Le dumping, "open-bar sur les honoraires" !

Rédigé par Christine DESMOULINS
Publié le 12/04/2010

Article paru dans d'A n°190

Avec la crise, le phénomène du «dumping» des honoraires s'accroît dangereusement. Au-delà d'une simple bataille sur les taux, les honoraires ne sauraient être dissociés des missions à mettre en regard, sans négliger une difficulté réelle d'évaluation du coût des prestations intellectuelles et des temps morts. Des budgets de travaux sous-estimés et des taux d'honoraires ridicules ne pourraient qu'entraîner fatalement une multiplication des « bâtiments toxiques » – mal étudiés et mal construits – au détriment d'une politique à long terme favorisant la pérennité de l'architecture.

POINTS DE VUE CROISÉS

OLIVIER ARÈNE. ARCHITECTE À L'ATELIER 234 ET MEMBRE DU SYNDICAT DE L'ARCHITECTURE
« Le dumping devient un sport national et les architectes ne savent ni combien ils coûtent, ni pourquoi leurs prestations coûtent ce prix ! Leur temps de travail reste trop extensible. Pour la même somme, ils n'hésitent guère à consacrer des heures supplémentaires. Or la culture de la "charrette" et l'"open bar" sur le temps sont dangereux ! Que dirions-nous d'un épicier acceptant un forfait sans lien avec le prix de la marchandise ? Savoir parler d'argent est le prix de notre liberté intellectuelle. Pourtant, certains architectes négocient à n'importe quel taux pour avoir du travail, ce qui les condamne à moyen terme. Un forfait n'est pas un pourcentage sur les travaux et quand on signe un marché forfaitaire, on ne peut forfaitiser que ce qui est connu. Tout doit être pris en compte : la structure, la crédibilité qu'apporte l'architecte, les tâches et la responsabilité qu'il assume. Il n'a jamais été écrit dans la loi MOP que le calcul des honoraires était basé sur le montant des travaux. Le Guide de la MIQCP (cf. page suivante) donne des tableaux de complexité et des fourchettes de taux indicatives, mais partant de là, certains maîtres d'ouvrage utilisent des logiciels qui dénaturent l'esprit de la loi. En réalité, si déterminer un taux horaire à faire valoir dans les négociations est aisé grâce à des outils de gestion analytique affinés, la lenteur des délais d'approbation, qui coûtent très cher aux agences, est rarement prise en compte. Or, si des délais sont toujours imposés aux architectes, les maîtres d'ouvrage, eux, ont toute liberté. »

PIERRE PONZETTO. ARCHITECTE À MARSEILLE ET ÉLU AU SA 13, SYNDICAT DES ARCHITECTES DES BOUCHES-DU-RHÔNE.
« Après les crédits toxiques, ne va-t-on pas construire des bâtiments toxiques ? », s'alarme Pierre Ponzetto qui démonte par l'exemple le mécanisme du dumping pour montrer tout l'intérêt d'une analyse du coût global. « Depuis un an, la chute des honoraires s'accroît et des outils d'analyse s'imposent. François Rouanet, nouveau président du SA 13, a créé une commission de veille sur les marchés à procédures adaptées qui sont, pour les maîtres d'ouvrage, moins coûteux en temps et en argent que les concours. Ils ne retiennent souvent cette procédure qu'en fonction du seuil d'honoraires à verser, qui vient d'être réduit à 193 000 euros. Dès lors, tous les prix sont tirés vers le bas, le montant des travaux étant lui-même souvent sous-estimé. Certains maîtres d'ouvrage considéreront ainsi que les honoraires d'un équipement public de 2 millions d'euros seront inférieurs à 193 000 euros, d'où un taux inférieur à 10 %, bien trop faible pour une mission de base et des missions complémentaires et fixé exclusivement par le commanditaire. »
Selon Pierre Ponzetto, lorsqu'une agence envoie à peu près 80 à 100 candidatures par an pour n'être retenue que sur trois à cinq marchés de ce type, l'investissement lui-même est aussi lourd qu'aléatoire. Le simple fait de candidater nécessite en effet environ trois jours de travail (visite du site, constitution de l'équipe et du dossier, rédaction de l'offre). Si l'agence est retenue, tout peut se compliquer après l'APD et
l'estimation des travaux, moments où la rémunération devient définitive et où des avenants sont établis. « Si la différence entre les coûts réels et l'estimation initiale est trop importante, le marché pourra être déclaré sans suite pour cause de déséquilibre budgétaire. Si l'on décide de poursuivre l'opération et d'intégrer des avenants, il faut savoir que la jurisprudence plafonne souvent à 15 % l'augmentation des honoraires. Si un bâtiment de 2 millions d'euros génère 16 000 euros d'honoraires (8 %) et l'avenant plafonné à 15 % apporte un complément de 28 950 euros, le budget travaux, lui, pouvant être réévalué de 25 ou 30 %, la réactualisation des honoraires est illusoire. La cotisation d'assurance des architectes étant en revanche calculée selon le montant des travaux réalisés, l'architecte est doublement pénalisé. L'analyse des coûts d'un bâtiment public sur trente ans montre que 5 % concernent les études de programmation et de maîtrise d'oeuvre, 20 à 25 % les travaux et 75 à 80 % les frais de fonctionnement. Or l'économie apparente sur les honoraires de maîtrise d'oeuvre peut impacter lourdement le coût des travaux et les frais de fonctionnement. Avec la crise, les années 2010 et 2011 seront dures. Parallèlement aux concours prestigieux, une architecture de mitage constituée de bâtiments toxiques et coûteux sur la durée – produits
des Mapa et des échéances électorales – risque de se développer au détriment d'une politique à long terme. Le démontrer est l'un des objectifs de la mission lancée par le SA 13 qui vise aussi à permettre aux architectes de remettre la valeur d'usage au coeur de leur métier en valorisant les retours d'expérience. »

