Scénarios pour un monde post-carbone, Entretien avec Jean-François Blassel, architecte, ingénieur et maïtre de conférences

Rédigé par Stéphane BERTHIER
Publié le 15/11/2019

Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER
Dossier publié dans le d'A n°276

Jean-François Blassel est professeur à l’ENSA de la ville et des territoires Paris-Est et dirige, avec Raphaël Ménard, la formation post-master « PoCa, Post-Carbone Â» qui interroge les mutations architecturales et urbaines liées à la crise environnementale contemporaine.

D’a : Pourriez-vous présenter succinctement les enjeux de cette formation ?

Cette formation est née d’un constat d’urgence : quatre grandes crises exigent un renouvellement profond de l’état de la théorie et des pratiques de la conception architecturale et urbaine. La première est celle du changement climatique et des bouleversements majeurs qui ont déjà commencé à opérer et qui vont encore s’accentuer. La seconde est celle de la réduction de nos consommations d’énergie et de l’abandon des énergies fossiles en faveur des énergies renouvelables. La troisième est celle de l’épuisement des ressources matérielles de la planète et la quatrième est celle du vivant, dont l’architecture fait souvent fi.

 

D’a : Comment ces grands thèmes se traduisent-ils dans votre pédagogie ?

D’abord, il faut revenir sur l’organisation. Nous sélectionnons chaque année une quinzaine d’étudiants. La formation est ouverte à tous les métiers de la conception et de l’aménagement, mais la grande majorité des candidats est issue d’un cursus d’architecture effectué en France ou à l’étranger. PoCa dure deux semestres, le premier se passe à l’école et les étudiants partent durant le second pour une mise en situation de recherche (MSR). Le premier semestre associe des cours théoriques à une pratique de projet. Les cours fournissent des outils pour comprendre et agir face aux crises que je viens de rappeler. Ces outils sont architecturaux, conceptuels et culturels mais nous tenons aussi à transmettre à nos étudiants une connaissance scientifique et technique suffisante pour qu’ils aient des notions quantitatives de ce que l’on présente. Il ne suffit pas d’affirmer qu’une conception est bioclimatique ou bas carbone, encore faut-il pouvoir le vérifier, disposer d’ordres de grandeur et d’éléments de comparaison. La formation commence donc par une période de remise à niveau scientifique pour pouvoir suivre ces cours, dont une partie a d’ailleurs lieu à l’École des ponts et chaussées (ENPC).

 

D’a : N’est-ce pas trop difficile d’accès pour des étudiants qui ont suivi des études d’architecture ?

Non, c’est exigeant mais tous s’en sortent bien à la fin. Il faut aider les architectes à vaincre leurs inhibitions par rapport aux questions scientifiques. L’objectif n’est pas de les abreuver d’intégrales triples mais de leur permettre de maîtriser les concepts scientifiques utiles pour comprendre et quantifier les enjeux dont nous venons de parler. Nous en faisons l’expérience assez vite, dès le début de la formation, avec un exercice intensif d’architecture. Le but est de concevoir un petit édifice bioclimatique grâce auquel les étudiants manipulent ces notions scientifiques. Ainsi durant le premier mois, la mise à niveau scientifique s’articule avec un premier travail de projet, au cours duquel les outils numériques sont proscrits. L’accent est mis sur les concepts et les principes ; les étudiants s’initiant ainsi d’abord « Ã  la main Â» aux méthodes de simulation thermique, d’analyse bioclimatique et d’analyse du cycle de vie pour mesurer l’impact réel de leurs choix de conception et faire des itérations entre dessins qualitatifs et vérifications quantifiées.

 

D’a : Y a-t-il des élèves ingénieurs de l’ENPC dans votre groupe ?

Non, mais il y a des échanges. Par exemple, nous avons des TD communs, dont un est organisé avec le PoCa, et les élèves ingénieurs des Ponts collaborent ainsi au développement des projets. Par ailleurs, des élèves ingénieurs participent parfois, dans le cadre de leurs études, à certaines de nos recherches.

 

D’a : Quel est le contenu des cours qui alimentent le premier semestre ?

Ce sont des interventions très diverses qui cherchent à présenter tout le spectre de la problématique de la transition post-carbone. Nous donnons la parole à des chercheurs en architecture, des praticiens, des écologues, des ingénieurs en thermique, en thermodynamique, des spécialistes en économie, des chercheurs en matériaux, etc. Une vingtaine d’intervenants se succèdent ainsi pendant le semestre, en parallèle de l’atelier de projet long que nous menons.

 

D’a : Ce projet long, est-ce comme un projet semestriel d’atelier à l’école d’architecture ?

