Jean Nouvel |
Dossier réalisé par Richard SCOFFIER
Qu’est-ce qu’un musée universel dans un pays désertique ? Comment a été conçue cette réalisation hors normes ? Quels sont les points qui la rapprochent d’autres projets plus anciens ? Tels sont les thèmes abordés un après-midi d’automne avec Jean Nouvel dans les locaux d’Hala Wardé, son associée pour le Louvre d’Abu Dhabi. |
D’a : Qu’est-ce qu’un musée ?
Jean Nouvel : D’abord, pour moi, un musée ce n’est pas un lieu de conservation, d’archives, c’est un espace public. Comme les musées de l’Athènes et de l’Alexandrie antiques, c’est un lieu avec des jardins, des restaurants ; un lieu où l’on se parle, où l’on échange des idées, un lieu où l’on vient et où l’on revient…
D’a : Vous militez pour une architecture contextuelle, mais comment avez-vous fait pour tirer du désert les composants du Louvre d’Abou Dhabi ?
Effectivement, sur le site – l’île de Saadiyat –, il n’y a rien. Et le bâtiment s’étire au milieu de rien. Il n’y a que du sable, la mer et le ciel. En face, un port avec des silos, des containers et des bateaux qui apportent un peu de réalité à cette abstraction, derrière, plus loin, les profils des immeubles de la ville moderne.
Le parc qui doit entourer la construction n’est pas encore réalisé, et tout est encore provisoire : les palmiers sont provisoires, le parking est provisoire… C’est un site en pleine mutation qui attend son Guggenheim et son Musée national Zayed, dessinés respectivement par Frank Gehry et Norman Foster. Leurs chantiers sont censés débuter l’année prochaine mais ne seront pas achevés avant de nombreuses années.
Je tenais à ce que cet édifice appartienne la culture locale et s’inscrive sans ambiguïté à la fois dans la géographie et dans l’histoire du pays. À partir de là , j’ai joué librement avec deux archétypes opposés : la ville arabe et la coupole blanche. Ces deux archétypes complémentaires permettent d’emblée de comprendre que c’est un quartier et pas un centre commercial, un espace d’accueil ouvert à tous les visiteurs et non un bloc climatisé…
Mais c’est aussi un édifice qui tend, par son projet muséographique, à un certain universalisme. Un projet qui voudrait concerner l’ensemble des civilisations. Les œuvres rassemblées dans les collections viennent des quatre coins de la planète et sont confrontées dans les différentes salles… Ce sont des objets importés de Chine, d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Amérique latine, d’Europe… Tous dialoguent et mettent en évidence leurs similitudes et leurs contrastes. Ce sont des fenêtres sur d’autres cultures, même très lointaines. Tout ça pour faire comprendre aux visiteurs qu’il faut toujours avoir en tête qu’il existe d’autres mondes que celui dans lequel ils vivent…
D’a : Dans ce vide en mutation, à quoi s’accroche votre projet ?
C’est vide, mais il y a le ciel, la lumière, le sable, la mer, l’horizon et les bateaux qui partent du port et qui disparaissent. Ce sont les véritables matériaux de ma proposition.
Ainsi, la mer va rentrer dans le bâtiment et, avec elle, la brise marine. La coupole va déterminer un espace protégé qui permet de sentir le soleil peser au-dessus de soi tout en atténuant sa puissance.
Le musée joue avec la mer et la lumière. Les visiteurs, où qu’ils soient, peuvent se repérer par rapport à l’eau et au lointain grâce aux cadrages sur le port et les bateaux qui partent rejoindre l’horizon, sur la découpe de la ville. Ces gens sont toujours quelque part. Notamment quand ils passent d’une salle à l’autre, pris entre deux moucharabiehs qui leur permettent d’avoir des vues de part et d’autre.
D’a : Comment le bâtiment s’est-il adapté à l’évolution du projet muséographique ?
