La ville par l’architecture, Le quartier Polaris à Nantes

Rédigé par Gabriel Gontier et Pierre Chabard -
Publié le 14/05/2019

Quartier Polaris, Nantes

Dossier réalisé par Gabriel Gontier et Pierre Chabard -
Dossier publié dans le d'A n°271

En cours d’achèvement sur l’île de Nantes, le quartier Polaris mire fièrement sa skyline dans les eaux de la Loire. Déjà qualifié dans la presse locale de « manhattanien », il a été imaginé par l’agence LAN qui a signé le plan d’ensemble et quatre des six immeubles réalisés. Coincée entre les barres modernistes d’un grand ensemble de logements et un complexe tertiaire aux vitrages miroir des années 1980, cette opération de type « macro-lot » illustre tout à fait les évolutions actuelles du rapport des architectes à la fabrique urbaine : leur retrait progressif du champ de l’urbanisme et leur réinvestissement de l’échelle architecturale.

Le quartier Polaris illustre en premier lieu la place centrale qu’occupent aujourd’hui les promoteurs privés dans la production non seulement du bâti mais de l’urbain. Libéré par le départ des entrepôts de l’entreprise Brossette, le vaste terrain d’environ un hectare et demi a en effet été racheté par Kaufman & Broad, moyennant son engagement auprès de la ville d’y développer une mixité programmatique et d’y construire un quota de logements sociaux. Ce sont les architectes de l’agence LAN qui remporte en 2013 le concours organisé par le promoteur. Leur projet marque une étape dans l’approche architecturale de ce type d’opérations en macro-lots qui ont fleuri dans la dernière décennie un peu partout en France, et notamment sur l’île de Nantes. Il frappe d’abord par la grande clarté de son plan-masse. Celui-ci pourrait se décrire comme une sorte de damier dont les cases noires seraient occupées par les bâtiments et les cases blanches par des espaces publics plus ou moins plantés, signés par l’agence BASE. Loin du travail quasi sculptural et des articulations formelles compliquées que la mode de « l’îlot ouvert » à la Portzamparc a pu générer dans les ZAC françaises, la grande simplicité morphologique de l’îlot Polaris de LAN pourrait s’interpréter comme le retrait d’une certaine approche de l’urbanisme ou de l’architecture urbaine. Ce choix de mettre en quinconce six objets architecturaux – plots ou mini-tours – le long d’un cours piétonnier constitue la stratégie la plus élémentaire, bien que certainement la plus efficace, pour occuper ce site assez étroit et perpendiculaire au fleuve. Il présente l’avantage de jouer avec les pleins et les vides des îlots limitrophes, au bâti relativement discontinu, et donc de recontextualiser, d’une certaine manière, ce tissu urbain plutôt indéchiffrable. Mais surtout, il permet de distinguer clairement chacun des bâtiments, de les mettre à distance les uns des autres, de les isoler comme autant d’objets autonomes et comme autant d’unités formelles, opérationnelles ou programmatiques indépendantes ; des bâtiments qui peuvent éventuellement avoir chacun un architecte différent, une forme et un phasage propres.

Recherche d’une parenté architecturale

Cette autonomie de l’architecture envers la ville n’est pas une nouveauté. Quiconque se promène dans un quartier nouveau de nos métropoles contemporaines, de Lyon Confluence aux Batignolles à Paris en passant par le Trapèze de Billancourt, fait l’expérience de la cacophonie architecturale qui résulte de ces nouvelles conditions de production. La singularité du quartier Polaris tient à la conviction de LAN que l’enjeu principal réside non pas dans un ordonnancement urbain contraignant, mais dans la recherche d’une unité ou d’une parenté architecturale entre les objets qui le composent. La génération précédente, celle du « projet urbain », jouait « la ville contre l’architecture » et cherchait à s’effacer « devant l’évidence de l’architecture et l’architecture devant la nécessité de la ville ».

