MOEX 1/5 - L’architecture en morceaux

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 05/10/2021

Le chantier de la Samaritaine

Dossier réalisé par Olivier NAMIAS
Dossier publié dans le d'A n°292

Mettons à l’épreuve vos connaissances architecturales. Qui est l’architecte de Lascaux IV à Montignac, Dordogne ? SRA, bien sûr. Et du SR17, un complexe culturel en projet à la pointe de l’île Séguin ? Évidemment, CALQ. Et de l’ombrière de Marseille ? Tangram, forcément. La Fondation Luma et la Fondation Louis-Vuitton ? Deux icônes de l’architecture signées STUDIOS. Si vous avez répondu Snøhetta, RCR, Foster, ou Frank Gehry, vous n’avez pas réellement perdu, mais ne voyez qu’une partie du tableau. Vous avez oublié les soliti ignoti, les « habituels inconnus » tapis dans l’ombre des grandes signatures, contribuant avec abnégation et dévouement à la réalisation de projets phare, qui leur doivent une partie de leur qualité architecturale. Si elles partagent certains points communs, ces agences sont toutes différentes sur le plan des collaborations, de leurs stratégies et de leur activité, qui ne se limite pas au rôle d’éternel second. Elles sont en première ligne du combat mené autour du dépeçage des missions de l’architecte. Que voient-elles sur le front, prises entre les flashs de la starchitecture et l’ombre des tréfonds des chantiers ? 

 

Architect of the Records 

 

Il y a plusieurs façons de figurer sur l’affiche au côté des grands noms. Une première voie relève de logiques d’import-export. Une agence étrangère reçoit une commande en France et se met en quête d’un correspondant étranger. La pratique a, semble-t-il, commencé très tôt outre-Atlantique : « Les Américains appellent cette fonction “Architect of the Records”. Elle désigne l’agence chargée du suivi de projet dans un État où l’agence d’origine n’a ni la structure ni les autorisations administratives nécessaires pour pouvoir construire », explique Clémence Saubot, de SRA. Trouver un correspondant inscrit à l’Ordre des architectes local est une motivation, au même titre que la nécessité d’avoir sur place une structure au fait des procédures locales, de la réglementation, des pratiques et du jeu d’acteurs local, et qui puisse répondre présent durant les années de réalisation d’un projet. L’arrivée d’agences internationales permet d’importer des savoir-faire absents sur le territoire. 

 

Dans les années 1960, on recherchait les architectes américains capables de concevoir les IGH. Dans les années 2000, on réclame plutôt des compétences techniques liées à des matériaux comme le bois, éventuellement dans le cadre d’IGH. CALQ a noué un partenariat avec Michael Green, et l’arrivée d’agences comme les Autrichiens de Dietrich Untertrifaller s’explique par leurs compétences bois. Et par la grande ouverture de la commande publique française, très friande d’architectes étrangers. Les concours ont multiplié les collaborations internationales au sein des agences hexagonales : Freaks avec BIG, PPA architectures et Taillandier Architectes Associés avec OMA. Les collaborations franco-françaises sont possibles : Tangram a fait l’exécution de la tour de la Marseillaise pour JNA, ou le tribunal d’Aix-en-Provence avec Marc Barani. Fortes de leur expérience et de leur historique de collaborations, les agences engagées de longue date dans des relations internationales figurent parmi les premiers interlocuteurs des agences en quête d’associés français. Elles expliquent qu’elles sont régulièrement démarchées. Parfois, elles peuvent proposer elles-mêmes des candidatures sur des concours. Ou se retrouver à leur tour dans le rôle du solliciteur d’agence locale : « Dès que nous avons gagné un concours au Luxembourg, nous nous sommes mis en quête d’une agence locale, et si nous allions dans des concours sur d’autres villes, nous chercherions des SRA locaux », explique Clémence Saubot. 