Pas exactement, nous travaillons toujours sur des études de cas réelles, avec des partenaires commanditaires. Toutefois, il est clair que nous ne nous substituons pas au monde professionnel : nos études ne sont pas opérationnelles. Notre démarche est prospective, et c’est bien ce que nos partenaires viennent chercher.

 

D’a : Quels sont les profils de ces partenaires ?

Leurs profils sont très variés, ce sont des entreprises, des communautés d’agglomération, des institutions. Par exemple, nous avons déjà travaillé avec EDF, avec Vinci ou Engie, mais aussi des collectivités territoriales comme à la Réunion, en Touraine ou à l’île d’Oléron. Ces acteurs arrivent avec leurs questions ou leurs problématiques, comme la montée des eaux sur le littoral, l’avenir des centres commerciaux, les mutations des régions viticoles sous l’effet du réchauffement climatique, etc. Nous développons une réflexion prospective à partir de ces sujets, dans une double perspective de décarbonation et d’amélioration de la résilience de ces territoires et de ces programmes.

 

D’a : Comment ces partenaires financent-ils la formation ?

Les formations post-diplôme comme la nôtre ne sont pas financées par le ministère de la Culture, comme l’est la formation initiale des études d’architecture. Nos partenaires abondent aux alentours de 20 000 euros, auxquels s’ajoutent les droits d’inscription des étudiants qui varient entre 4 500 et 6 000 euros selon leurs profils. Ces montants peuvent paraître élevés mais restent bien en dessous du prix des formations postgrade des grandes écoles. Cela fabrique une dynamique dans laquelle tout le monde est très engagé. Nous avons une obligation de qualité : qualité de l’enseignement, qualité des informations transmises par les partenaires, qualité des livrables produits par les étudiants qui doivent être d’un certain niveau professionnel. Et puis, PoCa étant un DPEA (diplôme propre aux Écoles d’architecture), nous savons que ce diplôme vaut d’abord par son contenu.

 

D’a : Comment abordez-vous ces projets ? Quelles sont vos clés d’entrée ?

Tout d’abord, nous sommes désormais tous d’accord avec l’idée que non seulement notre mode de fonctionnement productiviste aveugle à toutes ses externalités n’est plus tenable, mais que, de plus, nous allons dans le mur à grande vitesse. Face à la catastrophe annoncée et à la fascination qu’elle peut exercer, il faut imaginer des futurs désirables : nous devons inventer une pensée positive face à toutes ces perspectives flippantes. L’architecture est à cet égard un excellent médium d’investigation et de partage.

Notre clé d’entrée dans le projet n’est jamais la consommation d’énergie en elle-même. Il faudra la réduire, c’est certain, mais si on ne fait que cela, sans réfléchir aux aspects systémiques, ça ne peut pas marcher. Notre approche est toujours multiscalaire, entre territoire, ville, architecture, bâtiment et jusqu’au composant. Quelle que soit l’échelle de la question de départ, il faut la resituer parmi les multiples relations qu’elle active. Cela veut aussi dire que le point d’entrée de nos études est très souvent celui des pratiques et de l’usage. Ce sont elles qui sont à la base de nos scénarios prospectifs. Notre culture technique les alimente et les enrichit et, en parallèle, nous permet de mesurer l’efficacité ou les conséquences énergétiques et écosystémiques des différents scénarios possibles. L’une de nos études concernait par exemple notre propre école, dont nous avons analysé en détail les sources d’inconfort. Nous avons proposé des scénarios d’amélioration des consommations globales, montrant que, pour y vivre mieux avec moins d’énergie, il fallait agir autant sur nos usages que sur les dispositifs techniques.

 

D’a : Les étudiants travaillent-ils seuls ou en groupe ?

Sur ce sujet aussi, nos méthodes sont assez différentes de ce qui est communément admis dans les écoles d’architecture. Nous valorisons les dispositifs collaboratifs plutôt que l’individualisme, qui est une expression de la nature libérale de l’exercice du métier d’architecte tel que nous le connaissons. Il faut désormais travailler ensemble, partager, s’entraider. L’idée n’est pas de faire sortir du lot celui ou celle qui aura eu la meilleure idée, mais de l’élaborer ensemble. Nous essayons aussi d’étudier collectivement les idées jusque dans leurs conséquences les plus larges. Par exemple, si construire en bois semble une chose positive du point de vue du bilan carbone, qu’est-ce que ça veut dire de tout construire en bois ? Est-ce que les forêts deviendront des champs d’arbres cultivés de manière intensive ? Est-ce que cela a du sens en termes de biodiversité et d’équilibre des territoires ?