 Les architectes de LAN et d’autres de leur génération semblent avoir diamétralement renversé la hiérarchie. Ils surinvestissent l’objet architectural comme principal (et peut-être dernier) garant de l’unité et de l’identité du paysage urbain. À Nantes, Benoit Jallon et Umberto Napolitano se sont attribué quatre lots sur les six, manière la plus sûre de contrôler la continuité de l’écriture architecturale. Pour les deux autres, ils ont négocié avec leurs commanditaires la désignation de maîtres d’œuvre avec qui ils se sentent des affinités, sans ouvrir de concours : Stéphane Fernandez se voit attribuer le lot n°6, qui abrite 6000m2 de bureaux et 35 logements; Edouard Ropars et Julien Abinal sont quant à eux chargés du lot n°2, une petite tour de 73 logements sociaux pour Nantes Métropole Habitat. Mais c’est LAN qui fixe les règles du jeu pour l’ensemble : géométrie simple et orthogonale des volumes, traitement régulier et répétitif des élévations, usage du béton apparent en façade. Autant de choix qui tendent vers une minéralité, un monolithisme et une certaine austérité esthétique.

Constituer des ensembles urbains cohérents

La phase de conception est ponctuée par une série de workshops au cours desquels les trois agences se réunissent pour mettre en commun leurs projets et les ajuster mutuellement en termes de position, de gabarit, de silhouette, mais sans jamais perdre de vue ce que Napolitano appelle la « force d’ensemble ». Cette expression rappelle le titre de la fameuse exposition que Miroslav Šik avait organisée dans le pavillon suisse, à la Biennale de Venise 2012, et que LAN a certainement visitée. « And Now the Ensemble!!! » présentait, sous la forme de trois grands collages photographiques, une sélection de bâtiments de Šik lui-même et de deux autres agences suisses, proches de lui : Miller & Maranta et Knapkiewicz & Fickert. Ces bâtiments, construits dans des sites tout à fait disjoints géographiquement mais dans une écriture architecturale analogue, formaient sur ces fresques un paysage imaginaire et idéal. Cette exposition manifeste cherchait à démontrer que les architectes peuvent et doivent transcender la singularité de leur style propre et constituer des « ensembles » urbains cohérents. Elle suggérait au fond que le « common ground » de la ville contemporaine n’est pas à chercher dans l’urbanisme mais bien dans l’architecture. Lointain produit de cette veine zurichoise, le quartier Polaris apparaît comme la juxtaposition d’une série d’objets à la fois parfaitement autonomes et néanmoins parents. Chacun décline le même matériau dans une variante particulière de couleur et de texture. Lasuré ou teinté dans la masse, lisse ou texturé, brut de décoffrage ou sablé, le béton est en tout cas dépourvu des habituels panneaux de façade, capotages, carénages et cache-misères dont a abusé la French Touch. Seule à déroger, la tour de 73 logements dits « libres » que LAN dessine en tête d’îlot, face à la Loire, et qu’il revêt de panneaux d’aluminium pour refléter, disent-ils, « l’exceptionnelle lumière du ciel et du fleuve ». Chacun à sa manière, ces six objets revisitent le thème – pas loin d’être hégémonique dans l’architecture française à la mode – de la façade tramée répétitive ne se singularisant que par la matérialité du béton et par les subtils effets de proportion, de rythme, de relief ou de modénature de l’élévation. Celle-ci se retourne sur les quatre faces du bâtiment, indépendamment de l’orientation et du contenu programmatique, et semble essentiellement s’adresser à la ville, façade-décor qui prend en charge le façonnement du paysage urbain. Cette primauté de l’architecture sur la ville est assumée par Umberto Napolitano, qui revendique explicitement sa volonté de vouloir « utiliser l’architecture pour définir l’espace public ».3 Les bâtiments ne sont pas ici le produit d’un « urbanisme Tupperware »4 , simple extrusion de lots définis par le dessin urbain, volumes capables dont la forme architecturale, censée être indifférente, est donc disponible à toutes les fantaisies. Ils sont au contraire le fruit d’une scénographie architecturale d’ensemble soigneusement régulée. Depuis le boulevard Vincent-Gâche, au commencement de l’allée piétonne, la tour noire de LAN est légèrement désaxée pour faire apparaître, derrière elle, celle d’Abinal & Ropars, au béton clair. Au bout de l’allée, la troisième tour, la plus haute, vient compléter cette série d’objets successifs qui scandent la profondeur de l’îlot et accompagnent sa traversée jusqu’au fleuve, par la transparence de son hall d’entrée vitré, en double hauteur. Par sa taille et son revêtement d’aluminium, elle se démarque des autres bâtiments de l’opération et assume un rôle de signal urbain en front de Loire, dialoguant avec les barres du grand ensemble voisin et avec les lignes verticales des rangées de grands peupliers. Le calepinage régulier des parements en aluminium trace en façade une implacable grille rectangulaire. Deux ouvertures se superposent à chaque étage, l’une à hauteur de vue et l’autre à hauteur d’allège. De l’extérieur, la multiplication de ces baies brouille la perception des étages et de l’échelle des logements. Les volets à guillotine en tôle d’aluminium perforée laissent, une fois refermés, le bâtiment à son abstraction monolithique, à sa monumentalité lisse face au grand paysage. Dans cette composition architecturale d’ensemble, les espaces ouverts, les places et les allées, les jardins vaguement thématisés – tour à tour jaune, blanc ou champêtre – apparaissent en mode mineur comme des entre-deux, de simples dispositifs de mise à distance entre les objets. Du reste, chaque édifice intègre en son sein ses propres espaces communs, souvent en relation visuelle avec ceux de ses voisins. De la terrasse de la résidence étudiante (lot n°5), la vue traverse ainsi le volume vitré du restaurant d’application de l’école Vatel (lot n°3), au même niveau de l’autre côté du cours piétonnier.