La MOEX, une invention de la commande privée 

 

Lorsqu’elles s’engagent sur un concours avec une agence étrangère, les agences françaises sont généralement associées dès le départ en tant que coconcepteur. Cela vaut dans le cadre des marchés publics encore encadrés par la loi MOP, laissant une mission complète à l’architecte, de l’esquisse à la livraison. La situation se complique sur les marchés privés séparant clairement la conception de la réalisation, que les maîtrises d’ouvrage privées refusent de confier à un maître d’œuvre unique et répartissent entre deux principaux intervenants, un architecte de conception et une maîtrise d’œuvre d’exécution, confiée à une agence d’architecture ou à une agence d’ingénierie. 

 

Rompues au chantier, à la collaboration entre architectes, habituées aux maîtrises d’ouvrage privées, disposant d’une organisation et d’équipes rodées, les agences que l’on retrouvait régulièrement au côté des agences internationales se retrouvent les plus qualifiées pour assurer la MOEX – intitulé de la mission « maîtrise d’ouvrage d’exécution », que l’on retrouve aussi sous le nom de DET (direction de l’exécution) dans le détail des missions MOP, cadre légal que les maîtrises d’ouvrage refusent. Ici encore, leur intervention n’est pas automatique : les agences d’architecture sont en concurrence avec de grandes structures d’ingénierie – Artelia, Egis, Kern et tant d’autres, y compris des structures à cheval sur les deux domaines, à l’instar d’AIA. Elles sont mandatées par les maîtrises d’ouvrage à différents stades du projet, suivant des critères de choix où se mêlent logiques économiques et irrationalité humaine. Parmi les faits expliquant l’émergence des missions de MOEX, la pensée tenace que l’architecte artiste n’est pas la personne adaptée pour faire aboutir une réalisation, trop engagé dans sa création pour ne pas la modifier jusqu’à la remise des clés, au risque de faire déraper les délais et les coûts. Sans y voir un paradoxe, les maîtrises d’ouvrage qui retirent le chantier à une agence pourront l’engager en MOEX sur un autre chantier. 



Portrait-robot d’une agence de l’ombre 

 

« Nous ne choisissons pas toujours le type de collaboration ou d’engagement », déclare Clémence Saubot pour expliquer leur accès à la commande. Il n’existe pas de terme désignant les agences participant à l’élaboration des projets d’autres architectes, et il reste de ce fait difficile d’évaluer leur nombre. À voir leurs noms accolés à ceux d’architectes connus, on oublie que ces structures sont des agences d’architecture à part entière. Le suivi de chantier et les associations constituent une part importante de leur activité – parfois jusqu’à la moitié – mais elles développent aussi leurs propres projets, avec, dans des jeux de miroirs toujours surprenants, l’intervention éventuelle d’autres MOEX. Généralement méconnues, elles partagent le fait de compter parmi les grandes agences du panorama architectural français, de rassembler au minimum une soixantaine de collaborateurs et professent une humilité certaine. « Nous sommes au service du projet », répètent en chœur les architectes participant à ces structures. 

 

Des architectes sans ego, un oxymore ? « J’ai bien sûr énormément d’ego, plaisante Jean-Philippe Le Bœuf, associé fondateur de CALQ. Mais de toute ma carrière, je n’ai jamais considéré que j’étais en maîtrise d’œuvre d’exécution pour faire mon projet. » Les collaborations récurrentes qu’entretiennent ces agences rendent l’affirmation crédible, même si le manque de reconnaissance se fait parfois sentir. À la livraison d’un bâtiment phare, elles restent en dehors de la vie médiatique d’un projet qu’elles ont porté pendant des années de chantier souvent difficiles, quand elles ne l’ont pas accompagné dès la conception. Elles doivent d’abord leur existence à une compétence très spécifique construite et renforcée à chaque nouveau projet. Certaines agences envisagent d’ailleurs ces associations comme une manière de progresser, à l’instar d’Emmanuel Dujardin, dirigeant de l’agence Tangram à Marseille : « Tangram n’a que onze années d’existence. Je considère que nous avons encore des tas de choses à apprendre, et que nous confronter aux exigences des très grands architectes est exceptionnel pour une structure comme la nôtre. Nous sommes dans la roue des plus grands, nous apprenons, nous ne chercherons pas à développer particulièrement cet axe d’activité à l’avenir, même si nous restons bien sûr ouverts à toutes les associations avec les plus grands. » 



Ingénieur ou architecte ? 

