot parisien. Je parle des rez-de-chaussée, bien sûr, mais également des sous-sols. Car si tout à coup le réseau de transport devenait la clé, alors il pourrait donner au tissu parisien une capacité de transformation inouïe, que l’on ne mesure même pas tant le maillage est dense. Un vrai monde parallèle est possible, économique, commercial, de service et d’équipement… En poursuivant cette réflexion, nous nous sommes aussi intéressés à la liaison entre la gare de l’Est et la gare du Nord. Après celle de Shibuya (à Tokyo, ndlr), elles génèrent à elles deux le plus de flux au monde. Si ces deux pôles étaient raccordés par un passage souterrain, ils pourraient englober un bout du tissu parisien et donneraient accès à de nombreux îlots… Il s’agit donc certes de se poser la question sur les nouvelles potentialités urbaines par l’intérieur, mais il faut sortir des réflexions de type « produits immobiliers » qui supposent d’acheter des pâtés de maison pour se fabriquer un monde ouvert ou fermé, en tout cas, contrôlé. Si l’on n’est pas consommateur, on doit également être les bienvenus dans ces cÅ“urs d’îlots. La maille des transports parisiens pourrait transformer la ville et les îlots. Or on ne l’a jamais potentialisée au niveau du tissu.


d’a : Que manque-t-il pour que cela se concrétise ?

 

D. K. : Une volonté ! Car aujourd’hui, on a peur… Chacun veut rester chez soi. Dans une telle situation, des entrepreneurs comme les Cognacq-Jay, qui ont fondé la Samaritaine au XIXe siècle en réunissant petit à petit de toutes petites parcelles pour constituer quatre îlots pour quatre grands magasins, rachèteraient des îlots sur les sites de la gare du Nord et de la gare de l’Est et négocieraient des connexions pour faire une ville très hybride et nébuleuse, adaptée aux nouveaux usages contemporains. Cela permettrait probablement de repenser la notion d’espace public qui deviendrait étendue à des intériorités, mais aussi le statut des services publics qui pourraient trouver des connexions plus directes avec les flux de transports.

J.-F. C. : Cette réflexion évoque le projet de ville à niveaux imaginée par Léonard de Vinci… Les Cognacq-Jay avaient en effet eu cette prémonition. Dès les origines, ils avaient prévu que leurs quatre magasins seraient reliés entre eux par leurs étages de sous-sol, et plus tard au métro. La connexion au parking du Louvre est plus tardive. Or, les transformations opérées depuis les années 2000 ont entraîné le démantèlement de ce principe de fusion entre les îlots par les sous-sols : les magasins sont aujourd’hui orphelins de l’étonnante liaison qu’ils entretenaient, prophétisant les quartiers sur dalle du Front de Seine ou de la Défense. Cette notion de socle perméable conçu en sous-œuvre permettait aux acheteurs de pratiquer les tréfonds de la ville, et d’apprécier d’en bas l’animation et le vacarme qui régnaient en surface. Entre les magasins 1 et 2 de la Samar, on entendait passer les autobus !

Léonard Lassagne : Il est intéressant de comparer différents statuts d’îlots : l’îlot historique, comme l’incarne celui de la rue Sainte-Croix que nous avons ouvert et densifié, et l’îlot moderniste, comme celui où nous intervenons à proximité de la gare de Lyon pour la transformation d’une tour prise dans une configuration d’urbanisme sur dalle, avec un socle très marqué et originellement destiné aux fonctions logistiques. Dans le premier cas, il y avait une complexité historique, de constitution et de stratification très importante, qui a certes demandé un temps assez long d’analyse puis d’interprétation mais qui a offert, curieusement, plus d’opportunités en termes de transformation spatiale. A contrario, la composition fonctionnaliste du quartier Bercy-Rapée dans le 12e arrondissement est plus figée et le cadre plus fort. À supposer que l’on s’y inscrive – ce qui est notre cas puisque nous conservons notamment la lecture bipartite socle/tour et le pouvoir de cohésion du socle –, la marge de manœuvre est plus faible. La sédimentation de l’îlot historique, son caractère en partie « déjà bricolé » et par conséquent composite, a finalement permis d’ouvrir sur beaucoup de possibles. À chaque situation spécifique rencontrée, à chaque temporalité correspondait une occasion nouvelle de questionnement.

 

d’a : Dans quelle mesure les nouvelles pratiques commerciales liées notamment au développement du digital conduisent à envisager autrement l’îlot du grand magasin ?

J.-F. C. : La transformation qui s’achève des grands magasins de la Samaritaine repose notamment sur l’idée que, de nos jours, on ne parvient plus à impliquer les visiteurs dans de grands parcours de mobilité à l’intérieur d’un édifice commercial. Faire monter du public dans les étages supérieurs serait devenu une utopie. Ce point de vue me laisse sceptique… Il est vrai que lors de la conception des grands magasins, on n’a pas mégoté sur les artifices de mise en œuvre pour attirer les chalands dans les étages ! À la Samar comme aux Galeries Lafayette, escaliers monumentaux, escalators, pans inclinés roulants, vastes coupoles lumineuses, terrasses sommitales rivalisaient d’audace architecturale pour amener les acheteurs à parcourir l’intégralité des niveaux.