« common ground » architectural

Explorant individuellement des références communes (le rationalisme structurel, la Tendenza, le classicisme moderne, etc.), les six objets nouent des relations mutuelles qui dépassent leur singularité formelle et suggèrent un « common ground » architectural. Répétition systématique d’un principe de baie, différent pour chacun de leurs quatre bâtiments, les façades de LAN affichent une écriture exclusivement sérielle : les mêmes trumeaux, entablements et allèges se répètent en une trame uniforme sur les quatre faces, quel que soit le contenu programmatique. La résidence universitaire accueille ainsi, derrière sa façade en béton sablé, deux premiers niveaux de parkings puis sept niveaux de logements étudiants. Seule concession à l’expression du programme, le retrait des allèges du second niveau de parking qui laisse filer les trumeaux en double hauteur, suggérant un ordre colossal. De même, aucun indice ne permet d’identifier les chambres simples ou doubles qui occupent respectivement la largeur d’une ou de deux fenêtres. À l’est du bâtiment, une des deux terrasses est masquée par un pan de la façade qui s’élève sur deux rangées de fenêtres et laisse entrevoir le ciel, dans un effet de non finito. Des tiges d’acier viennent maintenir ce morceau de façade comme une feuille de décor tenue par des équerres. Le message est clair : la principale raison d’être de cette enveloppe tectonique, de sa forme, de sa texture et de sa couleur est de conférer son caractère au paysage urbain. Au sud de l’îlot, le bâtiment de Stéphane Fernandez accueille à la fois des logements et des bureaux en un grand volume régulier et unitaire, apparemment similaire à ceux de LAN. Il s’en distingue néanmoins sensiblement par la sophistication de ses modénatures et par la proportion horizontale de ses larges ouvertures, inspirée des buildings de l’école de Chicago. Aussi noirs que le béton est blanc, l’encadrement des baies, les joints horizontaux entre chaque étage et les menuiseries des fenêtres sont autant d’éléments intermédiaires qui redécoupent le grand motif de l’élévation et articulent les différentes échelles en jeu, de la ville à la pièce. En retrait de la trame minérale de la façade, le registre des menuiseries métalliques et des têtes de murs permet, sans en altérer la régularité, de redécouper librement les grandes baies selon qu’elles ouvrent sur un plateau de bureaux, les pièces d’un appartement (ou de plusieurs) ou une loggia. Autre élément notable, le soubassement en pierre grise qui assoit l’édifice assume un rapport amène et généreux à l’espace public. Au droit des locaux commerciaux, un épais auvent de béton en porte-à-faux abrite les adeptes du lèche-vitrine. Volontairement neutre et intemporel vu du dehors, l’édifice réserve néanmoins une surprise en son sein. Sa cour intérieure, peinte d’un inattendu ocre jaune, inonde les bureaux et les logements d’une lumière irradiante. Comme un monde à part ménagé secrètement dans l’épaisseur monolithique du bâtiment, elle ne regarde que ses occupants. C’est comme si cette nouvelle génération d’architectes, à rebours de la French Touch qui sévissait dans la décennie précédente, souhaitait définitivement intérioriser l’événementialité de l’architecture.

