Photo de l'exposition "Phylum H" à la Galerie d'Architecture à Paris, en 2018 |
Dossier réalisé par Antoine Kersse TOURNAIRE JULIA ET Entre
hospitalité algorithmique et retour aux sources du healing,
concentration des soins en quelques mégahubs et dissolution de l’hospice dans
la ville, où resituer l’hôpital et son architecture ? Jérôme Brunet,
architecte et fondateur, avec Éric Saunier, de Brunet Saunier Architecture,
revient avec nous sur les différents « territoires hospitaliers »
traversés dans ce dossier. Des pistes qu’il a lui-même explorées lors de « Phylum H »,
une exposition et un ouvrage revenant, sous la forme d’une filiation de l’édifice
hospitalier, sur près de vingt ans de conception hospitalière. |
Julia Tournaire et Antoine Kersse : L’hôpital est-il en voie de disparition ou
est-il une espèce en mutation dont il faut réussir à prévoir les inflexions ?
Jérôme
Brunet : Aucun architecte n’est en mesure de prédire ce
que sera l’hôpital de demain. Ses mutations sont liées à des dimensions scientifique,
sociétale, politique et sanitaire qui nous dépassent. Si l’on suit toutefois
les grandes tendances à l’œuvre, la perspective d’un hôpital qui finirait par
se dissoudre est tout à fait envisageable. Aujourd’hui, l’hôpital ne peut fonctionner
sans logistique mais on pourrait imaginer qu’à l’avenir celle-ci soit
autonomisée sous la forme d’une plateforme chargée de délivrer et de transférer
les soins jusqu’à domicile, de façon très domestique.
« Plate-forme » est un terme intéressant parce qu’il renvoie à l’idée d’un élément à plat, horizontal et régulier, à l’intérieur duquel s’organise une série de processus très complexes. On peut d’ailleurs facilement faire le parallèle entre la plateforme comme espace et la plateforme comme modèle de conception. Notre agence, avec Jacques Lévy-Bencheton, architecte associé, travaille actuellement à la conception d’un logiciel de mise en commun des maquettes numériques de tous les acteurs d’un projet. Cette plateforme collaborative est le socle du « Common Data Environment » qui centralise, organise et fiabilise les données du projet, tout comme l’hôpital structure et simplifie la fourmilière hospitalière. La résultante constitue le jumeau numérique du futur bâtiment hospitalier.
En assumant la séparation entre la logistique
et l’humain, le sensible, pourrait-on accélérer la capacité technologique de l’hôpital
à suivre les évolutions scientifiques tout en redonnant un peu plus d’humanité
aux espaces de soins ?
La division entre la logistique
et l’humain n’est ni pertinente ni opérante. Ce n’est pas parce que nous
entrons dans l’ère du « sans séjour » qu’il n’y a plus de sensibilité
à l’hôpital. On trouve de la poésie dans un bâtiment qui assume sa régularité
et dont la gestion rigoureuse fait disparaître la prédominance de la technique
au profit d’un environnement calme, accueillant et apaisant. Dire que l’hôpital
est un lieu technique avant tout, un lieu des soins, ne revient surtout pas Ã
dire qu’il est dénoué d’humanité.
L’humanité se retrouve certes
à l’échelle du patient à qui il faut offrir des vues panoramiques sur le
paysage extérieur, mais aussi et surtout à l’échelle du personnel hospitalier
qui, de fait, passe plus de temps à l’hôpital que le patient. Un personnel qui
a tout à portée de main et qui travaille dans un environnement agréable, et des
chirurgiens qui opèrent dans des blocs opératoires à la lumière naturelle… C’est
aussi ça l’humanité à l’hôpital !
L’hôpital de demain sera probablement fragmenté mais n’en sera donc pas
moins humain. On remarque d’ailleurs qu’il y a un enjeu important à donner
cette image d’un hôpital bienveillant, à l’échelle du patient, d’un hôpital
vert aussi, alors que d’un autre côté les objets hospitaliers sont de plus en
plus monumentaux. Cette évolution de la représentativité de l’hôpital va-t-elle
dans le sens de sa dissolution ? Ou n’est-elle au contraire pas le signe
qu’il se réinvente pour perdurer ?
Il est en effet difficile de
croire que la notion d’hôpital puisse disparaître tout à fait même si son
éclatement en une plateforme logistique d’un côté et des services de soins Ã
domicile de l’autre devient une hypothèse techniquement plausible. L’hôpital
est, et restera, une institution, fondant de manière emblématique les contours
de notre société. À la manière de l’hôtel de ville ou du palais de justice, il
en exprime les valeurs et les positionnements. Il en reflète aussi la stabilité
et la continuité. Une société prospère dispose d’un système hospitalier en
bonne santé. À ce titre, il doit être visible sur le territoire et dégager une
neutralité solennelle qui s’adresse à tous. De même, il peut accepter certaines
traces du temps mais il ne peut vieillir. Il doit toujours avoir l’air
« up-to-date ».
