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Dossier réalisé par Karine DANA Face au choix difficile de passer entièrement en distanciel ou de revenir au temps du travail quotidien dans un bureau commun, la plupart des entreprises cherchent aujourd’hui un compromis durable à travers le modèle hybride. Comment ce changement de paradigme provoqué par la pandémie impactera-t-il les entreprises et les organisations à moyen et à long terme ? Voici la principale question explorée lors d’une Vitra session, le 11 mars dernier, à l’occasion d’un colloque très ouvert qui a permis d’approcher les enjeux cruciaux et complexes que représente aujourd’hui le travail suivant ce « modèle hybride ». Nous retranscrivons ici les échanges qui nous ont paru essentiels entre Nora Fehlbaum (PDG de Vitra), Dr Antje von Dewitz (PDG de l’entreprise outdoor Vaude) et Gianpiero Petriglieri (professeur en comportement organisationnel à l’INSEAD), modérateur de la conversation. |
Gianpiero Petriglieri : La récente expérience du travail à distance – que certaines entreprises avaient déjà bien intégrée avant la pandémie – nous force tous à réfléchir aux manières de collaborer. Que nous y soyons contraints ou non, le mode de travail « distribué », entre le bureau et la maison, continuera d’opérer. Néanmoins, ce principe est controversé. Certains détracteurs du modèle à domicile disent qu’il risque d’y avoir un grand effet d’isolement pour les travailleurs, de déconnexion voire d’oppression à cause des outils de contrôle numérique. D’autres se montrent plus positifs et disent que le télétravail peut être assez libérateur et valorisant et qu’il peut contribuer à une plus grande flexibilité pour des personnes qui se sentent peut-être limitées par l’environnement traditionnel. Ceci nous conduit donc à une question : que pouvons-nous faire pour nous assurer que cette transition nous mène à une vie professionnelle plus humaine et plus viable, sans que la productivité, l’efficacité et le lien social que nous connaissons comme des valeurs de bureau n’en souffrent. Ne regardons pas en arrière. Projetons-nous dans six, douze, dix-huit mois. Il est à espérer qu’il y aura beaucoup plus de liberté et de possibilités de choisir, mais un certain degré de travail distribué restera la norme. Qu’est-ce que cela signifie dans la pratique ? Qu’est-ce qui change ? En quoi la vie professionnelle des collaborateurs change-t-elle ?
Nora Fehlbaum : Nous sommes à un stade très précoce de ce que vous venez d’appeler une expérience. Je vais parler de ce que nous faisons dans notre entreprise, d’une part sur le plan organisationnel et, d’autre part, du point de vue architectural, je veux dire du bureau, proprement dit. Sur le plan organisationnel, je crois que nous devons tous prendre maintenant une décision quant au positionnement de notre entreprise. On entend beaucoup parler des deux extrêmes, 100 % distanciel ou présentiel, mais ce qui ressort de nos discussions avec d’autres entreprises, c’est plutôt un modèle hybride qui est assez épineux. Avant la pandémie, Vitra était assez réticente au télétravail. Depuis, nous sommes bien sûr beaucoup plus ouverts à la flexibilité. Nous croyons au bureau comme un espace central où nous nous réunissons en équipe. Pour certaines tâches, certains jours, nous pourrions choisir de travailler depuis chez nous ou d’ailleurs. C’est donc ce modèle hybride, délicat, que nous avons choisi. La deuxième décision que l’entreprise doit prendre revient à définir à quoi ressemble exactement le modèle hybride ? Où, quand, qui, travaille comment ? À ce sujet, les entreprises hésitent à se montrer trop prescriptives, mais comme ce modèle est nouveau pour nous, nous préférons fixer certaines règles. Concernant le plan architectural, il faut écouter les raisons pour lesquelles les gens se retrouvent ou viennent au bureau. Parfois, leur espace à la maison n’est pas productif, confortable, ou peut-être ont-ils besoin de travailler avec leurs mains, ou sur des prototypes, peut-être que la routine du déplacement leur est bénéfique… Le plus souvent, ils viennent au bureau parce qu’ils ont besoin d’accéder à d’autres esprits que le leur, dans leur espace de travail. C’est pour cela nous concevons aujourd’hui du mobilier pour permettre la collaboration informelle. Nous avons observé ces dernières semaines que c’est notre cantine qui était très fréquentée, toute la journée, alors qu’avant la Covid, elle était surtout occupée pendant la pause-café de 9 h et pendant le déjeuner… N’oublions pas que les espaces conçus ces 100 dernières années ne l’ont généralement pas été pour la collaboration mais pour que les gens fassent leur travail et soient supervisés. Ce but n’est plus valable et le matériel avec lequel nous œuvrons a lui aussi changé. Ainsi, le mobilier d’origine, un bureau et une table, pourrait aussi être remis en question. Enfin, nous devons aussi décider de ce que nous faisons des tâches qui demandent de la concentration. La préparation d’une présentation, la rédaction d’un article ou la lecture d’un contrat pourraient être faites à la maison ou dans un espace doté d’un contexte comportemental différent, tandis que le reste pourrait être entièrement destiné à la collaboration. Nous avons réuni tout cela dans ce nouveau concept de bureau baptisé « Club Office1 ».
