Réemploi 1/8 - Un champ à investir pour l’architecte - Entretien avec Quentin Chansavang et Hugo Topalov, Bellastock

Rédigé par Cyrille VÉRAN
Publié le 06/07/2021

La base de vie et la halle-atelier, deux des installations temporaires réalisées dans le cadre du projet Actlab

Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN
Dossier publié dans le d'A n°291

Depuis la création de leur collectif en 2006, alors qu’ils étaient étudiants à l’École d’architecture de Paris-Belleville, les membres de Bellastock se sont imposés comme des acteurs incontournables de l’économie circulaire et du réemploi en particulier. L’association s’est constituée en société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) en 2019, un format qui lui permet de consolider ses actions. Celles-ci reposent sur trois piliers : la sensibilisation et la formation pour tous les publics à travers les festivals, notamment, et le CAAPP, un nouveau lieu d’expérimentation transdisciplinaire qui s’ouvre à Évry-Courcouronnes dans l’Essonne ; la recherche entamée avec les projets REPAR 1 et 2 pour l’Ademe, qui se poursuit avec le programme européen FCRBE ; les missions AMO auprès des maîtres d’ouvrage et architectes. Le point avec Bellastock sur les avancées et freins du réemploi en France. 

D’a : À la demande de la Direction du développement économique de Plaine Commune, vous avez mené pendant trois ans une étude sur le métabolisme urbain de son territoire. Cette échelle vous semble-t-elle la plus adaptée pour gérer les flux des matériaux entrants et sortants ? 


Le point de départ de cette recherche est le renouvellement urbain massif de ce territoire qui entraîne des flux colossaux de matériaux entrants et sortants, dans un schéma linéaire de consommation des ressources non renouvelables et de mises en décharge toujours plus éloignées. L’objectif de Plaine Commune est d’assurer la soutenabilité des aménagements et constructions sur son territoire en mobilisant les ressources matérielles et humaines endogènes. Il est certain que la question de la gouvernance est un sujet essentiel pour appliquer l’économie circulaire à ces pratiques. C’est à l’échelle intercommunale ou régionale que peut s’élaborer la planification des flux et, en corollaire, se généraliser et se massifier le réemploi avec la création de filières et d’emplois locaux à la clé. L’économie circulaire rejoint l’économie sociale et solidaire.


D’a : L’échelon national, voire européen, est-il aussi intéressant pour « massifier » le réemploi ? N’est-ce pas ce à quoi vous réfléchissez aujourd’hui en répertoriant, par exemple, les acteurs dans un annuaire ? 


Ce travail fait effectivement partie du programme européen Facilitating the Circulation of Reclaimed Building Elements (FCRBE)1, qui porte l’ambition de mutualiser nos expertises en matière de réemploi et de proposer des méthodologies et des outils reproductibles à destination des acteurs de la construction. À ce titre, nous complétons la base Opalis, initiée en Belgique, par le recensement en France des entreprises qui Å“uvrent dans la filière du réemploi. Nous avons identifié environ 300 entreprises actives depuis des générations, preuve que le modèle économique est viable. C’est un tissu hétérogène constitué de démolisseurs qui récupèrent les matériaux de leurs chantiers pour les revendre, de revendeurs spécialisés dans les matériaux anciens qui ont une valeur patrimoniale, de réparateurs, recycleurs, etc. On s’aperçoit que le réemploi est un chapeau commun à de nombreux acteurs qui plantent les graines d’une économie circulaire dans le bâtiment. Cet inventaire en ligne, couplé à une documentation précise, vise à leur donner une visibilité et à favoriser leur mise en relation avec les maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre. Il complète les plateformes numériques qui encadrent les transactions de matières souvent brutes de démontage. La base Opalis répertorie de son côté les acteurs qui peuvent se charger de toutes les étapes de déconstruction, stockage, reconditionnement et mise en Å“uvre. L’objectif de ce travail est bien de fédérer des acteurs qui s’ignorent, de combler aussi ce grand écart entre les donneurs d’ordre et ces petites entreprises. 


