Reconstruire le sol. Dialogue compétitif pour le réaménagement des abords de la cathédrale Notre-Dame de Paris

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 05/09/2022

Bas Smets (lauréats) - coupe biosphérique

Article paru dans d'A n°301

Comment aménager le parvis d’une cathédrale qui s’élève toujours sans toiture depuis son incendie traumatique ? Un projet placé au cœur d’un site en totale recomposition : reconstruction d’une icône nationale, exil du tribunal de grande instance, privatisation partielle de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. Avant le retour de millions de touristes venus du monde entier...



L’île de la Cité : les bancs de sable déformés par les puissants courants du fleuve ont été rassemblés, remodelés et stabilisés au fil des siècles par l’intervention humaine. D’abord cité gallo-romaine pressée devant le palais du représentant de Rome, puis ville médiévale qui a vu éclore son immense cathédrale. Le palais devenu royal a émigré au Louvre puis à Versailles et sa salle de justice s’est hypertrophiée jusqu’à devenir sa nouvelle raison d’être... L’île aura reçu sa forme définitive du préfet Haussmann, qui la voyait comme une acropole seulement occupée par des institutions laïques et religieuses. Ainsi les habitations qui subsistaient entre le palais et la cathédrale ont-elles été systématiquement détruites pour laisser la place au tribunal de commerce et à la préfecture de police ainsi qu’à un gigantesque parvis ouvert sur le fleuve. L’hôtel-Dieu qui courait sur les deux berges du bras méridional de la Seine a été déporté sur la rive septentrionale. Quant aux multiples constructions qui s’immisçaient dans les moindres recoins du lieu de culte, elles ont été systématiquement éradiquées pour l’isoler et lui accorder un statut de relique libérée de sa châsse pour mieux rayonner sur la ville et sur le monde.

 

L’ombre de Dominique Perrault

Le regard sur cette île-monument a sans doute changé avec la mission prospective confiée à Philippe Bélaval et à Dominique Perrault, suivie en 2017 d’une exposition à la Conciergerie et d’une publication aux Éditions Norma. Le haut fonctionnaire et l’architecte l’ont expertisée et ont proposé des interventions sur son sol et son sous-sol. Ils préconisaient notamment de supprimer les grilles et les barrières inopportunes et d’unifier les pavages afin de créer un réseau de places, mais surtout de considérer les parcs de stationnement enterrés comme des réserves spatiales capables de réanimer cette île asphyxiée par son propre succès. Notamment de concevoir à l’emplacement du parking de la cathédrale un vaste espace d’accueil directement ouvert sur le quai pour permettre sa desserte par les navettes fluviales... 

Malgré un programme très contraint ne permettant pas de remise en cause fondamentale du parvis, les quatre équipes en lice du concours pour le réaménagement des abords de la cathédrale – présenté au Pavillon de l’Arsenal du 1er juillet au 28 août – sont parvenues à élaborer des visions très différentes sur la restructuration de ce grand vide en déshérence. 

Ainsi Bas Smets a-t-il assimilé le parvis haussmannien aux Supersurfaces de Superstudio pour prescrire un vaste plan unitaire ouvert à tous les possibles ; à l’opposé, Aymeric Antoine et Pierre Dufour ont généralisé les principes élaborés par George-Henri Pingusson en 1962 pour son Mémorial des martyrs de la déportation creusé dans la pointe orientale de l’île. Michel Desvigne a concentré son attention sur les plantations existantes, tandis que Jacqueline Osty a considéré le fleuve comme une puissance capable de déborder et d’inonder. Ces projets, plus que des thèses ou des travaux de recherche, font apparaître avec un relief singulier les caractéristiques et les potentialités de ce site en mutation.


SUPERSURFACE 

Paysagiste : bureau Bas Smets (mandataire) lauréat / architectes : Grau, Neufville-Gayet architectes (patrimoine) / BET : Ingérop, Franck Boutté consultants environnement

Conceptuel, très technique et peu interventionniste, Bas Smets organise son intervention comme la juxtaposition de trois bandes spécifiques. La première suit le tracé de la rue du Cloître-Notre-Dame qui, pavée et généreusement plantée, devient totalement piétonne. La seconde correspond à la séquence des trois grands vides unitaires : le parvis, la nef et la fontaine de la Vierge. La dernière se présente comme une forêt urbaine pondérant l’ouverture des espaces majeurs sur la Seine et la rive gauche tout en absorbant les édicules donnant accès aux salles souterraines. La structure du parking reste inchangée, seul le niveau intermédiaire est supprimé de manière à obtenir une double hauteur sous plafond ouverte sur la promenade Maurice-Carême qui suit le fil de l’eau, comme le préconisait Dominique Perrault. Cette salle hypostyle permet d’accéder au musée archéologique. Les murs séparatifs, notamment celui du quai, sont largement échancrés tandis que des emmarchements mettent en communication les trois espaces – promenade, ancien parking et crypte – auparavant strictement séparés et enclavés. En surface les dénivelés sont résorbés, et de la terre végétale nécessaire au bon développement des arbres est déversée au-dessus de l’ancien parking pour placer le sol du parc suivant la berge au niveau du parvis. Ce dernier s’affirme comme une simple surface, un support ouvert à tous les possibles, sans jamais chercher à se constituer comme une façade qui viendrait interférer avec celle de la cathédrale. Il descend en légère pente vers le monument de manière à ce qu’une lame d’eau puisse couler pour humidifier les pavés et rafraîchir l’atmosphère, en fonction de la température ambiante, avant d’être récupérée. Les eaux pluviales de la toiture sont canalisées et stockées : un lourd dispositif prothétique qui permet au sol de « transpirer » et d’atténuer le stress thermique les jours de grande chaleur. Ce projet neutre sait cependant tenir compte de l’existant, soustraire plus qu’ajouter et œuvrer sur l’invisible pour définir l’ambiance optimale propre au recueillement et à l’éveil des sens. 

