Bel-Air en chantier |
Dossier réalisé par Olivier NAMIAS Jean-Philippe Le Bœuf et Emmanuel Quin s’associent en 1985 alors qu’ils remportent le concours pour la conception d’un centre commercial en Eure-et-Loire. Ils fondent CALQ architecture (Cabinet d’architecture Le Bœuf et Quin) en 1990 et développent à partir des années 2000 un pôle exécution qui occupe aujourd’hui 70 personnes sur les 140 que compte l’agence.
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D’a : Comment devient-on une agence spécialisée en MOEX ?
L’histoire de toute agence est liée à ses conditions d’accès à la commande – nous avons fondé CALQ avec des projets privés à faibles budgets – des bâtiments industriels, des bâtiments commerciaux, impliquant une forte composante d’exécution. Ce n’était pas une nouveauté pour moi. Une foncière qui m’employait a soutenu mes débuts dans l’activité libérale en me confiant le suivi de chantiers. Je n’avais pas de nom, je n’avais pas concouru aux Albums des jeunes architectes, et je me suis retrouvé à suivre des projets de réhabilitation d’immeubles de bureaux au centre de Paris jusqu’à en dessiner et diriger un de 20 millions d’euros de travaux, à réaliser en six mois ! Mais le plus fort du montage, c’était que je me retrouvais associé avec le conseil architectural du maître d’ouvrage, qui n’était autre que Ricardo Bofill ! J’ai poursuivi ma collaboration avec lui sur le projet de la cité du Retiro, un îlot de 25 000 m2 restructuré pour Cartier, qui y faisait son siège. J’en ai assuré la mission architecture sur le chantier pendant deux ans pour Ricardo Bofill, puis je suis passé à 100 % comme maître d’œuvre d’exécution à la demande de ce maître d’ouvrage. C’est ainsi que CALQ a commencé son développement à partir de missions d’exécution.
D’a : Vous ne faites alors plus le métier d’un architecte, au sens classique du terme ?
Ce qui est certain, c’est que mon rôle était plus celui d’un maître d’œuvre, gestionnaire de contrat, que celui d’un concepteur. On me demandait de coordonner et de fédérer des architectes, des décorateurs, des BET, des spécialistes… Je rencontrais assez peu les architectes, mais ma double culture m’incitait à rester vigilant et fidèle sur la conception architecturale des projets. Comme cela se passait bien, des confrères m’ont appelé pour constituer des équipes assurant l’ensemble du suivi de leurs projets, avec eux en conception et moi en maîtrise d’œuvre d’exécution.
D’a : La réussite de la mission dépend aussi de la médiation auprès du maître d’ouvrage. Comment se passe-t-elle ?
Dès le départ, les architectes avec lesquels je me suis associé m’ont demandé d’assumer un rôle de maître d’œuvre d’exécution autant qu’un rôle de traducteur auprès des maîtres d’ouvrage. Fort de ma culture d’architecte, je leur expliquais pourquoi il fallait plutôt réaliser telle ou telle chose. Le client peut avoir une suspicion de dépense inutile s’il ne saisit pas les conséquences des options qu’on lui présente, c’est pourquoi il faut comprendre ou adopter sa rationalité et son point de vue.
D’a : Le chantier doit-il être piloté par l’architecte ?
Je suis convaincu que le chantier fait partie intégrante de la mission de l’architecte. Dès le début de ma vie professionnelle, j’avais envie de suivre des chantiers. À la fin de mes études, j’allais en visiter, et je me souviens d’avoir croisé Dominique Perrault un samedi matin sur le chantier de l’ESIEE à Marne-la-Vallée. Il faisait des croquis sur site, il était très présent. Vous comprenez à travers l’exemple de ces grands architectes qu’une des clés de la réussite de votre conception, c’est le chantier. Si vous n’y passez pas du temps, vous n’obtiendrez jamais ce que vous voulez.
D’a : Comment en est-on arrivé à ce que les architectes soient écartés de cette phase du projet ?
Les projets ont intégré un nombre grandissant de paramètres réglementaires, techniques, environnementaux, sociétaux et autres, qui les ont rendus toujours plus complexes. Contrairement à la maîtrise d’ouvrage publique, qui maintient le rôle de l’architecte comme leader de la maîtrise d’œuvre, le privé, arguant du fait que les grands projets publics dérapaient dans les coûts et les délais, a voulu se donner des garanties en séparant et en spécialisant les missions. Et à un moment donné, il a démembré le corpus de la maîtrise d’œuvre qui était partie intégrante de la qualité architecturale, pour le répartir dans des tâches plus techniques de planification, de coordination et d’exécution. Il l’a fait d’autant plus facilement que certaines maîtrises d’ouvrage privées assuraient déjà en interne le suivi de chantier de leurs propres projets.
