L'imaginaire du concepteur lumière. Entretien avec François Migeon, concepteur lumière et président de l'ACE

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 12/10/2011

Projet de concours pour l'Opéra de Busan, Corée du Sud, 2011. Kubota & Bachmann architects

Dossier réalisé par Olivier NAMIAS
Dossier publié dans le d'A n°203

Concepteur lumière associé avec Georges Berne à l'agence 8'18", François Migeon préside depuis 2010 l'Association des concepteurs éclairagistes (ACE). Il nous révèle les enjeux de cette profession et les problématiques auxquelles elle est confrontée.

DA : Quel est le profil type du concepteur lumière ?

François Migeon : Il n'y a toujours pas de formation en France pour le concepteur lumière. En l'absence d'un cursus dédié, qui devrait se mettre en place prochainement, la spécificité des concepteurs lumière français reste la multiplicité des profils. On distingue cinq grandes origines : la scène de spectacle – le rock, les concerts en plein air – le théâtre constituent les deux premières. Viennent ensuite les plasticiens dits « de l'environnement », qui représentent un quart de la profession. Les architectes et les paysagistes fournissent un autre contingent de professionnels. Une dernière partie des concepteurs a approché le travail de la lumière dans des BET ou chez des fabricants de luminaires.


DA : Pas de formation, mais une reconnaissance ?

FM : « L'école » de conception lumière française est réputée au-delà des frontières et de nombreux Français travaillent à l'étranger, qui recherche cette french touch caractérisée par son aspect inventif et émotionnel. Les maîtres d'ouvrage publics, notamment les grandes villes qui ont pu approcher les concepteurs lumière à l'occasion de la définition de SDAL (schémas directeurs d'aménagement lumière), reconnaissent également cette compétence et demandent maintenant presque systématiquement  l'intégration d'un concepteur lumière dans les équipes de maîtrise d'Å“uvre.


DA : De quelles années peut-on dater l'émergence de la conception lumière ?

FM : Elle a émergé à partir du moment où certains architectes ont senti que la lumière était importante et qu'ils se posaient des questions auxquelles les BET ne pouvaient pas répondre. Le projet emblématique de ce point de vue est le musée Picasso de Roland Simounet. Le BET ne savait pas traiter les requêtes spécifiques de l'architecte, le projet n'intéressait pas les fabricants car le matériel se résumait à des tubes fluorescents posés dans des gorges lumineuses, donc pas de valeur ajoutée, et la mise en place de l'ensemble exigeait beaucoup d'études, donc une rentabilité très faible. C'est finalement Georges Berne, un plasticien, qui s'est chargé de la mise en lumière des salles d'exposition. D'autres interventions comme celles de Kersalé au Grand Palais ou aux Docks de Saint-Nazaire ont démontré l'intérêt de la lumière dans la redéfinition d'une ville auprès du grand public.


DA : Qu'a de plus le concepteur lumière que ne possède pas le BET ?

FM : L'imaginaire ! Jusqu'à une période récente, il faut savoir que pour un BET le luminaire était paradoxalement le parent pauvre des projets d'éclairage. La partie noble, pour lui comme pour le poseur, c'était l'armoire, le branchement réseau… Est arrivée une période où les BET, qui revendiquaient leurs calculs d'armoire, de puissances, de passages et de sections de câbles, se sont trouvés face à des architectes qui voulaient savoir ce qui se trouvait au bout du fil. Insatisfaits de leurs réponses, les architectes ont préféré se tourner vers les concepteurs lumière, davantage attachés à l'appréhension de l'espace qu'à des chemins de câblage et qui parlaient un langage plus proche de celui de l'architecte, autour des ambiances, de la compréhension des volumes, etc.


DA : Dans quels domaines intervenez-vous ?

FM : Notre panoplie de compétences est extrêmement large. Elle va de la boutique au SDAL, qui concerne une ville entière, la seule absence notable étant les intérieurs des particuliers. Notre domaine d'intervention pourrait s'étendre au grand territoire, les agglomérations ayant engagé des réflexions lumière à cette échelle. Un SDAL étendu à l'ensemble de la métropole pourrait constituer son identité globale et certaines villes comme Saint-Nazaire et Nantes y réfléchissent.
On pourrait dire que l'évolution suit également celle des agences d'architecture et de paysages, auxquelles nous sommes toujours adossés : les architectes s'occupent d'urbanisme et les paysagistes font des espaces publics. Le décloisonnement de notre profession correspond à celui d'autres acteurs de la maîtrise d'œuvre.


DA : Quels sont vos rapports avec les architectes ? Voient-ils toujours d'un bon œil l'intégration d'un énième membre à l'équipe de maîtrise d'œuvre, avec les diminutions d'honoraires que cela implique ?

FM : La rémunération est un faux problème, du moins hors période de crise. La contribution du concepteur lumière représente entre 2 % et 8 % des honoraires de la mission de maîtrise d'œuvre. En augmentant son taux de complexité de 0,1 %, l'architecte parvient à absorber la mise en place du projet d'illumination. Il faut ajouter qu'une partie de ces honoraires n'est pas versée au BET. Et globalement, nous sommes plutôt bien reçus par les architectes, dès qu'ils ont compris notre travail et que nous avons compris le leur. Il faut un échange, car le projet d'illumination impliquera parfois de remanier un plafond, un mur.

Notre apport tient aussi du conseil : nous manipulons des niveaux d'éclairement, des photométries, des catalogues de luminaires très techniques que nous savons déchiffrer. Nous pouvons donner à l'architecte un panel complet de l'offre en matière de luminaires, contrairement à un fabricant qui répondra uniquement avec sa gamme. Nous ne sommes rien sans l'architecte : au final, notre travail est de valoriser le sien. Un éclairage mal conçu peut vraiment détruire l'architecture !


