Réemploi 8/8 - Le réemploi requiert une forme d’intelligence adaptative : Entretien avec Michaël Ghyoot, architecte, membre de l’association Rotor

Rédigé par Cyrille VÉRAN
Publié le 29/06/2021

RecyPark

Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN
Dossier publié dans le d'A n°291

Depuis sa création en 2005, l’association bruxelloise Rotor interroge l’économie de la construction dans les sociétés industrialisées et l’impasse des modèles productivistes et extractivistes. Cette critique active prend corps dans la production d’ouvrages théoriques1, dans une pratique axée sur la faisabilité technique du réemploi et, depuis 2016, dans le lancement d’une entreprise coopérative, Rotor Deconstruction, qui réalise des opérations de démantèlement, de conditionnement et de revente de matériaux réutilisables. 


Son dernier ouvrage, Déconstruction et réemploi2, est une synthèse publiée dans le contexte d’un projet de recherche, « Le bâti bruxellois, source de nouveaux matériaux », initié par le laboratoire Architecture et Climat de l’université catholique de Louvain. Rotor y dresse un état des lieux du réemploi des matériaux de construction, en replaçant cette pratique dans l’histoire, et esquisse des pistes pour sa diffusion. 

D’a : Du démantèlement minutieux à la démolition lourde dans les sociétés, vous revenez dans votre ouvrage sur l’histoire du réemploi et son arrêt avec l’essor de l’industrialisation. Le XXe siècle serait donc une parenthèse dans l’histoire du réemploi ? 


Les pratiques de valorisation des matériaux ont en effet toujours été omniprésentes dans le secteur du bâtiment. Sans revenir à l’Empire romain et aux spolia3, on peut rappeler l’énorme chantier de démolition engagé par le baron Haussmann à Paris, qui a également donné lieu à de nombreuses pratiques de réemploi, portées par des entreprises actives à la fois dans la démolition et la revente des matériaux, comme celle d’Achille Picart, l’une des grandes figures de cette période. À l’époque, les démolisseurs payaient pour intervenir sur ces chantiers, car les bénéfices tirés de la vente des matériaux étaient largement supérieurs au coût du démantèlement. Le basculement de ces pratiques s’opère au début du XXe siècle, sous l’effet de la pression foncière qui s’exerce dans les métropoles occidentales et avec l’apparition de nouvelles machines de chantier qui se substituent à une main-d’œuvre de plus en plus coûteuse. La valorisation du foncier devient alors plus rentable que celle des matériaux issus de la déconstruction. Au cours du XXe siècle, le réemploi subsiste comme pratique marginale liée à l’économie informelle. Il est porté à la fin des années 1960 par les mouvements de préservation du patrimoine mais aussi par les mouvements de contre-culture, à l’aune d’une conscientisation environnementale et du refus d’adhérer à la consommation de masse. 


D’a : La filière est encore aujourd’hui assimilée à une niche, et parmi les nombreuses raisons que vous invoquez, vous pointez le réseau d’acteurs et de compétences qui n’est pas toujours bien identifié. 


Le réemploi implique d’avoir une connaissance fine des matériaux et de leurs spécificités. On le constate auprès des revendeurs et des artisans, cette connaissance est empirique et pointue. Or le cadre de la construction, très normatif, ne valorise pas toujours ce type d’intelligence. Même l’architecte, dans sa posture disciplinaire, ne connaît généralement les matériaux que par la façon de les décrire dans un cahier des charges et sur un plan. L’un des paradoxes aujourd’hui est l’omniprésence du thème de l’économie circulaire dans les grands débats et les politiques publiques alors que les acteurs existants, qui perpétuent ces pratiques depuis parfois plusieurs générations, ne sont pas toujours bien représentés. Le référencement de ces acteurs que nous avons proposé à la Région bruxelloise, et qui s’élargit aujourd’hui à d’autres pays, est un premier jalon pour donner de la visibilité aux fournisseurs professionnels de matériaux de réemploi. En parallèle, nous essayons aujourd’hui, avec d’autres partenaires du projet FCRBE, d’objectiver ce secteur sur un plan statistique : quelle quantité de matériaux traite-t-il, que représentent son chiffre d’affaires et son volume d’emplois et quels sont les gains environnementaux qu’il induit ? Dans une étude rendue en 19764, l’architecte Walter Stahel préconisait déjà de favoriser des activités économiques productrices de plus-value en limitant la consommation de matière. À cet égard, le réemploi rentre dans cette définition-là. L’horizon de cette vision, c’est bien de fermer les robinets de la production d’objets neufs et de faire reposer la prospérité économique sur des activités d’entretien, de réparation, de nettoyage, en bref tout ce qui permet de prolonger la durée de vie des biens existants. 