D’a : Ce serait donc, de la part des maîtrises d’ouvrage, une façon de gérer les risques ?
Effectivement, car la maîtrise d’ouvrage privée doit répondre à des logiques de gestion patrimoniale et financière et d’asset management. Un bâtiment est d’abord un bien géré dans une relation bailleur-preneur, dont le rendement est calculé sur le temps. La perte de rendement liée à une parenthèse de chantier doit être traduite en temps en tenant compte de la valeur du bien augmentée du coût des travaux. L’enjeu est cumulatif. Le promoteur confie son bien à un architecte concepteur qui va apporter la part de rêve, puis à un maître d’œuvre qui va se retrouver gestionnaire d’un asset en devenir. La situation débouche sur des montages ne laissant plus le choix de la mission à l’architecte : on lui confie une mission de conception et de suivi architectural et l’on donne le complément à d’autres intervenants.
D’a : Cette idée que l’architecte « plante le projet » est-elle justifiée ?
L’idée que l’architecte peut représenter un danger est malheureusement partagée par certains. D’où vient-elle ? Le dérapage ou l’échec d’un projet ne peut jamais lui être entièrement imputé ; n’oublions pas qu’un projet est avant tout un travail collectif dans lequel chaque acteur porte sa part de responsabilité.
D’a : N’est-ce pas d’abord le signe d’un manque de moyens alloués à l’architecte ?
La somme consacrée au suivi de chantier est pratiquement incompressible. Elle résulte d’un nombre d’heures par mois qui correspond à un nombre de personnes nécessaires pour réaliser une mission. Une des raisons de l’émergence de la maîtrise d’œuvre d’exécution, c’est que la technicité des projets complexes nécessite une disponibilité importante sur le chantier. Dans le cadre courant de leur mission – comprenant un rendez-vous de chantier une fois par semaine –, les architectes n’avaient pas les moyens dans leur rémunération pour assurer des suivis d’exécution lourds. Les maîtres d’ouvrage se sont accommodés de cette situation, tout comme l’ingénierie, et ont saisi là une occasion de reprendre des missions aux architectes.
D’a : D’après votre expérience, d’où viennent les dérapages des projets publics pointés par les maîtrises d’ouvrage privées ? Les pouvoirs publics se préoccupent-ils régulièrement des questions de délais et de coûts de la construction, qu’ils cherchent à réduire ?
Une multitude de raisons peuvent expliquer ces dérapages. Par exemple, les structures publiques séparent souvent les maîtrises d’ouvrage et les achats. Lorsque les achats oublient des éléments dans le budget ou dans la commande, les chantiers peuvent in fine s’en trouver perturbés. Toutefois, il faut bien admettre qu’il est rare qu’un projet périclite par la faute d’un seul acteur. Les dérapages sont le plus souvent la somme de problématiques d’entreprises, de maîtrise d’œuvre, de maîtrise d’ouvrage, de budgets, de délais trop courts, etc. Si vous n’avez pas le budget ou le temps, vous ne pouvez pas faire un bon projet, que ce soit en conception pour les architectes ou en réalisation pour les entreprises, mais ce sont des arguments difficiles à entendre…
D’a : L’essor de CALQ est dû en partie à la complexité des chantiers en réhabilitation et à la multiplication des intervenants. Pourriez-vous citer un exemple de projet de ce type ?