PATRICK BAGGIO. ARCHITECTE et président d'AMO Aquitaine
« Si des agences importantes acceptent de baisser leurs taux sur une opération, certains maîtres d'ouvrage font référence à ces prix-là. D'autres ont tendance à bloquer la négociation des taux autour de 6 à 6,5 %, ce qui n'a pas de sens quand la juste rémunération de l'architecte serait de 10 %, car le calcul des honoraires est complexe. Avec une tendance plus favorable au moins-disant qu'au mieux-disant, la responsabilité de l'État est patente. Être jugé sur un chiffre inscrit sur une offre ou sur un forfait n'est pas sain, car nous vendons du temps et de la matière grise que nous devons valoriser. Dans l'industrie, cette matière grise a une valeur ! Les maîtres d'ouvrage sont d'ailleurs parfois gênés en découvrant le temps que nous consacrons à nos projets. Le dumping ne doit pas donner lieu à une guerre entre architectes et maîtres d'ouvrage. Tout comme Bernard Roth, président d'AMO, j'insiste sur le fait qu'il ne faut pas confondre commande et programme. Construire un programme demande au maître d'ouvrage une implication et dès lors qu'il s'engage dans une vraie démarche, il sera plus enclin à comprendre la vraie valeur des honoraires. »

DEUX QUESTIONS À CHRISTIAN ROMON, secrétaire général de la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques.

DA : La MIQCP a toujours milité pour que le travail de l'architecte soit rémunéré à sa juste valeur. Comment réagit-elle face aux débats sur le dumping des honoraires ?
Christian Romon : Le dumping que vous évoquez pour les architectes concerne hélas toutes les composantes de la maîtrise d'oeuvre. Les architectes, bien sûr, mais aussi les bureaux d'ingénierie et les économistes ont tiré la sonnette d'alarme. Le phénomène touche également les autres prestataires intellectuels qui participent à l'acte de construire. Tous se plaignent à juste titre. Il est clair qu'une rémunération insuffisante du prestataire ne peut que conduire à une prestation plus légère qui se traduira par des études moins approfondies, par certaines impasses que l'on comblera par un peu plus d'improvisation sur le chantier, par une concertation moins poussée avec les différents acteurs, intervenants ou usagers, bref par une anticipation moindre qui finira par peser très négativement sur la qualité de l'ouvrage réalisé. Les économies ainsi réalisées au départ de l'opération ne sont d'ailleurs que des économies de courte vue, induisant ensuite des dépenses supplémentaires durant le chantier : les modifications de travaux seront plus nombreuses et le délai du chantier moins bien tenu.
La MIQCP ne peut donc qu'insister, dans l'intérêt bien compris du maître d'ouvrage, sur la nécessité d'allouer des moyens suffisants à la maîtrise d'oeuvre, à la fois en temps d'étude et en rémunération d'ingénierie. Il s'agit tout simplement de contribuer, à travers un chantier bien maîtrisé, à la qualité de l'ouvrage réalisé sur sa durée de vie entière.

DA : Que préconise la MIQCP en matière de taux d'honoraires ?
CR : Le Guide à l'attention des maîtres d'ouvrage publics pour la négociation des rémunérations de maîtrise d'oeuvre n'a pas de valeur réglementaire mais n'en constitue pas moins une référence utile pour apprécier et négocier la proposition chiffrée d'un maître d'œuvre. Il donne un taux indicatif de référence pour une mission de base sans études d'exécution, en pourcentage du montant hors taxes des travaux estimés en valeur 1994. Il est à noter cependant que la réédition récente en février 2008 de ce guide qui date de juin 1994 a porté uniquement sur la conversion en euros des montants de travaux, sans aucune actualisation
des taux. Aussi, en raison de l'importante complexification des missions de maîtrise d'oeuvre et de l'alourdissement des exigences réglementaires depuis 1994, les taux proposés par le guide doivent être compris comme des taux planchers minimaux. Cette approche de la rémunération des honoraires gagnerait d'ailleurs à être croisée avec une seconde approche consistant à multiplier les durées prévisionnelles d'intervention par des prix de vente à la journée des compétences mobilisées. La négociation pour la rémunération du contrat trouve alors une expression plus concrète.

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