J’ai proposé un système aléatoire composé de blocs de différentes tailles pour adapter chaque contenant à son contenu sans répercussion sur l’ensemble. Le projet du concours avait un côté presque théorique, je le répète : une agglomération de constructions rappelant les médinas et protégée par une grande coupole perforée. Rien d’autre ! Ce principe nous a permis de modifier le nombre et les dimensions des boîtes, et le projet s’est adapté aux changements de programme tout en restant identique à lui-même. Difficile de dire ce qui a bougé et ce qui n’a pas bougé, cette idée de dissémination de boîtes autonomes nous a permis d’emblée d’intégrer l’aléatoire tout en déterminant strictement un mode de fonctionnement. Maintenant, les choses se sont figées : un vaste continent qui regroupe les galeries ; un archipel composé par la salle d’expositions temporaires, les restaurants, l’auditorium et la logistique ; enfin, une grande île proche de l’entrée qui correspond à l’administration du musée.
D’a : Pourquoi cette coupole ajourée ?
À Abu Dhabi, nous sommes sous le vrai soleil, ça cogne dur. Ce n’est pas une blague. Le soleil va franchir huit couches, programmées par leurs motifs. Évidemment, comme le soleil tourne, au bout d’un moment il ne passe plus à travers les couches, et un rayon s’éteint, alors qu’à côté ou plus loin un autre se rallume. Un rai apparaît, un autre disparaît : ce cinétisme amplifie le mouvement de l’astre ainsi que l’instabilité essentielle de la lumière. Les projections, les taches sur le sol et les murs sont, par une sorte d’alchimie, parfois nettes et précises, parfois floues et vagues. Elles apparaissent et disparaissent de manière imprédictible. Leur intensité et leur précision augmentent de l’aube à midi pour décliner ensuite jusqu’au crépuscule.
Les taches changeantes maculent indifféremment les sols, les murs et la mer qui rentre. Elles ponctuent l’ensemble de l’espace et vous permettent d’appréhender le temps qui passe. Elles accentuent la conscience de la fragilité de l’instant, elles amplifient le sentiment de votre présence ici et maintenant.
Cette lumière qualifie l’espace d’accueil, qui n’est ni dehors ni dedans. C’est un espace intermédiaire qui génère un microclimat où la température extérieure est baissée de plus de 4 degrés, mais on ressent une impression de fraîcheur beaucoup plus intense dès que l’on en franchit le seuil. Il permet aussi une première protection des boîtes du musée. À l’intérieur de ces boîtes, la température et l’hydrométrie sont totalement contrôlées. Leurs murs très épais sont remplis d’isolant, tandis que leurs verrières, ouvertes sous le dôme, possèdent plusieurs filtres afin de régler parfaitement leur coefficient de luminosité.
D’a : Comment a-t-il été possible de créer si précisément un tel dispositif ?
Nous avons, avant le début du chantier, monté une maquette à l’échelle 1 d’un fragment de dôme de 15 mètres par 15 pour tester l’efficience des rais et des taches de lumière. On pouvait l’incliner comme on voulait avec un plancher mobile que l’on réglait à la bonne distance, de manière à tester tous les cas de figure. On a pu vérifier la taille des ouvertures, les superpositions, la proportion de lumière, la géométrie des tâches, leur degré de précision.
Durant cette expérience, nous avons eu de nombreuses surprises. C’est à ce moment que nous nous sommes aperçus qu’en fonction de l’intensité de la lumière les taches sont plus ou moins géométriques, plus ou moins précises. Elles sont parfois plus rondes, parfois très floues. On a dû adapter…
D’a : Il semble y avoir beaucoup de points communs entre l’Institut du monde arabe et le Louvre Abu Dhabi.
L’IMA est un bâtiment parisien, c’est un bâtiment qui tient compte des gabarits des constructions environnantes et s’aligne sur le quai Saint-Bernard. Mais c’est aussi un bâtiment qui se voudrait un hommage à la culture arabe en offrant, en guise de façade sud, un moucharabieh monumental qui tatoue certains espaces intérieurs de taches mouvantes de lumière. Je reprends les mêmes paramètres que les façades haussmanniennes : de 30 % à 9 % de lumière en fonction de l’ouverture des diaphragmes, une différence qui correspond aux persiennes ouvertes ou fermées des fenêtres traditionnelles. Les diaphragmes sont commandés par des cellules photoélectriques ainsi que par des thermomètres qui régulent l’entrée de la lumière et de la chaleur en fonction du climat ambiant. Un dispositif qui permet cette fois de célébrer le mouvement des saisons et de jouer sur la spécificité de la lumière parisienne, qui réapparaît verticale et aveuglante chaque été pour redevenir horizontale, douce et presque lointaine l’hiver.