La peau de l’hôpital se doit
ainsi d’être tout à la fois technologique, sensible et symbolique. Elle doit
être pleine de soin vis-à -vis de ses conditions internes (lumière, intimité,
confort thermique) mais être également
facile Ã
soigner. L’hôpital Nord Franche-Comté est par exemple revêtu d’une façade en
bois, mis en vitrine pour pérenniser son aspect naturel. Le centre hospitalier
de Marne-la-Vallée oppose aux figures iconiques de Disneyland et à l’encerclement
de son aménagement urbain l’écriture silencieuse et énigmatique d’une trame
proliférante.
« Phylum H », l’exposition et
l’ouvrage, ont précisément montré le déploiement presque infini de cette trame
sur différents territoires et cultures. À chaque situation présentée, on
retrouve sa surimposition sur un contexte qui a, lui, ses spécificités. L’architecture
hospitalière a-t-elle un rapport particulier à son contexte physique et social ?
Un hôpital n’est pas et ne
peut être la réponse à un programme dans un contexte donné. C’est avant tout un
concept lié au constat de la science aujourd’hui. L’exemple du centre
hospitalier Lariboisière, dans l’enceinte duquel nous construisons, avec
Bernard Desmoulin, le Nouvel Hôpital Lariboisière, illustre bien cela. Pour la
conception de cet édifice, son architecte, Martin-Pierre Gauthier (1790-1855),
a endossé le projet utopique développé par Dominique-Jean du Puy1 et l’a campé au cœur du clos Saint-Lazare. Il
n’a alors ancré l’archétype dans son contexte qu’en axant la figure de
Lariboisière avec l’église Saint-Vincent-de-Paul2, seul élément présent sur le site en 1845.
Les accidents du contexte
perturbent la régularité du concept et fondent la richesse des espaces, mais ils ne constituent pas le point de départ
de la conception hospitalière. À
Belfort-Montbéliard, la grille se pose sur un site fortement en pente générant
des espaces intérieurs de grandes hauteurs. Le futur CHU de Nantes3, par sa fragmentation, tisse des relations
fortes avec la Loire. De la même manière, la fonction n’a aucune importance. On
reproche souvent aux hôpitaux d’être fonctionnalistes mais c’est un
« fonctionnalisme transcendant » et non « primaire et aveugle4 » qui est mis en œuvre. Le fait de
concevoir un espace logique et rationnel permet aux fonctions de trouver leur place,
de s’exprimer ou même d’évoluer.
Nous avons en effet vu en élaborant ce dossier que la trame est une
réponse formelle répandue à l’enjeu d’évolutivité de l’hôpital. L’Inselspital
de Berne l’installe à l’échelle d’un pan de ville, le futur CHU de Nantes à l’échelle
d’un quartier, et l’hôpital Nord Franche-Comté à l’échelle d’un objet
architectural. On peut néanmoins se demander pourquoi continuer à penser un
hôpital capable de traverser des décennies si on doute autant du futur, et s’il
est probable que l’idée même d’hôpital se transforme ?
Des architectes comme Andrea Branzi, Superstudio ou
encore les Team 10 ont, bien avant nous, exploré le riche potentiel de la trame. À l’hôpital,
la trame organise de manière précise l’irrigation des espaces quand les
« variants » se glissent au contraire avec une grande souplesse entre
les points invariants du système. Tout comme la technique ne s’oppose pas à l’humain,
la rigueur offre à l’hôpital toute sa liberté. La grille répond également à un
certain pragmatisme : elle permet de simplifier des constructions d’une
grande complexité et donc de faciliter le travail des entreprises. Il est
hasardeux d’édifier un bâtiment de 80 000 m2
en gérant chaque espace de manière spécifique !
Cependant, même si la trame
permet une grande flexibilité, et si des réserves foncières ou des vides
salutaires sont toujours ménagés pour permettre à l’hôpital d’absorber des données de programme imprévues, cette évolutivité est relative, surtout
une fois le bâtiment construit. Le concept du monospace prévoit en revanche que
l’organisation de l’hôpital puisse entièrement évoluer pendant sa conception et
sa construction en fonction des différentes mises au point avec la maîtrise d’ouvrage
et les utilisateurs. Lors de sa mise en service, il aura ainsi déjà traversé
une décennie sans être obsolète pour autant !
Comment le rendre prêt à traverser les crises sanitaires et écologiques
qui vont, selon les experts, se multiplier et s’intensifier ? Faut-il plus
d’argent ? Faut-il édifier des machines encore plus performantes ou au
contraire revenir à des objets plus mesurés et mesurables ?
Les deux ! C’est la
puissance de la « machine » et de sa technologie qui permet de
construire des hôpitaux plus compacts et plus économes, et donc d’investir dans
des matériaux nobles et durables. Si l’on suivait cette logique, on pourrait
sûrement réutiliser l’énergie consommée qui pour le moment se dissipe dans la
nature, pour en faire des structures autosuffisantes et plus sobres sur le long
terme. Il faudrait pour cela que la notion de coût global soit enfin prise en
compte dans la conception hospitalière. Le perfectionnement des maquettes
numériques peut précisément aider à contrôler ce milieu mouvant en intégrant
des paramètres complexes comme la gestion des coûts, des dépenses énergétiques
et des flux, tout au long de la vie de l’hôpital. Les outils sophistiqués d’aujourd’hui
et de demain peuvent nous aider à rêver, non pas d’une architecture
extravagante et accessoire, mais d’une architecture durable, frugale et
archaïque dans son rapport à l’environnement.
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