D’a : Dans votre dernier chapitre, où vous donnez des pistes d’action pour le développement du réemploi, la puissance publique semble incontournable… 


Dans ce chapitre, on s’adresse en effet aux décideurs publics bien qu’on puisse imaginer des scénarios où l’économie du réemploi se développerait d’abord par la fédération des acteurs de terrain. La question est surtout de savoir comment agir et dans quel ordre placer ces actions. La puissance publique peut très certainement poser un cadre préalable, des incitations fiscales par exemple. On pourrait décréter, comme certains pays le font déjà pour certains types de bien à la consommation (vêtements, appareils électroménagers, etc.), que les matériaux de construction d’occasion bénéficient d’une TVA plus avantageuse. Le plafond de verre pour le réemploi, c’est la concurrence des matériaux neufs vendus bon marché. Le coût du nettoyage, du tri, du conditionnement dépasse le prix d’achat d’un équivalent neuf, et c’est particulièrement le cas pour les produits d’entrée de gamme. La fiscalité européenne ne met pas beaucoup de freins à la circulation de ces matériaux neufs fabriqués en masse à l’étranger, dans des conditions où ils sont exonérés de taxes sur l’environnement et où les charges sociales sont peu élevées. Mais les autorités publiques peuvent aussi avoir des approches basées sur l’accompagnement et le développement de nouvelles pratiques. Depuis plusieurs années, la Région de Bruxelles-Capitale par exemple a mis sur la table et poussé le sujet du réemploi des matériaux, notamment via de nouveaux cadres incitatifs (sous forme de primes à l’innovation, par exemple) et réglementaires (sous forme de nouvelles obligations). 


D’a : Du côté des industriels, observez-vous un changement dans les pratiques ? 


Si l’on s’engage sérieusement dans l’économie circulaire, les industriels, qui sont encore dans une logique de production massive linéaire, sont sans doute les acteurs qui, en apparence, ont le plus à perdre. Mais certains secteurs commencent à voir leur intérêt. Nous avons eu des discussions fécondes avec la fédération de la pierre naturelle en Belgique, qui voit s’amenuiser les bancs exploitables et augmenter les coûts d’exploitation parce qu’il faut aller chercher la pierre toujours plus profondément. Ils peuvent aussi miser sur le caractère durable et pérenne du matériau. Parmi les revendeurs que nous avons visités, l’un d’entre eux possède une grésière et produit des pavés neufs. Aujourd’hui, son chiffre d’affaires repose toutefois à 80 % sur le réemploi des pavés de voirie, qu’il démonte, nettoie et remet en vente. Plusieurs fabricants de cloisons de bureaux font actuellement ce virage, en faisant valoir qu’ils sont relativement bien placés pour récupérer ce matériau, le remettre en état, remplacer les pièces manquantes et finalement livrer un produit fini à leurs clients habituels. 


D’a : Parmi les mesures listées, vous abordez le volet réglementaire : imposer le réemploi dans tout projet neuf. Cela vous semble-t-il un passage obligé pour le faire accepter ? 


