Sacralité laïque

Rédigé par Pierre CHABARD et Marie-Anne DUCROCQ .
Publié le 02/10/2019

Mobilier en acier corten du crématorium d'Hofheide

Dossier réalisé par Pierre CHABARD et Marie-Anne DUCROCQ .
Dossier publié dans le d'A n°275

Un oxymore assez intrigant se glisse régulièrement et sous plusieurs formes dans les ouvrages ayant trait à l’architecture religieuse ou funéraire actuelle : « secular spirituality1 Â», « secular sacredness2 Â», « sacralité laïque3 Â», « non religious spirituality4 Â», ou encore « secular religious code5 Â». Si dans l’expression les deux mots « religieux Â» et « séculier Â» restent bien distincts, conservant leur caractère antithétique, l’architecture qu’ils qualifient tend pourtant à les mêler intimement. Les lieux de culte, de mémoire, et plus particulièrement les espaces de la mort, doivent manifester une nouvelle forme de sacralité, dépouillée de tout contenu religieux distinct, identifiable. Alors que son usage tend à se généraliser dans les sociétés occidentales, le crématorium, équipement funéraire areligieux, doit répondre encore plus que tout autre lieu cultuel, mémoriel ou monumental à cette nouvelle exigence.

Derrière ces cinq expressions se cachent en réalité deux phénomènes corollaires et contradictoires. Les quatre premières tentent de mettre deux noms – Ã  défaut d’en avoir trouvé un seul â€“ sur une caractéristique récurrente des édifices religieux, ou de ceux qui l’étaient autrefois mais tendent à l’être de moins en moins, comme les espaces funéraires. Alors que la population occidentale se sécularise, que la religion n’est plus tant une affaire communautaire qu’individuelle, privée, confidentielle, on cherche, dans un souci d’œcuménisme, de laïcité, à exprimer le sacré sous de nouvelles formes plus syncrétiques. Les symboles, formes archétypales, ornements sont polis, assouplis, abstraits. Ce renoncement à toute forme d’allusion historique ou religieuse entraîne un dépouillement assez complet des édifices : ne résistent à cet émondage que les moyens primaires de l’architecture : la matière, la lumière, la forme abstraite, tout ce qui échappe à la grille de la verbalisation. On met en valeur la dimension éthique de la simplicité : l’architecture religieuse semble faire acte d’humilité dans une société où elle est minoritaire, expiant en quelque sorte le luxe, la profusion d’époques plus lointaines où elle s’incarnait dans les décors et le faste. On insiste enfin sur le silence qui s’impose sur les lieux de mémoire, ou sur le caractère indicible de la mort dans les espaces funéraires.

La cinquième notion évoquée, celle de secular religious code, désigne un phénomène parallèle au premier. Tandis que dans les lieux de culte l’expression du religieux est assurée par une architecture essentialisée, on nimbe les espaces profanes d’une atmosphère sacrée, en recourant aux mêmes formes épurées. S’inscrivant sur de nombreux points dans la filiation du minimal art, certains édifices exaltent la matière, la lumière, la masse, pour leur caractère sensuel, pour leur présence immédiate, pour leur simplicité archaïque. Le but est de renouer avec une expérience quasi primitive de l’architecture : elle est purement spatiale, volumétrique, chromatique, sans rajouts ornementaux narratifs, symboliques ou historiques. Dans une version plus « chic Â», on la trouve dans les espaces ultra-épurés des grandes boutiques de luxe, qui mettent en scène chaque produit dans un cadre si dépouillé qu’il se drape d’une aura religieuse et devient objet liturgique. Le but est cette fois-ci d’accomplir un autre rituel de notre temps, le shopping.