D’a : Vous invoquez la réhabilitation des circuits courts avec le réemploi, mais ce recensement élargi à l’échelle européenne ne risque-t-il pas d’être contre-performant, en encourageant les flux lointains ? 


Chaque matériau de réemploi a un périmètre de circulation à ne pas dépasser si l’on veut rester cohérent. Mais avant que son bilan carbone atteigne celui d’une neuve, vous pouvez faire faire une fois le tour du monde à une poutre en acier de seconde main ! Pour une botte de paille ou une planche en bois, ce sera quelques dizaines de kilomètres. Des chercheurs anglais ont calculé les distances maximales des matériaux de réemploi, au cas par cas, avant que leur impact environnemental n’excède celui du neuf. L’économie circulaire s’assoit sur quelques préjugés à combattre. Cependant, ce constat n’éclipse pas une priorité, celle de mobiliser autant que possible les ressources d’un site ou de ses abords pour transformer, construire, aménager. L’un des enjeux pour y parvenir est de réduire la fracture entre le monde de la démolition et celui de la construction, et entre des acteurs qui s’ignorent. Nous nous concentrons sur ce moment qui correspond à la gestion des déchets avant la page blanche, de manière à l’anticiper pour réintégrer la matière dans le cycle de la construction. Le laboratoire physique Actlab sur l’île Saint-Denis a fait avancer notre démarche, dans le cadre de deux recherches REPAR 1 et REPAR 22 conduites avec l’Ademe. La première a porté sur une opération de démontage des entrepôts du Printemps sur site. La deuxième sur des expérimentations par le projet, dans le contexte favorable de l’urbanisme de transition, car il ne convoque pas de montages lourds. Ces résultats ont été restitués dans deux études qui s’adressent aux maîtres d’ouvrage, architectes et entreprises. Il est nécessaire de multiplier les projets démonstrateurs pour faire bouger le cadre normatif, assurantiel, économique, et faire en sorte que les décideurs appréhendent le sujet concrètement et en confiance. 

D’a : La fracture que vous évoquez s’applique aussi selon vous entre la conception et le chantier… 


Parce qu’il repose sur un ensemble d’itérations entre conception, ressource et chantier, le réemploi bouscule les temporalités très cloisonnées du processus de projet. Il nécessite pour l’architecte de garder la main sur la construction, contrairement à une pratique qui tend à l’en dessaisir pour la confier à des maîtres d’œuvre d’exécution au nom d’une certaine logique d’efficacité. Pour cette même raison, les études qui peuvent être menées en amont pour intégrer des éléments en réemploi partent à la poubelle, pour préférer les matériaux neufs dont la mise en Å“uvre et les délais d’approvisionnement sont mieux maîtrisés. Dans cette course à la vitesse et au gain, le réemploi n’a guère de place aujourd’hui. Il y a pourtant un champ à investir pour l’architecte. Dans son rôle de prescripteur, il peut s’interroger de manière responsable sur la provenance des matériaux et la chaîne d’actions qu’ils requièrent, plutôt que de vouloir en contrôler les caractéristiques et l’approvisionnement. Le réemploi invite au lâcher-prise sur ces sujets, pour s’intéresser à l’histoire des cultures et pratiques constructives de cette matière déjà-là, et penser l’intelligence de sa mise en Å“uvre. La capacité créatrice de l’architecte ne s’en trouve pas compromise. 


D’a : Le recours au réemploi semble plus facile dans les projets pour des particuliers. Son mésusage n’est-il pas corrélé à l’échelle des programmes ? 