Tel que c’est formulé, c’est certainement un peu simpliste, mais il y a l’amorce d’une réflexion en soi. Nous précisons d’ailleurs que c’est une mesure qui ne peut se construire que sur des préalables. Nous avons récemment publié une tribune5 qui plaidait pour établir une liste de matériaux « protégés », pour lesquels il existe des acteurs capables d’assurer leur reprise et leur réemploi et qu’à ce titre on devrait interdire de les jeter avec les flux des déchets classiques. En substance, la directive européenne a déjà acté réglementairement le fait de privilégier la prévention pour tout ce qui peut l’être. Mais il y a encore un flou sur la façon d’interpréter « tout ce qui peut l’être » ? Qui décide de ce qui est réutilisable, et sur quels critères ? Pour ces filières en place, on pourrait envisager d’aller plus loin, en obligeant la réutilisation des matériaux dans les nouveaux projets. À ce jour, ce type de démarche est engagé sur la base volontaire de certains maîtres d’ouvrage. Son caractère réglementaire pourrait prendre effet dans la Région bruxelloise, avec la série de mesures qu’elle a prises pour valoriser l’exemplarité des projets publics d’ici à 2030. 


D’a : L’idée d’une banque nationale des matériaux de réemploi et des outils numériques tels que le BIM pour faciliter leur caractérisation vous semble-t-elle intéressante ? 


La question de la digitalisation et de la centralisation des données est très vaste. On peut y répondre à plusieurs niveaux. 


Tout d’abord, il est intéressant de rappeler que derrière la couche de nouveauté induite par la référence à la digitalisation, l’idée de documenter des matériaux ne date pas d’hier ! Par conséquent, il est souvent possible de retrouver des informations sur les matériaux que l’on démonte aujourd’hui dans des bâtiments existants. Que ce soient les plans et cahiers des charges d’origine, les fiches techniques, les déclarations des performances, ou encore les carnets de maintenance, tous ces documents sont autant de sources d’information précieuses. Ils sont utiles pour évaluer le potentiel de réemploi. Bien sûr, dans certains cas, ces sources peuvent s’être dispersées, ne plus être à jour, voire avoir complètement disparu (particulièrement pour les bâtiments les plus anciens). Il nous est déjà arrivé de chercher des informations à propos d’un lot précis dans les archives de l’architecte (qui avaient entre-temps fait l’objet d’une donation à un fonds public), celles du maître d’ouvrage et celles du fabricant… Tout cela peut être chronophage. Il est possible que la digitalisation et la centralisation des données offrent des éléments de réponse à ces aléas. À titre personnel, je pense toutefois que rien ne garantit que ces dispositifs ne provoquent pas à leur tour d’autres aléas : vont-ils effectivement être mis à jour, quid de l’évolution des formats digitaux, que se passe-t-il si le serveur qui centralise toutes les données crashe ou disparaît, etc. ? 


Ensuite, je vois un certain risque à postposer la question du réemploi à dans trente ans. Il est certain qu’apporter un grand soin à la documentation des matériaux utilisés et réutilisés aujourd’hui facilitera la tâche des déconstructeurs de demain. Il serait par contre faux de croire qu’on ne peut pas, dès aujourd’hui, réemployer des matériaux, y compris si ceux-ci ne sont pas munis d’un « passeport » ou ne sont pas fichés dans une base de données centralisée. 


Enfin, plus largement, je m’interroge aussi sur le type d’économie qui se dessine derrière le développement du BIM, des passeports matériaux et de la digitalisation en général. Quels vont être les coûts cachés de ces développements, notamment en matière de consommation des ressources naturelles et d’énergie ? On sait que la digitalisation a une grande influence sur la consommation de terres et de métaux rares et que les fermes à serveurs consomment énormément d’énergie. Comment ces coûts vont-ils s’intégrer à des modèles économiques parfois déjà fragiles ? Plus largement encore, quelle organisation du travail induisent-ils ? Telles que les choses semblent se présenter, on voit surtout s’ajouter une nouvelle couche de consultants et d’experts, peut-être encore plus éloignés des matériaux en tant que tels. À titre personnel, j’ai plus de sympathie pour la vision que semblent suggérer les premiers travaux de Stahel : une économie fondée sur le travail de petites entreprises, ancrées localement et qui ont un rapport direct au terrain et aux matériaux. Ma thèse était en quelque sorte un plaidoyer pour cette approche-là. 


D’a : Comment convaincre les architectes de se mettre au réemploi ? 