DA : Comment vous positionnez-vous par rapport aux limitations d'éclairage liées aux questions des pollutions lumineuses en particulier, et de la réglementation en général ?

FM : Pris nous aussi dans des problématiques d'économies d'énergie, nous avons fait évoluer nos projets, et une mise en lumière d'aujourd'hui n'est plus la même qu'il y a dix ans. Nous avons diminué les consommations par deux ou trois et changé nos manières d'éclairer. Jusqu'à une période récente, un projecteur de façade pouvait éclairer bien au-delà des façades qu'il devait mettre en valeur, un travers auquel nous remédions en utilisant des accessoires adéquats, qui dirigent le flux lumineux là où il est nécessaire. Sur le plan normatif, nous sommes soumis à une multitude de réglementations, la dernière en date étant un décret sur les nuisances lumineuses édicté sous l'impulsion des associations de protection du ciel nocturne.
Nous ne sommes pas opposés à la prise en compte de ces questions, bien au contraire. Le problème est que chaque réglementation émane de groupes de pression qui ne prennent en compte que leur intérêt, sans considérer une situation globale : les défenseurs des ciels nocturnes ne prennent pas en compte le confort visuel, qui ne prend pas en compte les handicapés… Nous sommes face à une série de réglementations qui s'empilent et se contredisent.


DA : Vous dites d'ailleurs que les notions définies dans les textes correspondent mal aux réalités. Pourriez-vous nous donner des exemples ?

FM : Pour les personnes à mobilité réduite, le législateur demande un balisage de 20 lux en tout point sur les parcours handicapés. Hormis le fait qu'une telle valeur est énorme et qu'un balisage peut émettre des lumières vers le ciel, cela signifie que la puissance publique, en général la Ville, doit s'engager à déterminer les parcours handicapés, ce qu'elle ne fait pas.
Deuxième exemple : la sécurité de l'espace nocturne. La notion de sécurité est beaucoup moins définie qu'il n'y paraît. Il n'est pas nécessaire de tout éclairer pour sécuriser l'espace public. Prenons le cas d'une place sombre dont le front bâti sera suffisamment éclairé. On ne voit pas les personnes, mais leurs silhouettes sombres se détachent sur un fond clair, permettant un contrôle visuel des uns par les autres. Dans un projet d'illumination d'une voie publique, il faut certes un balisage handicapés, mais il doit s'inscrire dans une perspective, un parcours lumière… Nous préférerions que les projets remplissent des objectifs de résultats plutôt que des objectifs de moyens ; prendre les différents paramètres – la sécurité, l'ambiance, la pollution – et les fédérer autour d'un espace sinon atypique, du moins original.


DA : Les LEDs vont-elles modifier votre métier ? Si oui, dans quelle mesure ?

FM : Dotée d'une incroyable aura médiatique, la LED n'a pas pour l'instant une efficacité supérieure aux iodures métalliques ou à la fluorescence. Ses grands avantages sont sa taille, qui permet l'intégration de la source lumineuse dans des dispositifs de dimensions réduites, dans plein de situations ; et sa versatilité, soit sa facilité de gestion en intensité et couleur, très mal gérée par les lampes aux iodures métalliques. Cependant, son prix reste très élevé dès que l'on recherche une garantie de performance en termes de température de couleur, de qualité de lumière et de durée de vie. Elle n'est pas toujours la meilleure solution face aux autres sources, notamment à la fluorescence.

Reste que le lobbying mené en direction des Villes pour l'adoption universelle de ce produit est extrêmement gênant, car les Villes sont désormais persuadées que l'installation de LEDs constitue la panacée, la réponse unique et universelle. Mais qui peut garantir la durée de vie du matériel et quel fabricant peut assurer que l'on retrouvera dans dix ans les lampes LEDs pour remplacer celles des appareils actuels ? La LED se trouve encore au stade de l'expérimentation. On peut présumer qu'elle sera la source du futur, mais pour l'instant, nous la prescrivons autant pour soutenir une évolution technologique que pour avoir le système d'illumination le plus efficace.


DA : La LED transforme aussi très directement la lumière en images. La technologie ne s'achemine-t-elle pas vers des images lumière ? Si c'est le cas, que penser des écrans de télévision qui couvrent parfois l'entière façade d'un immeuble, nommée pour l'occasion « médiafaçade » ?

FM : Ces écrans ne sont d'ailleurs pas considérés comme des appareils lumineux. On peut se demander comment ils seront intégrés dans les décrets visant à limiter la pollution lumineuse. Les progrès technologiques sont incroyables et permettent d'obtenir une image visible même en pleine journée. Ils apportent une ambiance très spécifique, à la fois festive et futuriste, à certains quartiers : Picadilly Circus ou Shanghai doivent une grande part de leur attrait nocturne à ces appareils. Ils deviendront certainement un mode d'illumination urbaine. Il faudra alors contrôler ce qu'on y projette, ce qui n'est pas une mince affaire : une image bleu nuit, par exemple, fera chuter considérablement la luminosité.
Ma seule crainte concernant ces systèmes est qu'ils nous fassent tomber dans des logiques de surenchères lumineuses que l'on a connues voilà quelques années. Pour illuminer les façades à proximité d'un de ces écrans, il faudra suréclairer, ce qui va à l'encontre de notre conception de l'illumination. Une idée reçue voudrait que le concepteur lumière ne cherche qu'à augmenter l'intensité lumineuse, alors que le plus souvent il se bat pour la diminuer. 


> Pour plus d'informations, voir le site Internet de l'ACE : <www.ace-fr.org>.

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