L’architecture contemporaine semble donc traversée, si l’on en croit ces différentes expressions, par une double tendance : une neutralisation des espaces religieux d’un côté et, de l’autre, une paradoxale « resacralisation Â» des espaces profanes, ces deux phénomènes passant tous deux par une essentialisation des formes. Dans les deux cas, cette écriture dépouillée vient servir également une revendication disciplinaire des architectes qui souhaitent anoblir l’architecture elle-même, lui redonner sa dignité perdue. L’éditorial de l’ultime numéro de la revue San Rocco, « Muerte Â», l’assume avec foi : l’architecture doit réapprendre « tout ce qu’elle savait autrefois sur les monuments et la mémoire6 Â». Et c’est justement dans l’espace funéraire qu’elle peut renouer avec ses moyens formels archaïques car « il y a dans la mort quelque chose de définitif, qui la lie à la notion de Forme7. Â»

Selon les éditorialistes de San Rocco, l’architecture aurait perdu, depuis l’avènement du mouvement moderne et du fonctionnalisme, l’art de faire des monuments. Mais, plus encore, la société capitaliste n’aurait elle-même accordé que peu de crédit aux architectures ne répondant pas au critère de rentabilité, et les espaces funéraires, restés en marge de la course au profit, auraient été négligés, marginalisés.

Dans l’Occident sécularisé, les funérailles sont en effet de moins en moins accompagnées de rites religieux. En même temps, il semble impossible d’envisager le passage vers la mort sans aucune forme de cérémonie : on l’accompagne alors de rites laïques « qui se révèlent être des combinaisons très éclectiques de traditions existantes, de plus en plus axées sur le souvenir du défunt8 Â». Répondant à la fois aux contraintes foncières inhérentes à la massification des sociétés urbaines et aux attentes minimales de celles-ci en termes de rituel, la crémation tend aujourd’hui à se généraliser9. Du point de vue architectural, le crématorium doit rassembler, dans une écriture homogène, les éléments d’un programme orchestrant d’un côté les dernières étapes du deuil, appelant des espaces dignes, et d’un autre la logistique rigoureuse de l’accueil d’un public nombreux et varié et du processus technique de la crémation elle-même. Ce nouveau type funéraire semble alors inévitablement concerné par la question de la « sacralité laïque Â», évoquée plus haut. Plus encore, on lui demande de mêler « spirituel et industriel10 Â».

 

1. Kenneth Frampton, « The secular spirituality of Tadao Ando Â», in Karla Britton (dir.), Constructing the Ineffable, Contemporary Sacred Architecture, New Haven, Yale University Press, 2010, p. 108.

2. Vincent Valentijn, Kim Verhoeven, Goodbye Architecture: The Architecture of Crematoria in Europe, Rotterdam, nai010 Publishers, 2018, p. 235.

3. Philippe Tretiack, Cérémonie : Plan 01 architectes, Bruxelles, Ante Prima, 2010, p. 24.

4. Op. cit., Vincent Valentijn, Kim Verhoeven, p. 205.

5. Jin Baek, Nothingness: Tadao Ando’s Christian Sacred Space, Abingdon, Routledge, 2009, p. 3.

6. Éditorial, San Rocco n° 15, juillet 2019.

7. Ibid.

8. Philippe Breels, Lisa De Visscher, Jan De Zutter, Luc Vanmuysen, a20-architecten, statie stuifduin, Rotterdam, nai010 Publishers, 2018, p. 14.

9. En France, 1 % des obsèques faisait l’objet d’une crémation en 1980, 30 % en 2010, 37 % en 2018 (source : Fédération française de crémation). En 2016, la crémation représentait plus de 80 % des obsèques en Suisse, en Slovaquie, au Danemark, en République tchèque et en Suède, 63 % aux Pays-Bas, 59 % en Belgique, 57 % en Allemagne, 55 % au Luxembourg (source : International cremation statistics of the Cremation Society of Great Britain 2016).

10. Martin Braathen, Project, Asker Mortuary and Crematorium, Carl-Viggo Hølmebakk, Oslo, Pax, 2012, p. 344.

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