 

Novembre 2014. L’Équerre d’argent, le prix d’architecture du Moniteur, est attribuée à l’agence RDAI pour la Cité des métiers de Pantin, réalisée pour Hermès. Catherine Jacquot, alors présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes, salue l’attribution du prix à une maîtrise d’ouvrage privée, regrettant toutefois que la mission ait été coupée entre « d’un côté la conception, de l’autre l’exécution1 ». Pourtant, c’est une agence d’architecture – en l’occurrence, CALQ – qui avait assuré la MOEX. Qu’aurait dit le CNOA si la maîtrise d’ouvrage (privée et refusant la mission complète) avait préféré un bureau d’études d’ingénierie ? 

 

L’accroissement de la MOEX réactive le débat entre irrationnel de la création et rationalité de la science, matérialisé dans l’affrontement architecte/ingénieur. Difficile de connaître la part de MOEX attribuée à des BET et celle attribuée aux architectes. Ces derniers ne sont vraisemblablement pas majoritaires pour plusieurs raisons. D’abord, du fait de la forte représentation des ingénieurs dans l’encadrement des maîtrises d’ouvrage, favorisant la cooptation tout en renforçant l’idée que l’architecte est inadapté au chantier. Ensuite, du fait d’une meilleure offre économique de la part des BET. « Les BET explicitent mieux leurs missions et leurs tâches, ce qui rend leurs offres beaucoup plus précises, alors que l’architecte a tendance à inclure tout dans une mission globale », explique Jean-Philippe Le Bœuf, soulignant aussi que les ingénieurs sortant de l’école sont plus immédiatement adaptés au monde du travail que leurs collègues architectes. D’ailleurs, l’équipe EXE de CALQ est constituée à 80 % d’ingénieurs ; l’arrivée des doubles diplômes architecte-ingénieur changera peut-être la donne, s’interroge Le Bœuf. 

 

L’affrontement serait-il factice ? Une jeune ingénieure ayant pratiqué la MOEX des deux côtés témoigne. « J’ai entendu sur des chantiers des maîtrises d’œuvre généralistes dire : “Peu importe la demande de l’architecte, l’important est le délai et le prix.” Il y a des choses sur lesquelles l’ingénieur est moins à l’aise, et pourrait être tenté de simplifier le projet pour atteindre ses propres objectifs, là où une MOEX conduite par des architectes se montrerait plus attentive. » Sur un chantier scandé par une succession ininterrompue d’échéances irréversibles, la MOEX peut être tentée de « jouer la montre » et de laisser filer des échéances sans forcément alerter l’architecte. L’opposition n’est pas si frontale ou caricaturale, et une MOEX d’ingénieurs peut aussi contribuer sans réserve à la qualité architecturale d’un projet. Qu’elle émane d’ingénieurs ou d’architectes, elle joue un rôle d’arbitre, explique Jean-Philippe Le Bœuf. « Cette fonction arbitrale pourrait justifier l’existence d’une maîtrise d’œuvre d’exécution séparée. Lorsque la MOEX n’est pas impliquée dans la conception, elle peut attribuer la responsabilité d’une difficulté rencontrée en cours de travaux à tel ou tel intervenant. Au-delà de la recherche de responsabilités, la MOEX n’est-elle pas là avant tout pour faire avancer le chantier ? » Les MOEX ont parfois tendance à être attentistes quand elles devraient être volontaires, résume Jean-Philippe Le Bœuf. 

