Dominique Gauzin-Müller : En 2017, vous avez quitté une carrière académique pour mettre les mains à la terre. Quelle a été votre première expérience ?
Arnaud Evrard : J’ai été plongé d’un coup dans la réalité du chantier avec les bureaux pour Alnatura, mon premier projet avec Lehm Ton Erde. La production des éléments préfabriqués était encore en cours, et l’équipe démarrait la pose des premiers modules qui avaient déjà eu le temps de sécher. La production se faisait sur le site même du chantier, dans une halle destinée à être détruite, où était installée la machine qui avait déjà servi à la préfabrication des éléments de Ricola. Pour ce nouveau chantier, cette chaîne de production industrielle innovante avait fait l’objet d’une série d’optimisations permettant notamment la réalisation simultanée des trois couches du mur : 25 cm de pisé côté extérieur, 15 cm de granulat de verre cellulaire (Misapor) au milieu et 15 cm de pisé côté intérieur. Ce système permet de répondre aux normes européennes en termes de performance thermique (U < 0,24 W/K.m). Le mur est produit en continu sur une longueur d’environ 30 m, puis coupé aux dimensions souhaitées après décoffrage. Les tubes de l’installation de chauffage et de rafraîchissement géothermique sont intégrés dans la couche intérieure. Afin de freiner l’érosion, la couche extérieure est striée tous les 50 à 55 cm, sur toute sa hauteur, de lits en mortier de chaux hydraulique HL5 (Trasskalk).
D’où provient la terre mise en œuvre ?
Nous avons utilisé un mélange de terres principalement issues du forage du tunnel du chantier ferroviaire Stuttgart 21. La contrainte était ici de répondre à l’exigence des architectes, qui souhaitaient une terre dans les tons jaunes. La courbe granulométrique et la teneur en argile ont ensuite été adaptées pour garantir la performance à long terme du mélange, qui n’a été stabilisé ni avec du ciment ni avec de la chaux.
Comment s’est passé le montage des éléments ?
J’ai été fasciné de découvrir toutes les astuces nécessaires au transport, au levage et à la pose des éléments. La distance était ici de moins de 150 m entre la tente de stockage, où les éléments étaient entreposés pour sécher après leur production, et le chantier proprement dit. Le déplacement est néanmoins critique, et chaque élément est posé puis sanglé sur un support en bois, afin d’éviter la détérioration des arêtes inférieures. Ensuite, l’ensemble est déposé au sol avant d’être fixé à une autre série de sangles et à un dispositif de suspension développé spécialement. Le support en bois est seulement enlevé au moment du levage par la grue pour la mise en place. Les principes sont très simples, mais le défi est dans le poids des éléments : pour Alnatura, les plus grands pesaient plus de 5 tonnes, et il y en avait près de 400 ! Chaque module est placé sur un lit de mortier de terre, et ajusté dans les trois directions avec des cales en bois. Le montage s’effectue horizontalement, élément après élément, pour laisser le mortier durcir avant de réaliser le rang suivant.
Après environ un tiers du temps passé à la préfabrication et autant au montage, il reste une troisième étape plus artisanale : le remplissage des joints pour créer un mur monolithique. Comment s’est passé ce retouchage ?
La phase de retouchage a commencé un peu avant que tous les éléments aient été posés. Il y avait près de 2 km de joints à remplir ! Ce travail demande patience et concentration. À l’extérieur, l’esthétique n’est pas une priorité, car le mur sera érodé au cours du temps, mais la compaction doit être parfaite. Une série de pierres d’ancrage, enfoncées dans le mortier entre deux modules, améliore la résistance aux intempéries. À l’intérieur, tout l’art est de réussir à reproduire la texture particulière du pisé et à rendre les joints invisibles. Ce n’est possible que si l’humidité du mélange est à tout moment parfaite. Ce qui est fascinant, c’est la simplicité de l’outillage nécessaire : une masse, une grande cale, un petit panneau de bois et une spatule suffisent.
Quels sont les autres détails innovants sur ce projet ?
Je pense notamment aux tranches latérales des modules, polies lors de la recoupe en atelier. Le contraste avec la texture du mur proprement dit, au niveau de la rencontre avec les fenêtres, est particulièrement intéressant. Autre détail raffiné : la pose des profilés en aluminium dans la tranche des éléments, où sont insérées les baies vitrées, qui intègre parfois les descentes d’eau de pluie. Il prouve la remarquable capacité d’innovation de Martin Rauch et de son équipe d’« architectes-techniciens », qui dessinent les plans d’exécution en étroite collaboration avec les concepteurs.
À quelques dizaines de kilomètres de Darmstadt, vous avez enchaîné avec le musée de l’or à Francfort. Quel était le challenge sur ce nouveau chantier ?
J’ai eu la chance de contribuer ici à chaque étape du chantier, en partant de la préfabrication des éléments au siège de l’entreprise, basée à Schlins, en Autriche. Le parcours du musée est aménagé en sous-sol. L’architecture comporte des murs inclinés et des ouvertures trapézoïdales. L’ensemble est spatialement très intéressant, mais solutionner les différents détails techniques a demandé une réelle créativité. Les spécificités du chantier ont conduit les architectes, conseillés par Martin Rauch et son équipe, à choisir une ossature en acier couverte d’une sorte de bardage en pisé. L’aspect « antique » des murs dégage une impression de massivité, alors que les éléments préfabriqués mis en œuvre ne font en fait que 7 cm d’épaisseur.
Quel est alors le secret de la fabrication ?