G. P. : Vous qui avez réfléchi, Antje von Dewitz, à ce qu’il faut pour que les gens aient une vie professionnelle plus viable, mais aussi pour qu’une entreprise ait une culture viable, que pensez-vous de cette idée de bureau comme un « club », un lieu de rassemblement… Comment voyez-vous l’avenir ?
Antje von Dewitz : Nous faisons de gros efforts pour équilibrer le travail et la vie. Ce sont les gages de la durabilité et d’une vie de qualité. Il y a deux aspects à cet équilibre. Le premier concerne la qualité de vie pour les gens eux-mêmes. Le second, c’est l’implication : pour suivre le chemin de la durabilité qui est très complexe et demande beaucoup de d’efforts, on a besoin de toute la personne, de toute son énergie et de toute sa concentration. C’est pourquoi, il y a déjà huit ans, nous avons autorisé le travail mobile et mis en place l’infrastructure pour son exercice parce que nous avons compris qu’il est bénéfique pour les gens. Ils peuvent ainsi mieux équilibrer leur vie privée et professionnelle. Et pour ce faire, nous avons instauré une culture de la confiance. Il ne s’agit donc pas seulement de réfléchir l’infrastructure avec l’activité dans le cloud mais aussi la condition qui permet aux gens d’aller travailler chez eux, la conscience tranquille. Et même si les gens œuvrent à distance depuis de nombreuses années chez Vaude, aujourd’hui c’est différent. C’est beaucoup plus efficace. Avant, on entendait souvent : « Oh, il travaille à la maison, ne le dérangeons pas ! » Maintenant, c’est devenu une routine.
Les retours sur le travail à la maison sont très positifs mais il en ressort un déficit de communication interdisciplinaire. Dans nos bureaux, alors que nous profitons déjà de beaucoup d’endroits différents – la cantine, une salle de gym, une salle d’escalade, etc. – où se rencontrer et discuter, je pense que l’organisation va quand même changer. Jusqu’à présent, on installait en effet les postes en fonction du workflow (le marketing avec marketing, etc.). À l’avenir, comme je pense que les collaborateurs resteront à la maison environ la moitié du temps, on va devoir vraiment bien orchestrer le travail. Quand doivent-ils être dans l’entreprise et quand peuvent-ils être à la maison ? L’objectif étant de leur accorder la plus grande liberté tout en étant très clairs au sujet des temps de présence dans l’entreprise. En ce sens, on va probablement se diriger davantage vers des bureaux mobiles pour soutenir la communication interdisciplinaire entre les gens, parce que c’est quelque chose qui manque et que l’on ne peut pas vraiment bien atteindre avec le numérique.
G. P. : On part souvent du principe que le bureau est vraiment l’endroit où naît la culture d’entreprise. Suivant un modèle distribué, comment vous assurez-vous que la culture ne souffre pas, ne meure pas. Que faites-vous ?