Si vous prenez le cas de Morland Mixité Capitale, la réhabilitation-reconversion d’un ancien bâtiment administratif lancée dans le cadre de la première consultation « Réinventer Paris », vous êtes face à un projet qui comporte onze programmes : des logements, une auberge de jeunesse, un hôtel, un restaurant-bar, des bureaux, une crèche, des commerces, un marché alimentaire, un espace fitness-piscine, un laboratoire artistique, de l’agriculture urbaine et un parking, dans des parties neuves ou des parties réhabilitées. En maîtrise d’œuvre, il y a de nombreux concepteurs : pour l’architecture pure, David Chipperfield et CALQ, pour l’architecture intérieure, RDAI (hôtel) et Notoire (restaurant-bar), pour l’intervention artistique Olafur Eliasson et Studio Other Spaces, pour le paysage, Michel Desvigne, ainsi que tous les BET partenaires. Donc, une équipe très importante et un bâtiment multiprogrammations, multiréglementations avec de multi-interfaces à gérer ! CALQ, en proximité étroite avec la maîtrise d’ouvrage, assure une mission de coordination des différents intervenants, ainsi qu’une mission de maîtrise d’œuvre d’exécution sur l’ensemble du projet, soit 43 000 m2 incluant les extensions créées par David Chipperfield, et une mission de conception des zones réhabilitées (35 000 m2). Un enjeu de taille qui induit une grande fierté, mais aussi des grandes responsabilités et une vigilance de tous les instants.
D’a : Avec quel type d’agence et sur quel type de projet travaillez-vous ?
Nous sommes régulièrement appelés par des architectes étrangers qui veulent participer à des concours français et qui cherchent un correspondant local expérimenté et reconnu, et par d’autres agences d’architecture françaises qui nous proposent différents types d’associations. Au départ, nous travaillions surtout sur de grands projets parisiens de réhabilitations lourdes allant de 20 000 m2 à 30 000 m2. Mais nous nous sommes réorganisés pour répondre à des projets plus petits sans véritable seuil, notre valeur ajoutée étant liée à la complexité des sujets à traiter. Cela nous a permis de travailler avec des jeunes architectes. Ils sont venus nous trouver, non parce qu’ils se désintéressaient de la phase chantier, mais pour réaliser plus sereinement leur mission d’architecte, y compris en exécution, tout en étant épaulés par des équipes plus expertes en suivi de travaux. C’est l’expérience que nous espérons partager avec eux quand ils font appel à CALQ. Nous avons travaillé par exemple depuis quelques années avec Laetitia Antonini, Éléonore Givry, Samuel Nageotte ou encore Atelier Georges pour ne citer qu’eux. Dans certains cas, nous sommes associés à la conception, dans d’autres, nous assurons uniquement la mission de maîtrise d’œuvre d’exécution. Nous veillons quoi qu’il en soit à ce que les prérogatives de chacun soient respectées et à l’aboutissement fidèle du projet architectural.
D’a : Comment transmettez-vous le savoir-faire de l’agence ?
L’implémentation des savoirs par les directeurs de projet est devenue un sujet compliqué avec la crise de la Covid, en particulier parce que le mode de management et de formation à distance nous était inconnu. Nous avons rebondi sur ce constat pour développer plusieurs modes de transmission et de formation, en fonction des sujets. Nous avons par exemple intégré une architecte doctorante qui accompagne le développement de notre pôle spécialisé en construction bois, notamment à travers l’organisation mensuelle d’ateliers internes, afin de créer une culture commune autour de l’architecture bois et de partager les retours d’expérience des membres de l’agence. Nous recourons bien sûr aux formations externes, mais la nouveauté est que nous sommes en train de constituer des MOOC pour la formation interne sur des sujets techniques récurrents : le permis de construire, le marché d’entreprise, la technique des travaux… Nous travaillons avec un formateur sur ces supports qui conviennent aux plus jeunes et qui restent des vrais outils de formation avec évaluation. Il n’est pas impossible qu’à terme nous diffusions ces outils vers une audience dépassant les murs de l’agence.
D’a : Quel est le point le plus important que vous souhaitez communiquer à vos collaborateurs ?
Nous avons renforcé notre process encadrant la conduite de chantier, et nous sommes en train de déployer celui-ci pour les phases de conception. Ce n’est pas révolutionnaire. La clé, c’est de le partager entre tous et surtout de l’appliquer, car il permet aux collaborateurs de travailler plus sereinement. C’est également la prestation que nous vendons à nos clients. Ceux-ci savent qu’ils vont retrouver cette rigueur en faisant appel à CALQ. L’objectif maintenant est de redonner du sens aux tâches de chacun et de retrouver du plaisir à travailler ensemble !
D’a : À la tête d’une structure employant pour moitié des ingénieurs, pensez-vous encore que le métier d’architecte a sa raison d’être ?
C’est un métier qu’il faut défendre dans l’entièreté de ses missions : la conception ET l’exécution. La réussite d’un projet se joue sur l’ensemble des phases et l’architecte est à la barre du début à la fin !
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