Mélange de liberté et de rigueur

Mais le bâtiment le plus étonnant du quartier Polaris est certainement la tour de logements sociaux d’Abinal & Ropars. Dans ce paysage de façades tramées et répétitives, elle ne dénote pas vraiment mais fait pourtant résolument exception. Dans le mélange de liberté et de rigueur qui la caractérise, cette agence renonce à la facilité d’une trame sérielle et introduit non seulement une variation contrôlée de la taille des fenêtres (simples ou doubles, avec allège pleine ou vitrée), mais surtout une composition symétrique et hiérarchique de celles-ci, thèmes éminemment classiques qui sont rarement exploités par les architectes contemporains. De la fenêtre simple à la fenêtre double en passant par leur regroupement par deux ou quatre, tout est fait pour fluidifier la transition des échelles de celle, domestique, du logement à celle, monumentale, de la tour. Le profil de celle dernière est lui-même fractionné et affiné par des effets de gradins et de loggias colossales, qui lui donnent de faux airs de gratte-ciel Art déco. L’édifice frappe aussi par sa matérialité. Les grands bandeaux horizontaux qui rythment la façade tous les deux étages sont obtenus par matriçage du béton : des cannelures engravées à sa surface, tantôt horizontales, tantôt verticales, prennent la lumière différemment et distinguent ces grands motifs par de subtiles nuances de gris. De près, ces effets de surface ne s’évanouissent pas, mais prennent au contraire de l’épaisseur, les lignes du matriçage se conjuguant à celles des couvertines, des garde-corps et des menuiseries, tous parfaitement dessinés. Contrairement à leurs confrères de Polaris, Abinal & Ropars ne jouent pas sur une matérialité brute du béton. Les trous de banche ont été rebouchés. Toute imperfection du matériau, toute forme d’accident, de fissure ou de tâche sont atténuées par le striage et le lasurage de leur béton. Avec peu de moyens, mais beaucoup de soin dans le détail et la composition, ils obtiennent un fini d’une rare qualité dans le logement social. Mais surtout, Abinal & Ropars ne cantonnent nullement la façade au rôle de décor urbain. Au contraire, en la creusant de généreuses loggias, ils l’épaississent et la font participer au dispositif typologique. Tandis que les séjours et certaines chambres se situent à l’arrière des loggias, des pièces secondaires comme les cuisines ou les salles à manger occupent l’épaisseur latérale de celles-ci. Si bien que la façade épaisse, tout en les hiérarchisant finement, instaure une élégante relation diagonale entre ces pièces qui communiquent par l’angle. En dépit des propositions formelles finalement assez inégales de LAN, de Stéphane Fernandez et d’Abinal & Ropars, l’opération Polaris illustre en tous cas le champ d’investigation commun qui anime cette génération d’architectes, dans un angle mort de la tradition du projet urbain à la française : l’architecture comme puissant générateur du paysage urbain.

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