 

D’a : Quelles sont les modalités scientifiques de vérification de vos hypothèses de projets ou « scénarios Â» ?

Nous nous appuyons sur les connaissances théoriques apprises en cours et sur l’utilisation d’une panoplie d’outils numériques auxquels les étudiants sont formés. Nous sommes attachés à voir et à mesurer les flux, notamment d’énergie, à travers nos projets, autant pour en comprendre le fonctionnement et le transformer que pour le communiquer ensuite. Au-delà des diagrammes de Sankey qui permettent de visualiser quantitativement les apports, les transferts et les pertes d’énergie dans un système complexe, nous sommes intéressés par des outils d’analyse environnementale utilisables très en amont du projet, alors que nous n’en connaissons pas encore tous les aspects. Il s’agit de disposer des premiers ordres de grandeurs et d’appréciations quantitatives afin d’effectuer des choix informés et d’éviter des bévues fondamentales, difficiles à rectifier plus tard dans le projet. Giovanna Togo, l’une des premières étudiantes de PoCa, qui a participé à son développement jusqu’à l’an dernier, travaille actuellement sur le sujet de la représentation de ces flux et de ces états pour l’un de ces logiciels à Efficacity, l’Institut de recherche et de développement voisin de l’école, dédié à la transition énergétique de la ville, avec lequel nous collaborons régulièrement.

 

D’a : Qu’est-ce que la « mise en situation de recherche Â» qui occupe le second semestre ?

Une mise en situation de recherche (MSR) est plus ouverte qu’une simple mise en situation professionnelle dans une agence d’architecture. Les étudiants doivent identifier une question personnelle et chercher le cadre – professionnel ou non â€“ dans lequel ils pourront la développer. Cela peut être une agence d’architecture, un bureau d’études, un laboratoire de recherche, une collectivité territoriale, une ONG, une fondation, etc. Ils doivent y trouver les ressources pour développer leur questionnement, qu’ils présenteront sous la forme d’un mémoire soutenu à la fin du cursus. Mais ils ne disparaissent pas complètement : ce semestre de MSR est rythmé par deux master class, comme celle organisée l’an dernier à Bologne avec l’architecte italien Mario Cucinella qui dirige la School of Sustainability (SOS). Il nous a accueillis pour que les étudiants de PoCa et de SOS travaillent ensemble dans un temps très condensé sur des questions urbaines méditerranéennes, liées aux déchets au Caire, à la submersion marine à Tunis ou encore aux mobilités à Gênes.

 

D’a : Parmi vos publications, j’ai noté que l’une d’entre elle se nomme « Aéroport-objectif 2030 Â». Est-il possible d’envisager un aéroport post-carbone ?

Lorsque nous avons mené cette étude prospective, la société française était secouée par les débats sur le futur aéroport Notre-Dame-des-Landes. Dans ce contexte, notre travail interrogeait notamment sur la pertinence du développement d’aéroports régionaux. Nous avons imaginé de meilleures modalités train-avion pour desservir et optimiser ceux qui existent déjà plutôt que d’en créer de nouveaux.

Mais la question des commanditaires et de leur influence sur le choix des sujets n’est pas marginale. Nous réfléchissons pour l’avenir aux moyens de stabiliser le modèle économique de notre enseignement pour nous permettre de travailler aussi sur des sujets développés par nous, ou avec des ONG, sur la réhabilitation énergétique des territoires diffus, par exemple, avec des sujets ancrés plus localement. Nous aimerions aussi pouvoir trouver les ressources pour amener certains projets jusqu’à la réalisation de prototypes, dans la veine de Rural Studio, par exemple.

 

D’a : Après sept années d’existence, avez-vous un retour sur les débouchés que cette formation offre à ses étudiants ?

Oui, les anciens de PoCa ont créé une association et forment une communauté qui épaule les nouveaux et qui permet d’appuyer nos recherches sur un groupe élargi. Grâce à ces contacts, nous savons qu’ils partent, en France et à l’étranger, dans des agences d’architecture, des bureaux d’études, des institutions publiques, chez des paysagistes. L’une de nos étudiantes a rejoint la Fondation Abbé-Pierre, les possibilités sont donc très larges. Jusqu’à présent, peu d’entre eux s’orientent ensuite dans un parcours de recherche, avec le doctorat en perspective. Toutefois, nous aimerions que le développement de bourses Cifre rende ce choix plus facile, dans une perspective de recherche et, à travers l’enseignement, de diffusion de nos interrogations et réponses face aux difficultés du monde de demain.

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