L. L. : Ces volumes de grands magasins qui étaient des espaces fermés prolongeaient l’espace public et avaient une vocation culturelle. Ils allaient au-delà de la simple question du commerce…

É. C. : Il s’agit en effet de savoir ce qui motive le public à monter des étages et ce qui donne envie de s’élever aujourd’hui… Adapter le grand magasin à l’évolution des pratiques de consommation porte à beaucoup de conséquences. Il faut comprendre que le format prédominant du grand magasin au XXe siècle – issu alors de la grande distribution – a reposé sur la praticité. Or, il n’est plus valide aujourd’hui. Cette praticité s’est déportée sur la vente par Internet, dont l’efficacité est devenue imbattable. Le grand magasin ne peut donc plus avoir la même fonction. Jusqu’alors, pour des raisons d’efficacité et de concentration autour des produits, le commerce obéissait à une logique d’enfermement. On communiquait le moins possible avec l’extérieur, jusqu’à supprimer la lumière naturelle, et on essayait de maintenir le client dans les espaces intérieurs le plus longtemps possible : on créait un monde artificiel. Ce modèle d’isolement a très bien marché en son temps. Prédominait ainsi une logique rationaliste qui a conduit à mettre de côté l’environnement naturel, social et culturel que l’on s’attache justement à réintégrer aujourd’hui. Le shopping est en effet devenu une activité de loisir et de culture. Il faut donc sortir des murs, réintégrer la lumière du jour et créer un écosystème plus large et ouvert. C’est ce que nous avons fait dans l’îlot Sainte-Croix en déprivatisant les cours intérieures, en les ouvrant au public et en essayant d’ajouter des composantes que le magasin immeuble ne possédait pas : un espace culturel et de restauration accessible à tous. Challengés par l’économie du digital, les îlots des grands magasins sont les premiers à devoir muter et s’ouvrir. Ces transformations touchent les manières de consommer mais également les façons de travailler, d’habiter, de se cultiver, etc. Nous vivons en cela une période très intéressante. Plus que le transport, selon moi, c’est l’impact du digital qui est le principal moteur des changements dans la ville. Nous sommes au début des réflexions sur les nouvelles pratiques. Aux États-Unis, par exemple, où des centaines de centres commerciaux sont aujourd’hui obsolètes, l’un d’entre eux (Arcade Providence, le premier centre commercial américain construit il y a 190 ans) est devenu un ensemble résidentiel de 48 logements et services (restaurants, café, coiffeur…). L’opération est un succès et montre que l’on s’oriente vers une hybridation des ensembles immobiliers plutôt que vers leur spécialisation.

 

d’a : Les transformations des pratiques de la ville poussent-elles ainsi à envisager la mixité programmatique différemment ?

 

D. K. : Les frontières entre habiter, travailler, pratiquer du loisir ou du sport deviennent de plus en plus floues. Cela augmente donc la potentialité de programmes hybrides. Le grand intérêt de l’immeuble haussmannien tient justement au fait qu’il autorise tout : bureau, logement, commerce, rooftop. Sa typologie a une capacité à absorber des usages parfaitement différents. En ce sens, il est plus durable que le bâtiment contemporain, normé.

J.-F. C. : Le tissu traditionnel pré-haussmannien présentait également cette souplesse. C’est ainsi que le Marais ou le Sentier se sont transformés. Et la grande réussite de la transformation de l’îlot Sainte-Croix tient aussi au fait que le Marais s’apparente à la médina ! La densité y est telle que la découverte imprévue et soudaine de ces espaces relève du merveilleux. Un peu comme dans le cas des halls des grands magasins, c’est bien l’exploitation raisonnée de l’intériorité de l’îlot qui permet de générer une respiration urbaine. On ne pourrait pas jouer la même carte à la Défense ou même sur le boulevard Haussmann… A contrario, on vient de s’employer à décongestionner les halls peu à peu complètement saturés de la Samaritaine, dont les épaisseurs bâties, de façade à façade, pouvaient aller jusqu’à 80 mètres  sans  interruption. Au moyen d’un curetage violent, d’immenses atriums y ont été extrudés de la masse bâtie, produisant une succession de cours qui s’inspirent, au dire des maîtres d’ouvrage, des passages parisiens. À mon sens, la générosité de l’espace public dans le secteur de la Samaritaine ne justifie pas la création de ces respirations intérieures à l’îlot aussi bien que dans le Marais. Jusqu’à sa fermeture en  2005, l’immensité et l’empilement des plateaux qui jouissaient d’une hauteur sous plafond relativement faible faisaient de la  Samar une véritable caverne d’Ali Baba.

 

 


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