A. v. D. : Pour notre part, nous concentrons nos efforts sur le fait d’avoir des relations de travail toujours basées sur la confiance. Or, c’est plus difficile quand on ne se voit pas. On a donc mis en place des outils qui permettent de toucher les gens. Quatre-vingts personnes télétravaillent actuellement sur un gros projet de logiciel, un projet hyper stressant. Pour soutenir leurs efforts, nous leur envoyons régulièrement des petits colis à la maison. Nous avons aussi introduit l’idée d’un feu de camp, le Vaude Campfire. C’est un blog vidéo virtuel qu’on a lancé au début du confinement. Tous les jours, puis une fois par semaine, l’un des membres de l’équipe dirigeante demande comment ça va, et explique quels sont les projets. On poste cela sur Tumblr afin que chaque collaborateur puisse le regarder sur son téléphone. Toutes ces choses donnent aux gens un sentiment d’appartenance et de liens.
G. P. : Ces métaphores du rassemblement – le « feu de camp », le « club » – constituent des moments très organiques dont les humains se sont toujours servis pour se rassembler et pour se reconnaître dans des mots comme la confiance. Mais pendant très longtemps, ce n’était pas le principe du bureau. Il était plutôt question d’une certaine productivité et de la reproduction d’un modèle en silos. Vous n’êtes donc pas seulement en train de parler d’une autre manière d’organiser les journées ou les espaces, vous parlez d’une autre manière de penser ce qu’est l’organisation et ça, c’est une autre culture. Selon vous, quelles sont les étapes cruciales dans la transition d’une vision beaucoup plus mécanique du travail à une vision nettement plus humaine et plus sociale ?
N. F. : Pour opérer une transition en douceur et dans la mesure où c’est assez nouveau, nous avons établi chez Vitra un ensemble de règles, même si c’est un terme que les gens n’aiment pas vraiment ces jours-ci. Nous formons actuellement tout le personnel sur le fonctionnement futur du travail hybride chez Vitra. Nous avons identifié quatre types de travailleurs : le Workplace Resident, qui vient tous les jours dans l’entreprise, seul endroit où il peut faire son travail ; le Workplace Enthusiast qui est à l’extérieur jusqu’à 25 % du temps et sinon sur place ; le Workplace Citizen qui est en déplacement jusqu’à 50 % du temps ; et puis, il y a le Nomad, qui n’est jamais là . Cela peut être quelqu’un qui travaille pour l’équipe allemande mais qui vit à Copenhague, par exemple. Il n’y a donc personne dans la catégorie entre 50 et 100 %. Tout le monde appartient à l’une de ces catégories. Le choix relève d’une décision entre le chef d’équipe et l’employé, selon les besoins et les circonstances personnelles. Il en découle aussi le type d’équipement que le travailleur aura à la maison et au bureau. Et si vous êtes absent plus d’un jour, il se peut que vous n’ayez pas de poste attitré dans l’entreprise. Nous demandons aussi que la semaine à venir soit planifiée, convenue, communiquée et partagée avec le reste de l’équipe. Ainsi, tous les autres peuvent s’organiser autour de ça. Ce n’est pas trop spontané, on ne risque pas que certains membres de l’équipe soient complètement perdus ou apparemment jamais là . C’est ainsi que nous organisons le travail hybride pour l’instant. Ce n’est pas parfait, on va apprendre en cours de route et s’adapter.