 

SOUS LES PAVÉS, LA PLAGE 

Architectes : Antoine Dufour (mandataires) / paysagistes : Atelier Jours / BET : AIA life designers (environnement), Ma-Geo (génie urbain), RR&A (mobilité)

C’est à une véritable remontée dans le temps que nous convient les architectes Aymeric Antoine et Pierre Dufour, vers les éléments fondamentaux – la terre, l’eau... – à l’origine de l’île. Contrairement au projet lauréat, les masses d’arbres sont placées devant l’Hôtel-Dieu et le parvis s’ouvre sans retenue sur la Seine. Il s’échancre aussi de toutes parts : à l’ouest, pour révéler les profondeurs du sol et accéder à la crypte sombre et souterraine. À l’est, pour remonter vers la cathédrale et vers le ciel, qui seront cadrés en de dramatiques contre-plongées. Tandis qu’au sud le parvis se découpera et descendra en amphithéâtre vers le fleuve pour mettre en scène son mouvement lent et souverain à travers une vaste baie percée dans le mur de la berge. 

En sous-sol, la fluidité sera totale. La promenade Maurice-Carême et ses pavés coulisseront sous l’ouverture zénithale pour entrer dans l’accueil dont le sol sera surhaussé. Ici, les piles de l’ancien parking des années 1970 se dresseront comme autant de colonnes archaïques puis, à travers la haute galerie, s’ouvriront des perspectives sur les ruines de la ville sous la ville... 

Les murs composés de couches de béton différemment mis en œuvre – piqué ou projeté – accentueront l’idée de parcours initiatique à travers les strates mémorielles. Ce refus de l’immédiateté se retrouvera en surface ou une séquence d’espaces sera très précisément établie pour chorégraphier le cheminement des visiteurs vers la cathédrale. 

 

LES DEUX SOLS 

Paysagiste : Michel Desvigne (mandataire) / architectes : Grafton Architects, h2o (patrimoine) / BET : Ingérop, Transsolar (environnement) 

Michel Desvigne préfère d’abord nous entraîner dans son école buissonnière. Il s’attache à recenser les différents tracés paysagers qui coexistent sur cette partie de l’île pour mieux les fédérer en recherchant des essences compatibles avec les arbres et les arbustes existants. Un dense écrin végétal prend ainsi forme, rappelant la ville qui venait enchâsser la cathédrale au Moyen Âge. Devant la façade occidentale, le sol pavé et encerclé sur trois côtés de hautes masses d’arbres s’apparente à une clairière d’où les tours gothiques retrouvent leur élancement vers le ciel. Ce sol, Yvonne Farrell et Shelley McNamara savent magistralement le découper d’est en ouest par une longue faille laissant entrevoir la vaste étendue souterraine qui coulisse au-dessous de lui. En bas, une vaste galerie ouverte sur le ciel cadre la cathédrale, comme pouvaient le faire les rues médiévales détruites par Haussmann. Elle distribue, d’un côté, le musée archéologique ; de l’autre, l’accueil dont la terrasse prend des vues sur la Seine à travers une profonde loggia tandis qu’un étroit passage descend en chicane pour rejoindre par une petite porte la promenade Maurice-Carême.

Le parking existant a été déposé au profit d’une structure en pierres précontraintes. Ses poutres inversées scandent la partie sud du parvis et tentent, avec l’ouverture circulaire de l’escalier à double vis qui dessert le sous-sol, de dessiner une façade horizontale. Comme si les Pritzker de Dublin cherchaient à interpeller les maîtres mythiques de la cathédrale : les Pierre de Montreuil et autre Jean de Chelles...

 

LA SEINE N’EST PAS UN MIROIR D’EAU

Paysagiste : Atelier Jacqueline Osty & associés (mandataire) / architectes : Bernard Desmoulin, Orma Architettura (patrimoine) /  BET : Arcadis, Tribu (environnement), Bellastock (réemploi) 

Un projet qui ne permet pas de passage entre les espaces enterrés et la promenade Maurice-Carême. Comme si le fleuve, qui participe pourtant au plus haut degré à la beauté de la ville, restait une puissance indomptée et sournoise de laquelle il faut absolument se prémunir. Ainsi le mur de soutènement est-il uniquement percé de meurtrières qui viennent apporter à l’accueil une incertaine lumière. 

En surface le sol est considéré comme une masse amorphe que l’on peut librement modeler et creuser. Ainsi deux trapèzes s’allongent-ils tête-bêche : celui du parvis qui s’exhausse comme une scène pour s’ouvrir sur la façade de la cathédrale et une « place basse » qui se creuse entre deux parois vitrées et qui remonte ensuite lentement en se rétrécissant. Quelques emmarchements, puis un palier, d’où l’on peut se rendre, à gauche, directement au musée archéologique; à droite, par un escalier, au vaste espace d’accueil double hauteur qui s’étend librement sous la place basse. Un dispositif qui n’est pas sans rappeler celui de l’Université féminine Ewha de Dominique Perrault à Séoul. Décidément, son ombre n’en finit pas de planer sur ce concours...

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