A priori non. L’objectif est de le mettre en place là où il est juste, comme les matériaux bio et géosourcés. La limite du réemploi est essentiellement culturelle. Commençons par intégrer cet apprentissage dans les formations initiales, au sein des écoles d’architecture où les étudiants sont formés, parfois, à l’expérimentation à l’échelle 1:1 avec des matériaux neufs. Mais le réemploi n’est pas encore sur la table, alors qu’en termes de conception il oblige à expérimenter d’autres manières de faire. Quant à la question de l’échelle, nous faisons partie de l’équipe de la Nouvelle AOM chargée de rénover la tour Montparnasse dans une configuration complexe, avec 80 copropriétaires, une maîtrise d’ouvrage privée, de nombreux bureaux d’études. Mais l’ambition est là, et on y arrive. Le noyau intérieur de la tour sera habillé d’une paroi de verre issu de la dépose de la façade, ce qui représente quand même 300 tonnes de matériau. Le projet qui a été retenu est celui qui touchait le moins au bâtiment. 


D’a : Pensez-vous que l’évolution du cadre réglementaire va contribuer à sa diffusion ? 


La loi AGEC devrait obliger les filières de recyclage et de réemploi à se structurer, à travers trois mesures fortes : l’obligation des maîtres d’ouvrage à réaliser un diagnostic déchets ET ressources (le diagnostic PMD), l’incitation à se fournir en matériaux recyclés, biosourcés et réemploi pour les achats publics, et la Responsabilité élargie du producteur (REP) qui oblige le fabricant à préfinancer la gestion des matériaux en fin de vie. Pour la REP, on ne part pas de rien, il existe déjà un maillage d’industriels amenés par les politiques européennes depuis une vingtaine d’années et spécialisés dans le recyclage. Ils ont la capacité à accueillir des activités de réemploi. Concernant le diagnostic PMD, rien ne dit à ce jour s’il y aura des sanctions en cas de non-respect ou s’il y aura un organe de contrôle pour le faire appliquer. Rappelons le bilan de l’Ademe sur le diagnostic déchets rendu obligatoire en France en 2011 : seulement 5 % de ces diagnostics ont été déclarés réalisés. On peut aussi donner un autre chiffre : au moins un tiers des déchets des bâtiments finissent enfouis. On vit dans un monde où l’on parle beaucoup de recyclage mais la réalité, c’est qu’il y a encore trop de décharges sauvages. 


D’a : Quelles seraient les éventuelles dérives si le réemploi venait à se massifier ? 


Avant de rentrer dans des stratégies de recyclage ou de réemploi, il faut s’interroger sur la préservation de l’existant. Le réemploi, c’est l’étape d’après. Or nous travaillons avec des maîtres d’ouvrage qui ont en tête de se lancer dans le réemploi mais sans ce préalable qui leur permettrait de s’épargner de nombreux problèmes liés à la démolition et à la transformation d’un territoire. Nous les informons de ces stratégies englobantes qui portent sur la conservation, le réemploi et le recyclage. L’objectif n’est en aucun cas de faire surgir un conflit d’intérêts entre ces différentes stratégies. Mais sans garde-fous, si vous pouvez tout réemployer, vous pouvez donc tout démolir. Ce serait l’effet rebond, une utilisation massive qui va à l’encontre des objectifs initiaux. Pour l’heure, la question est plutôt de savoir, alors que tous les voyants sont au vert avec l’évolution du cadre réglementaire et une conscience affichée ou sincère des acteurs majeurs de la construction, si ce moment charnière va tomber dans l’œuf ou vraiment s’accélérer. C’est l’enjeu de cette décennie.  


1. Facilitating the Circulation of Reclaimed Building Elements (faciliter la circulation des éléments de construction récupérés) est un projet européen initié en octobre 2018 pendant trois ans et regroupant huit partenaires (Rotor, Bellastock, Salvo Ltd, le Belgian Building Research Institute, Bruxelles Environnement, le Centre scientifique et technique du bâtiment, la Confédération Construction et l’université de Brighton) avec l’objectif d’augmenter de plus de 50 % (en masse) la quantité d’éléments de construction de récupération en circulation sur son territoire d’ici à 2032. Les outils et méthodologies, actuellement testés sur 36 sites pilotes dont 16 en France, sont destinés à être reproductibles et seront restitués en open source. Les premières versions de ces livrables sont déjà en ligne. 


2. Réemploi comme Passerelle entre Architecture et industrie. 

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