D’a : Vous semblez chercher dans nombre de vos projets à utiliser la lumière comme un matériau.
Oui, chacun de mes bâtiments développe une relation particulière à la lumière.
Ainsi, à Montpellier, l’hôtel de ville est d’un bleu très sombre, et j’ai travaillé sur le contre-jour. Pour l’Institut du monde arabe, les moucharabiehs projettent leur géométrie sur le sol et programment les lieux par la lumière, notamment les coursives, le patio, la bibliothèque… Tandis que les espaces muséographiques orientés au nord-est bénéficient d’un autre type d’éclairage naturel, plus doux, plus pacifié.
Au quai Branly, la grande galerie prend sa luminosité au nord par des grands vitraux très sombres, au travers desquels vous pouvez sentir la présence de la ville. Dans cet espace, le rapport des œuvres au sacré et aux croyances est toujours actif, et il fallait lui accorder une dimension spirituelle. De l’autre côté, vous devinez Paris aussi. À nouveau très peu de lumière passe à travers le dispositif complexe de la façade, seulement 1 % de la lumière extérieure parvient à pénétrer à l’intérieur. C’est une ponctuation très fine, vous ne pouvez qu’à peine deviner le paysage derrière, comme s’il s’agissait d’entretenir en permanence un mystère. C’est une lumière presque aveugle, une manière de répondre à la contrainte de respecter ces objets cultuels excessivement fragiles qui ne sauraient résister à un éclairage trop brutal.
La Fondation Cartier, c’est encore différent. Le verre est autant utilisé pour sa capacité à laisser passer la lumière qu’à la réfléchir comme un miroir. Comme si l’espace naissait de l’interférence entre la lumière qui traverse la paroi et celle qui est renvoyée par elle.
D’a : Mais parfois aussi la lumière éblouie, comme si pour vous la jouissance d’un espace n’était accessible qu’à travers une certaine souffrance.
Non, la notion de douleur est totalement étrangère à mon travail. Quand je travaille sur la qualification d’un lieu, je cherche toujours à apporter quelque chose qui est de l’ordre de l’émotion et du plaisir. Mais cette émotion et ce plaisir peuvent très bien être générés par un certain trouble. Comme à la Fondation Cartier, où on ne sait pas si les arbres sont vus à travers la façade vitrée ou réfléchis par celle-ci.
L’éblouissement peut être considéré comme une qualité de la lumière. Nous sommes éblouis tous les jours par le soleil, même si nous ne restons pas figés à le regarder. Par contre, ne pas admettre que la lumière puisse éblouir, c’est ne pas la comprendre, c’est une assimilation de l’architecture au confort bourgeois que je récuse. Dans beaucoup de lieux de détente et de plaisir, que ce soient des stades, des salles de concert, des salles de spectacle, des boîtes de nuit, on retrouve cette notion d’éblouissement.
Je n’ai pas une approche de la lumière orthodoxe, ça, c’est certain ! J’ai horreur des lumières plates, j’ai horreur du suréclairé. Je trouve que l’on est dans un monde où tout est trop agressivement éclairé : signalétique, affichages publicitaires, espaces commerciaux, surenchère sur la sécurité. Peut-être que tous les pays, comme la Belgique le faisait il y a encore quelques années, seront-ils amenés un jour à éclairer leurs autoroutes… Il faut respecter le mystère qui gît en toute chose, il faut savoir tenir compte du temps d’adaptation physiologique de l’œil aux modifications de la clarté, il faut préserver l’émotion liée à tout effet d’apparition, et il ne faut jamais oublier non plus que l’ombre est nécessaire au surgissement de la lumière.
Lisez la suite de cet article dans :
N° 259 - Décembre 2017
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