A. v. D. : Je trouve que c’est une approche très élaborée mais nous ne fonctionnons pas comme ça. Il y a quelques années, notre organisation marchait avec des règles plus strictes. Nous en avons tiré une expérience et avons depuis développé une culture de « confiance ». Croire en une culture de confiance suppose une vision très positive des gens. Il faut supposer qu’ils sont là parce qu’ils veulent travailler. Reste à créer un bon cadre, très clair, à être très précis dans ses attentes, parce qu’il ne faut pas contrôler les personnes, mais leur faire confiance et donc se concentrer sur leur environnement. Notre philosophie tient à donner autant de liberté que possible parce que les gens peuvent mieux équilibrer leur vie, tout en disant très clairement quand il est nécessaire qu’ils soient là . D’après mon expérience, on doit pour le moment fournir plus d’efforts pour empêcher les gens de revenir trop tôt au bureau…
G. P. : Pourriez-vous imaginer que cette volonté se produise une fois les inquiétudes sanitaires envolées ? De dire, « tu n’as pas besoin de venir au bureau, pourquoi ne ferais-tu pas du télétravail ? »
N. F. : Je ne crois pas, non ! Je suis contente de voir chaque personne. Ce qu’on essaie tous de dire, c’est qu’il y a un changement de paradigme dans la manière de mesurer la contribution individuelle d’une personne travaillant pour l’entreprise, en l’évaluant en termes de résultat et de production plutôt qu’en heures de présence. Si les gens n’ont pas ce changement de paradigme dans l’esprit, alors autant ne pas faire de travail distribué car c’est vraiment son principal avantage : que les gens puissent accomplir leurs tâches quand ils sont au mieux de leur forme. Ce qui m’inquiète un peu, c’est qu’en l’absence de cadre ou de certaines règles, le manager ou les chefs d’équipe finissent par mener la danse en envoyant des signaux avec leur propre comportement. Si l’un d’entre eux adore venir au bureau, toute l’équipe se sentira obligée d’être là et vice versa. Et c’est déjà ce que l’on a un peu observé.
G. P. : Un des grands malentendus, c’est de penser que si les gens travaillent en mode distribué, leurs dirigeants n’ont pas d’importance, alors qu’en fait, ils en ont davantage car ils doivent déceler les signaux subtils. Au-delà de l’architecture et des règles de l’organisation, il s’agit de s’intéresser à la manière dont le manager gère tout cela. Alors quel est le plus grand changement à venir dans la manière de diriger et de gérer ?
A. v. D. : Je pense que le dirigeant doit être très compétent sur le plan digital, il ne peut pas manquer d’assurance dans l’utilisation des outils digitaux. Il doit y aller franchement, introduire de nouveaux logiciels, organiser des ateliers très intéressants avec ses collaborateurs, ne pas les ennuyer en ligne. Être le fer de lance de ce développement, c’est tirer parti de la situation. Les gens sont maintenant ouverts à la transformation numérique et le chef d’équipe devrait être le meneur de cette transformation, être conscient de l’avantage du bureau et savoir quand les gens doivent y être : il est le chef d’orchestre du travail. Je pense que pouvoir collaborer de chez soi, dans son monde, facilite les choses. Cela ouvre les gens à la transformation numérique.
G. P. : Nora, comment voyez-vous votre évolution de votre pour que cela fonctionne ?
N. F. : J’ai remarqué pendant cette période où les gens ont travaillé de manière plus distribuée que la communication est essentielle. On ne dira jamais les choses de manière assez claire, ni assez large ni assez fréquente. Un rythme de communication très régulier s’est révélé très important ces derniers mois et je pense qu’on va continuer comme ça, même après la pandémie. Et comme Antje le disait, apparaît la nécessité d’une orchestration consciente de son équipe pour s’assurer que les gens soient là quand ils doivent l’être, mais qu’ils aient la liberté d’être productifs à la maison ou ailleurs, également. Dans tout cela, je pense que le bureau peut jouer davantage un rôle de soutien, il peut refléter ce que vous voulez qu’il se passe et ce que vous ne voulez pas qu’il se passe dans l’espace de travail.
Si vous voulez qu’il soit collaboratif, peut-être que vous n’avez pas de poste fixe où les gens se concentrent et que vous leur demandez de faire ça chez eux. Ou peut-être que vous installez ça dans un autre bâtiment ou encore peut-être voulez-vous renoncer aux tables attitrées pour que les gens se mélangent davantage. Tout cela relève de décisions à prendre. Je pense aujourd’hui que le bureau peut jouer un rôle de soutien pour les entreprises confrontées à cette transition.
A. v. D. : Comme chez Vitra, il y a quelque chose de très agréable dans nos bureaux. Les gens aiment venir ici. Pour moi, c’est extrêmement important à l’ère du numérique. Si tout le monde est partout, on a besoin d’une maison. Je pense que c’est encore plus important qu’avant. Et on a envie d’une maison accueillante, n’est-ce pas ? Et pas d’un lieu de contrôle.
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