Les éléments qui constituent les murs ont environ 1 m de longueur et 80 cm de hauteur. Produits dans un coffrage de 10 m de longueur, ils ont été découpés à dimension après le décoffrage, ce qui assure la continuité des strates, caractéristiques de la texture du pisé. Les ouvertures sont définies par des modules d’angle d’environ 80 cm de hauteur, qui devaient reprendre la géométrie des murs de part et d’autre, ainsi que le dessin du passage. Leur forme tridimensionnelle complexe a rendu le travail de coffrage assez laborieux. En effet, lorsque la terre est compactée, les forces qui s’exercent sur les banches sont immenses, et la moindre petite faiblesse du coffrage peut provoquer des variations de dimensions importantes de l’élément final. Il y a toujours une marge de quelques millimètres, mais dans ce cas, avec le fruit du mur et l’inclinaison des faces latérales des ouvertures, ces quelques millimètres risquaient de se transformer rapidement en décalage de plusieurs centimètres au niveau des arêtes visibles. Cela aurait rendu impossible l’alignement vertical de deux éléments, à moins d’un important travail de retouchage. Par ailleurs, les éléments d’angle devaient être suffisamment massifs pour reprendre la charge des modules utilisés comme linteaux, mais leur poids total devait être limité pour faciliter transport et pose. Pour résoudre ce dilemme, les zones non sollicitées de ces éléments sont partiellement creuses : le pisé y est remplacé par du granulat de verre cellulaire. La planéité de l’ensemble était ici essentielle. Quand les éléments sont posés les uns à côté des autres, l’aspect monolithique et la continuité des strates ne peuvent être obtenus que grâce à un retouchage minutieux des joints horizontaux et verticaux.
Pour les bâtiments de Ricola et Alnatura, vous avez installé la chaîne de préfabrication près du chantier. Pour le musée de l’or, qui est de plus petite taille, vous avez transporté les modules de Schlins à Francfort sur près de 450 km. Quelles conclusions en tirez-vous sur l’empreinte environnementale liée aux déplacements ?
Le concept initial de Martin Rauch était que la halle de préfabrication devait se situer au plus près du chantier, afin de réduire le transport des éléments. Mais ce n’était possible que pour les très gros chantiers, comme Ricola et Alnatura. Même si elle provient de préférence d’une ressource locale, une partie de la matière doit être acheminée vers la halle de préfabrication. Et la machine elle-même doit être déplacée pour être montée sur place, puis démontée et stockée provisoirement entre les chantiers. Le déplacement du personnel est un autre facteur qui engendre beaucoup de va-et-vient pendant toute la durée du chantier. Pour Alnatura, par exemple, l’équipe de cinq à douze personnes retournait toutes les deux semaines pour le week-end au Vorarlberg, où la majorité d’entre nous habite. Cela représentait environ 900 km aller-retour. Après une analyse rétrospective de ces deux chantiers, Martin Rauch a conclu qu’une halle située près du siège de l’entreprise permettrait de réduire les coûts sans aggraver l’empreinte environnementale liée aux transports, tout en améliorant la qualité de vie des collaborateurs et de leur famille.
Vous travaillez depuis un an à cette nouvelle halle de préfabrication. Qu’est-ce qui est le plus remarquable dans cet impressionnant bâtiment en pisé porteur ?
Ce projet hors normes marque le départ d’une nouvelle étape importante dans l’évolution du pisé préfabriqué. La halle proprement dite fait 67 m de longueur sur 24 m de largeur, avec une hauteur d’environ 10 m. Son mur sud, qui fait toute la longueur de la halle, a été construit sur place en pisé non stabilisé. Épais de 60 à 90 cm, il porte la toiture, mais aussi le pont roulant pouvant soulever jusqu’à 7,5 tonnes. Outre deux chaînages en béton installés dans la longueur, ce mur comporte des redents qui renforcent sa stabilité longitudinale. Les panneaux solaires thermiques insérés dans ces redents alimentent un système de stockage saisonnier de la chaleur pour le chauffage des bureaux. Au-dessus du pisé damé sur place, les derniers mètres du mur, entre les fenêtres hautes, ont été réalisés en éléments préfabriqués. Comme pour Ricola et Alnatura, la face extérieure est protégée de l’érosion par des lits de mortier de chaux. La construction du mur a duré quatre mois et nécessité plus de 1 000 tonnes de terre provenant d’une excavation située dans le village.
Martin Rauch a choisi ici d’associer la terre à des matériaux biosourcés ?
En effet, une ossature secondaire en bois, remplie d’un mélange en terre-paille selon le principe du colombage, est insérée dans la structure porteuse en bois lamellé-collé du mur nord. L’objectif est de démontrer que ce système constructif est un excellent complément au pisé pour une architecture performante à l’esthétique contemporaine. La toiture-terrasse est isolée avec de la paille hachée qui remplit les caissons de la structure en bois. Elle comporte des ouvertures zénithales qui amènent la lumière au centre de la halle, et sur lesquelles sont fixés les panneaux photovoltaïques qui doivent fournir une part importante de l’électricité utilisée dans le bâtiment.
Après sa maison qui a fait le tour du monde, ce projet exemplaire sur le plan des matériaux et de l’énergie est donc le nouveau bâtiment manifeste de Martin Rauch ?
Ce chantier de longue haleine est encore en cours, mais il intéresse déjà les spécialistes internationaux. Cet outil incroyable doit permettre de réduire les coûts et les délais afin d’alimenter un marché en pleine expansion. Il présente un potentiel pour l’innovation encore difficile à quantifier, mais je suis convaincu qu’il restera une référence incontournable au moins pour la prochaine décennie.