 

Reconstituer une mission globale en morceaux 

 

Pour l’Ordre, le suivi de chantier doit rester une mission de l’architecte. « Il a été formé pour cela, et c’est dans la logique de sa mission de coordination, insiste Marjan Hessamfar, associée de l’agence Hessamfar & Vérons et vice-présidente du CNOA. Le danger est le détricotage du projet et sa remise à plat à la fin du chantier avec un “permis balais” avalisant toutes les modifications non souhaitées par l’architecte. Nous travaillons à définir un cadre contractuel pour responsabiliser les maîtrises d’ouvrage et respecter les permis obtenus ». Face à un nombre croissant d’intervenants, les maîtres d’ouvrage sont de leur côté tentés de fractionner les missions et d’optimiser les coûts, au risque d’envisager uniquement la MOEX depuis la colonne « achat » du bilan financier, sans penser à sa fonction de garantie de la qualité, avertit Jean-Philippe Le Bœuf, qui met en garde contre la tendance à choisir la MOEX sur le seul critère du moindre coût. 

 

L’association agence de conception-agence spécialisé MOEX a longtemps été vue comme un moyen de reconstituer une mission complète. Mais pour ces dernières, un montant de travaux de 10 à 20 millions a longtemps été le seuil d’acceptation d’une mission chantier. Certaines agences acceptent d’abaisser cette limite pour s’ouvrir à des plus petites structures. « Les jeunes agences sont beaucoup plus habituées aux collaborations », remarque Jean-Philippe Le Bœuf. CALQ a proposé à l’agence & Givry de s’associer sur la réhabilitation d’un centre de santé à Paris. Le projet a été fait à quatre mains, puis suivi en MOEX par CALQ, qui a laissé à ses jeunes confrères les missions DET, VISA, et la participation à la cellule de synthèse architecturale et technique. « C’est un moyen de partager la commande, explique Éléonore Givry, de l’agence & Givry. Les maîtrises d’ouvrage hésitent à confier les phases chantier à une jeune agence, qui n’est d’ailleurs pas forcément équipée pour des opérations de grandes tailles. Ce type d’association permet d’être crédible sur un chantier de réhabilitation lourde, devenant une référence importante de l’agence. Pour que la collaboration réussisse, il faut que les deux agences opèrent en bonne intelligence et que personne ne s’attribue les prérogatives de l’autre. » Là encore, la question de la compétence est centrale. L’apprentissage par la collaboration peut se prolonger par des transferts de main-d’œuvre d’une agence vers une autre, et s’assimile presque à une fuite des cerveaux quand le maître d’ouvrage recrute l’architecte chargé du suivi de chantier, lui faisant une offre salariale sur laquelle peut difficilement s’aligner une agence d’architecture. 

 

La logique contemporaine veut que les systèmes publics établis prennent modèle sur les systèmes privés. Peut-on craindre que cet émiettement des missions imaginées par les maîtrises d’ouvrage privées soient le laboratoire de la commande publique de demain ? Sans attendre que les maîtrises d’ouvrage publiques adoptent la MOEX, des agences s’organisent pour reconstituer une mission globale. Au-delà des associations, des agences tentent de constituer en interne un pôle n’intervenant que sur leurs propres projets. C’est le cas d’Arte Charpentier, qui met sur pied une cellule travaux comptant pour l’instant six architectes (voir interview p. XX). La création d’une société de MOEX par des architectes possédant par ailleurs une agence est une option qui semble s’affirmer. L’agence Hardel et Le Bihan a ainsi créé MOX, associant les deux architectes avec l’ancien responsable chantier de l’agence, Uriel Ruleta… La structure est indépendante de l’agence d’architecture et peut répondre à des projets de concurrents quand l’agence elle-même se verrait imposer une MOEX tierce. « Sur les opérations d’envergure qu’il est impensable de confier à une maîtrise d’exécution unique, nous n’excluons pas de nous associer avec d’autres. Dans cette configuration, MOX mettrait davantage l’accent sur la synthèse architecturale et technique et notre partenaire sur le suivi d’exécution », déclare Ruleta… Avec l’émiettement des marchés de projets, tout est possible, y compris que des architectes partagent toujours plus la création et la conception…

 

1. « L’Équerre d’argent 2014 à la Cité des métiers Hermès à Pantin », Jean-Jacques Larrochelle, Le Monde, 19 novembre 2014. 

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