Il faudrait que les architectes acceptent de travailler avec de l’incertain, des lots de matériaux uniques, et qu’ils prennent un peu de distance avec cent cinquante ans de développement industriel normatif. Intégrer le réemploi nécessite une forme d’intelligence adaptative, une capacité à tirer parti d’une opportunité. Il ne doit pas être vécu comme une contrainte mais comme une ressource créative. On voit des architectes pionniers qui vont dans ce sens, engagés sur le chantier et qui élargissent leur rôle au compagnonnage avec les artisans. Je pense aussi qu’on se trompe si on essaie d’appliquer aux matériaux de réemploi des cadres d’évaluation inspirés de ceux qui ont cours dans la production industrielle de matériaux neufs. Par essence, les matériaux de réemploi concernent la plupart du temps des petits volumes, présentant de grandes différences. Même si l’on prend un matériau standard, appliqué à un même bâtiment, il évolue de différentes manières selon les sollicitations. L’usage, l’usure tend à les individualiser. L’équilibre me semble donc se situer entre les deux : développer une connaissance plus fine des matériaux de réemploi et des méthodes d’évaluation des performances plus maniables et, du côté des architectes, les inviter à lâcher du lest sur des exigences non essentielles, réapprendre à travailler avec des dimensions un peu plus variables, trouver des mises en Å“uvre qui tirent parti de leurs caractéristiques. Si on agit sur les deux leviers en même temps, une rencontre est possible. En revanche, si l’on demande aux architectes de réinventer de fond en comble leurs pratiques et si l’on essaie de rendre les matériaux de réemploi aussi standards et prévisibles que la production industrielle de masse, on risque de ne pas susciter beaucoup d’enthousiasme, de laisser beaucoup d’acteurs de côté et de continuer à gaspiller beaucoup de ressources matérielles. C’est ce point de rencontre prometteur en termes d’enjeux environnementaux et sociaux qu’il faut viser. 



1. Notamment Behind the Green Door. A Critical Look at Sustainable Architecture through 600 Objects, 2014, et Usus/usures, État des lieux - How things stand, 2010. 


2. Rotor, Déconstruction et réemploi, Comment faire circuler les éléments de construction, Presses polytechniques et universitaires romandes, 232 p. 


3. Le terme spolia est une invention plus récente des historiens de l’art, autour du XVIe siècle. 


4. « The Potential for Substituting Manpower for Energy », (Le potentiel de substituer l’énergie par la main-d’œuvre, qui sera publié sous forme de livre en 1981). 


5. www.reemploi-construction.brussels/news/article/article-dopinion-michael-ghyoot-rotor/ 



RecyPark, projet de 51N4E. Pour ce projet de déchèterie sur la commune d’Anderlecht, les architectes de 51N4E assistés de Rotor proposent de réutiliser la structure d’un hangar existant. Parmi les quatre propositions émises par l’équipe, la maîtrise d’ouvrage –l’agence Bruxelles Propreté – a retenu une charpente en arceaux, soigneusement démontée et entreposée en attendant que le chantier démarre. Elle doit faire l’objet d’une série de tests, notamment pour vérifier que le lamellé-collé de la charpente ne se décolle pas. Cette caractérisation des performances est couplée à une stratégie de surdimensionnement pour sa réutilisation : réduction des entraxes de poteaux, couverture plus légère que l’originale, doublement des arceaux en certains points, renforts en acier aux points de jonction pour répartir les efforts liés au fléchissement. 

Mutation de la caserne d’Ixelles. L’inventaire détaillé réalisé par Rotor a pour double objectif d’évaluer la part des bâtiments qui peuvent être préservés en vue de leur restructuration, et le potentiel de matériaux de réemploi. Ces objectifs quantitatifs doivent se traduire dans la passation des différents marchés avec les bureaux d’études et les entreprises pour lesquels Rotor a également une mission d’assistance. Ces objectifs doivent aussi se mettre en adéquation avec les différents programmes. Certaines finitions d’origine se prêtent davantage à leur conservation, par exemple dans les logements étudiants où les durées d’occupation sont plus courtes que les logements familiaux. Sur ce site qui a connu des évolutions incessantes – transformations, rénovations, adaptations, extensions –, la démarche vise à intégrer la valeur potentielle de toutes ces couches de l’histoire dans le nouveau projet. 

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