Légitimes gardiens du temple, les architectes des bâtiments de France accompagnent souvent des architectes et des maîtres d’ouvrage éclairés qui réalisent des œuvres contemporaines dans le cadre d’espaces protégés. Selon quels critères refusent-ils des projets ? Si le contexte et l’expérience de chacun peuvent influencer son jugement, certains insistent sur leur liberté de parole. D’autres en appellent à une réflexion élargie.
|
Le Parisien et Oise Hebdo1 ont relayé la fronde orchestrée par Caroline Cayeux, maire de Beauvais, et 200 maires de l’Oise à l’encontre d'un ABF, qu'ils accusent de bloquer nombre de projets. Après enquête de l’Inspection générale du ministère de la Culture, il a quitté – pour une nouvelle mission – la direction de l’Unité départementale de l’architecture et du patrimoine (UDAP) et a indiqué aux journalistes que sur 9 000 à 10 000 dossiers annuels traités, seul 1 % des dossiers déposés par les maires faisait l’objet d’un rejet définitif. Sans épiloguer sur une affaire peut-être un peu manichéenne, profitons-en pour faire le point sur le rôle et l’expérience des ABF et les difficultés qu’ils peuvent rencontrer.
Trois types d’avis
Rattachés au corps des architectes et urbanistes de l’État, ils conservent et entretiennent les monuments historiques et contrôlent les projets inscrits dans des espaces protégés. Chefs de service des UDAP dépendant des Directions régionales des affaires culturelles, ils sont consultés pour environ 20 % des demandes d’autorisation d’urbanisme. Selon la localisation des projets, trois types d’avis contraignent plus ou moins la délivrance de ces autorisations par les maires.
– L’avis conforme doit être impérativement suivi. Il concerne des projets situés dans des sites patrimoniaux remarquables, les abords de bâtiments historiques avec périmètre délimité ou en covisibilité et les démolitions en site inscrit, sauf quatre cas fixés par la loi ELAN 2.
– L’avis simple concerne les abords de monuments historiques sans covisibilité et les constructions en site inscrit. Sans être obligé de le suivre, le maire le fait souvent pour éviter tout recours engageant sa responsabilité.
– Un maire peut enfin solliciter un avis consultatif de l’ABF hors secteur protégé.
Frilosité prudente ou libre parole ?
Si les refus irritent des élus en faisant obstacle à des projets qu’ils jugent utiles, ils empêchent aussi des bévues. Entre un diktat rigoriste et un accompagnement attentif, où mettre le curseur quand l’analyse des projets demande subtilité, culture et dialogue ?
Retraité d’une carrière d’architecte et urbaniste de l’État, d’ABF et de conservateur du patrimoine, Philippe Moreau nous aide à y voir clair. « Les ABF traitent un volume de dossiers d’autorisation conséquent, ce qui pose souvent problème si les services instructeurs des permis dans les collectivités ne trient pas assez les dossiers recevables ou non. Si ces services sont compétents, le travail des ABF peut se faire sereinement. Il est très chronophage s’ils héritent de dossiers mal préparés qui, parfois, n’auraient même pas dû leur être transmis. Beaucoup savent accompagner des projets et encourager l’innovation mais il y a toujours eu des ABF frileux, souvent par prudence ou pour se protéger de pressions politiques. Accepter un projet de qualité en secteur sauvegardé peut inciter des élus à s’insurger si un “nanar” tente ensuite une pâle copie qui fait l’objet d’un refus dans ce secteur. J’ai connu dans ma carrière des cas calamiteux. Une architecte réputée intervenant un jour à mes côtés comme architecte-conseil de l’État a refermé un dossier en le qualifiant “d’ordurier” »…
Quand le PLU autorise des constructions sur une parcelle aux abords d’un monument historique, l’ABF donne parfois un avis conforme défavorable, car si lui-même a été consulté lors de l’élaboration du PLU, son avis n’étant pas « conforme » à ce stade, il n’a pas forcément été pris en compte. « Dans certains cas assez rares, la décision pourra faire l’objet d’une consultation élargie pour recueillir d’autres points de vue », poursuit Philippe Moreau. Lorsqu’il était conservateur, il proposait d’ailleurs à ses collègues ABF d’échanger autour des projets pour pallier l’isolement face aux pressions potentielles.
Chef de l’UDAP des Alpes-Maritimes, Luc Albouy estime, lui, qu’occuper une place unique dans le débat architectural fait la force des ABF : « Notre statut de fonctionnaire nous permet de nous exprimer librement et sans contrainte, sans subir le poids d’une hiérarchie, sans craindre les attentes d’un édile ou les exigences d’un promoteur et sans devoir céder face à l’amicale pression d’un réseau. Peu de voix bénéficient de cette liberté de parole pour dire la qualité d’une production ou pour défendre la pertinence d’une démarche. Cette indépendance est notre très grande force. Il convient de la préserver pour garantir qu’au-delà des questions de préservation des sites et des monuments, l’intérêt général soit toujours l’arbitre ultime des choix à effectuer. »
L’expérience de la maîtrise d’œuvre est-elle un plus ?
Depuis la réforme de leur statut en 1993, les ABF n’exercent plus de maîtrise d’œuvre en leur nom propre. La seule maîtrise d’œuvre autorisée concerne – au nom de l’État – les travaux de strict entretien de monuments historiques classés.
Cette absence d’expérience n’a-t-elle pas une incidence sur leur capacité à appréhender les projets ? « Cette expérience pratique de la maîtrise d’œuvre peut manquer aux jeunes (peu d’entre eux ont travaillé en agence au cours de leurs études), ce qui peut entraver leur jugement. Ils ont en revanche l’HMNOP requise pour se présenter au concours, et surtout une année de formation de très haut niveau, post-concours de recrutement, à l’École des ponts et chaussées et à l’École de Chaillot », dit Philippe Moreau.
Sans être architecte du patrimoine, Bernard Desmoulin a un point de vue nuancé pour avoir souvent réalisé des interventions contemporaines en sites classés ou protégés. « Qu’il s’agisse du musée de Sarrebourg ou de projets récents ou en cours, j’ai toujours apprécié le dialogue fertile instauré avec des ABF. Plus que des censeurs, ce sont des confrères qui doivent savoir accompagner les projets. Lorsqu’ils ont leur propre expérience de la maîtrise d’œuvre, leur vision de l’édifice est très différente du regard figé que certains affichent aujourd’hui. Vouloir figer un édifice relève autant de l’inculture que le maltraiter. Toute approche dogmatique et fétichiste du monde me paraît contestable, voire dangereuse, à une époque où utiliser et réutiliser le patrimoine est la meilleure attitude écologique. » Engagé lui aussi dans l’architecture contemporaine, Marc Barani ajoute : « Quand les ABF doivent se prononcer sur l’intégration d’un projet, ceux qui ont fait de la maîtrise d’œuvre jugent aisément de la faisabilité quand d’autres refuseraient l’idée d’une ATEX. Mais leur rôle ne se borne pas à faire naître un projet. Avec les architectes des DRAC et des CAUE, ils font partie d’un dispositif qui a fait ses preuves quant au rôle régulateur de l’État sur la construction. Il faut vitaliser ce processus maintenant que le permis d’expérimenter autorise les maîtres d’ouvrage à déroger à certaines normes car les entreprises avancent à bas bruit pour dézinguer des normes qui nous protègent. »
Une réflexion partagée
Antoine Paoletti dirige l’UDAP de la Somme. Avant d’être ABF, il avait acquis dans les agences d’architecture l’expérience du projet et du chantier. « Cette connaissance du métier met à distance et aide beaucoup à évaluer les projets que l’on reçoit en tant qu’ABF, explique-t-il. Quand la culture de l’agence et de la fabrication du projet fait défaut, cela peut expliquer que certains fondent un refus sur la simple image d’un projet. Mon parti n’est pas de répondre un “NON” catégorique, mais d’en faire une base de discussion pour réfléchir avec les acteurs de chaque projet à ce que l’on peut faire ensemble et pour proposer des pistes et des solutions… Tout repose sur l’intelligence entre le site, l’urbain, le paysage et le patrimoine. »
C’est vrai pour Amiens où le vélum et les règles urbaines nées du plan directeur de Pierre Dufau (1942) ajustent sur les grands axes la hauteur des façades à la largeur des rues. « Le projet universitaire de RPBW dans la citadelle s’est ainsi nourri d’un dialogue avec la DRAC, le maître d’ouvrage et mon prédécesseur, raconte Antoine Paoletti. Le PLU actuel autorise des surhauteurs par rapport au plan Dufau de la Reconstruction. Cette “densification de la ville” est normale, d’autant que l’on respecte des cônes de vue essentiels, notamment vers la cathédrale inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. L’arrivée des étudiants dans la citadelle ayant suscité un engouement des promoteurs pour les résidences étudiantes (30 000 étudiants à Amiens), nous avons par exemple décidé de faire abaisser la hauteur d’un de ces projets… Une façade contemporaine bien insérée sera en revanche toujours bienvenue. » L’agrandissement de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne (Henri Ciriani architecte) par Laurent Beaudouin, la médiathèque Le Zèbre par En Act Architecture à Albert et celle de Bray-sur-Somme par l’agence Courouble sont pour lui autant d’exemples de projets qui composent harmonieusement avec leur environnement patrimonial.
Évoquant les attractifs secteurs côtiers de Fort-Mahon – altérés petit à petit par le règne du « néopittoresque » –, ou Le Crotoy et Saint-Valéry-sur Somme où les élus subissent la pression des promoteurs, l’ABF poursuit : « Quand des promoteurs peuvent acheter des sites vierges ou des prés pour y construire de piètres lotissements, je n’ai pas toujours le pouvoir régalien de m’y opposer. » Il invite alors les maires à s’interroger sur le paysage et l’image qu’ils souhaitent pour leur ville et essaye de monter des groupes de travail avec les élus, et avec la Direction départementale des territoires et de la mer pour une approche collégiale avec la mairie et les associations d’habitants.
1. « Dans l’Oise, la fronde des maires a eu raison de l’architecte des Bâtiments de France », Alexis Bisson, Le Parisien, 21 mai 2021, et « Départ imminent de Jean-Lucien Guenoun, architecte des bâtiments de France de l’Oise », Oise Hebdo, 21 mai 2021.
2. www.doctrine.fr, article L632-2-1 du Code du patrimoine.
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération… [...] |
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architecte… [...] |
Structure des procédures, profil des équipes à monter, références à afficher, éléments de r… [...] |
Réutiliser, transformer, restructurer, revaloriser… autant d’actions souvent recommandées qu… [...] |
Depuis quelques années, les architectes qui interviennent sur des marchés publics doivent envoyer … [...] |
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |