« La France manque de grands projets touristiques fédérateurs » Entretien avec Gilles Marty (Inca, architectes)

Rédigé par Soline NIVET
Publié le 25/06/2018

Rocamadour

Dossier réalisé par Soline NIVET
Dossier publié dans le d'A n°264

« Vous avez un site, un patrimoine, une marque hors du commun, porteur d’histoire, de valeurs et d’identité. Notre objectif est de les magnifier au travers d’une Å“uvre unique et originale Â», annonce la page d’accueil du site internet de l’agence Inca.

En deux décennies, l’architecte grenoblois Gilles Marty a réorienté l’essentiel de l’activité de son agence autour des programmes et des problématiques touristiques, en France et à l’international. Fort de son expérience, il nous a livré, exemples à l’appui, quelques-unes de ses clés et interrogations sur la mise en tourisme des territoires ruraux français.

D’a : Gilles Marty, pourquoi et comment vous êtes-vous spécialisé dans les programmes touristiques ?

J’ai d’abord eu une agence « classique Â» pendant une dizaine d’années avec beaucoup de concours et de commandes publiques. Et puis, à 35 ans, j’ai décidé d’arrêter et de me consacrer à ce qui m’intéressait vraiment dans l’architecture : l’histoire, le patrimoine, les sites classés, les paysages. J’avais vraiment la conviction que la question des territoires et de l’environnement serait l’innovation du XXIe siècle. Que faire de notre patrimoine ? Comment le valoriser ? Comment en faire un bien culturel ? J’avais envie de construire un savoir-faire et une agence dédiés à ces questions-là.

 

D’a : Quelles ont été vos premières commandes ?

Pendant deux ans, j’ai travaillé, sans commande, sur un prototype de structures légères mobiles pour les archéologues, en me disant que si je parvenais à construire un bâtiment temporaire dans des conditions complexes (sans fondations, démontables et remontables, pouvant accueillir du public tout en permettant aux fouilleurs de travailler dans de bonnes conditions), je pourrais ensuite construire n’importe où. Un premier prototype a été construit pour le centre archéologique européen du mont Beuvray, et il a été ensuite remarqué par le gestionnaire de sites culturels et touristiques du Périgord, pour Lascaux. Nous avons assorti nos structures gonflables démontables d’un très beau projet de paysage. Non seulement nous avons obtenu le permis de construire mais le projet a ensuite été estampillé « site classé, site Unesco Â». L’archéologie nous a amenés vers des programmes de jardins et de parcs archéologiques, puis vers la question des sites classés. Nous sommes ensuite allés explorer du côté des opérations « Grand Site Â», pour lesquelles nous avons développé l’ingénierie nécessaire côté études, plans d’aménagement, schémas de développement territoriaux. Ce qui nous a progressivement conduits vers les sites classés par l’Unesco : Rocamadour, Carcassonne, Solutré, etc.

 

D’a : Quels sont les grands enjeux pour le réaménagement ou la mise en tourisme de ces territoires ?

En tant qu’architectes, nous coordonnons de grosses équipes, incluant notamment géographes et paysagistes, pour dégager des concepts de mise en valeur qui soient à la fois cohérents par rapport aux territoires – et non plaqués dessus â€“ et qui apportent aussi des dynamiques nouvelles : basculer dans l’avenir avec un projet fédérateur sur dix, quinze ou trente ans, étayé par une vision et une interprétation du patrimoine porteuse sur plusieurs décennies.

 

D’a : Ce travail passe par les cartes et les dessins, mais aussi, et surtout, par les mots et les récits, non ?

Oui, la question de la narration est fondatrice. Nous avons gagné il y a plus de quinze ans le site de Rocamadour, sur lequel nous continuons encore à travailler. Rocamadour, c’était un million de visiteurs, des voitures partout, de grosses emprises de parkings… sur un site où on ne faisait finalement que passer. Nous avons renversé la chose en disant « Venez passer dix jours en Rocamadour sans jamais prendre votre voiture Â», et mis en place un projet à l’échelle du parc national dont la cité de Rocamadour devient le cÅ“ur, réorganisé toutes les mobilités, sorti les véhicules du site, restructuré tous les services, créé des relais dans le territoire autour…

 

D’a : Quels sont selon vous les principaux points de vigilance pour garantir la réussite d’un projet de développement touristique ?

J’ai coutume de dire que les meilleurs mètres carrés sont ceux qu’on ne construit pas. Souvent, le premier réflexe, c’est de construire. Pour ma part, je conseille toujours au client de commencer par regarder tout ce qui est déjà là, par dresser une forme d’inventaire des éléments en présence. Les projets qui marchent sont toujours issus des dynamiques du territoire : ils ne font « que Â» les rendre cohérentes pour les projeter dans un avenir intéressant et motivant pour tout le monde.

Ensuite, ses habitants sont les principaux acteurs et les premiers ambassadeurs d’un territoire. Il ne faut surtout pas omettre de les impliquer, car le bouche-à-oreille fonctionnera d’abord par eux.

Enfin, il faut respecter la proportion du 50/50 : même si le maître d’ouvrage insiste sur la notoriété, l’attractivité et le grand public, il faut que pour chaque euro investi dans l’image et la valorisation touristique un autre soit investi dans l’amélioration des conditions de vie des habitants.

 

D’a : Vous évoquez de très grands sites, remarquables. Mais avez-vous été confronté ou sollicité par des territoires plus « ordinaires Â» sur cette question de la mise en tourisme ?

Oui, nous avons par exemple mené des études sur une ancienne voie ferrée de 70 km de long entre Mazamet et Bédarieux, il y a quelques années, en développant tout un projet de slow-tourism à partir du slogan « Passez une semaine dans la vallée pour moins de 100 euros Â». Ce projet n’a finalement pas été mis en Å“uvre, mais ce type d’approche pourrait s’appliquer ailleurs. Parfois, des territoires pauvres recèlent des valeurs patrimoniales, paysagères, culturelles phénoménales ! Je dis souvent à mes clients qu’ils peuvent transformer n’importe quel site en Grand Site. Il suffit de savoir regarder…

 

D’a : Mais peut-on vraiment tout « mettre en tourisme Â» ? N’y a-t-il pas un seuil de tolérance où le territoire ne peut plus assumer la compétition à l’attractivité touristique des sites les uns par rapport aux autres ?

Tout à fait, et j’ai toujours tendance à penser que le mal français réside dans le fait que son maillage touristique reste impensé : ce maillage existe au niveau administratif (pays, régions, communautés de communes, parcs, grands sites, etc.) mais pas en termes de cohésion de projets. La France manque de grands projets fédérateurs : on y démultiplie les destinations sans construire ni les parcours ni les réseaux qui les relient et qui devraient faire sens pour le touriste.

 

D’a : Quels sont les pays qui réussissent très bien à ce niveau ?

Regardez les routes touristiques norvégiennes ! En vingt ans, ce pays qui est plutôt froid et difficile à atteindre a développé un projet incroyable en enfilant ses destinations comme des perles sur un collier. Ses belvédères, qui n’étaient autrefois que des arrêts depuis lesquels contempler des panoramas avant de remonter en voiture, ont été transformés en de véritables points d’accès au territoire.

Il y a eu un investissement public très fort dans ce projet, mais aussi tout une mobilisation du privé, qui s’est greffé à cette image pour développer des équipements, des écolodges… Ce qui donne in fine une très bonne armature territoriale.

 

D’a : Le défaut français relève-t-il d’un problème de gouvernance ou de culture de projet ?

Il relève de la gouvernance de projet, aujourd’hui bien trop éclatée. Toutes les collectivités locales constatent des dysfonctionnements, mais elles n’en sont pas encore à imaginer qu’ils pourraient être résolus en réorganisant les propositions touristiques, en créant ensemble de véritables destinations, en imaginant des offres complémentaires, en trouvant les bonnes armatures de territoire. Il faut créer des univers à l’intérieur desquels les touristes passent d’un lieu à l’autre.

 

D’a : La commande architecturale liée au tourisme s’est-elle intensifiée en vingt ans ?

Bien sûr, et l’intensification est loin d’être terminée ! La patrimonialisation associée au tourisme et aux grandes marques s’amplifie encore à une vitesse phénoménale sur des secteurs entiers de l’économie française : toute l’économie viticole va y passer, par exemple. Le modèle restant château La Coste : une exploitation en perte de vitesse est rachetée et transformée en un très beau domaine viticole et, par-delà, devient aussi un lieu artistique, de représentation, une destination touristique qui s’équipe petit à petit jusqu’à faire modèle. En France, nous recevons encore peu de touristes asiatiques, mais d’ici dix ans, lorsque les Chinois seront vraiment passés au tourisme de masse… il y aura encore une énorme carte à jouer.

 

D’a : Comment évitera-t-on alors cette France décrite par Houellebecq dans La Carte et le Territoire ? Ce pays qui ne serait plus que le décor pittoresque des brunchs pour touristes ?

En se dotant de concepts prospectifs à plusieurs échelles, et en travaillant sur les différentes aires de pertinence de projets : régionale, nationale, internationale. Souvent, on s’aperçoit que la pertinence internationale ou nationale n’est pas « uniquement Â» une pertinence touristique, mais aussi de savoir-faire, de richesse économique, d’enrichissement des territoires, de développement durable : des leviers qui permettent de recréer de la richesse non exclusivement touristique.

 

D’a : Inca a également été en chargé de la rénovation des lieux de pèlerinage à Lourdes. Peut-on encore ici parler de tourisme ?

C’est paradoxal. Lourdes est, je crois, la deuxième ville hôtelière de France : il existe une réelle économie liée au pèlerinage. Mais on ne travaille pas sur un site de pèlerinage comme on travaille ailleurs ! Les gens viennent du monde entier sur ce site, mais ils ne viennent pas « visiter Â» : ils y cherchent quelque chose, une réponse, un signe. Ils sont unis par une même croyance religieuse, ce qui suppose un certain nombre de codes communs susceptibles de s’adresser à 1, 100, 100 000, 1 million de personnes.

 

D’a : Le projet de Lourdes pose la question de la foule…

Oui. Mais au-delà de la question de la foule, je dois parler à une personne, à chaque personne qui vient sur le site. Et tout ce que je mets en œuvre pour que son parcours soit le plus sûr, confortable, symbolique, spirituel possible… doit dans le même temps se faire totalement oublier. Toutes les matières, les jardins, le mobilier, des sols, les architectures, les lumières sont au service de ce parcours et de cette expérience. C’est très particulier.

 

D’a : Un lieu de pèlerinage est donc une véritable infrastructure qui doit totalement s’effacer…

Nous avons réorganisé l’ensemble du parcours du pèlerin en travaillant avec le recteur du site sur tous les gestes : gestes de l’eau, gestes de la pierre, gestes de la lumière. Nous avons réintroduit des matériaux naturels, redessiné tous les éléments ainsi que les fontaines pour articuler les étapes du parcours de la foule jusqu’à l’échelle humaine. Et bien entendu, tout ce qu’on a fait devait devenir invisible !

 

D’a : Au fond, tous vos projets ne s’attachent-ils pas à réconcilier la foule avec la géographie ?

La foule et les individus. Car « les publics Â» n’existent pas, puisqu’il s’agit précisément de faire rentrer chacun des visiteurs dans une relation d’intimité avec le site. Tout en travaillant, bien entendu, les flux, les entrées, les parkings…

 

D’a : Ce qui suppose une maîtrise d’œuvre aux compétences multiples…

Aujourd’hui, nous travaillons avec plus de 35 métiers différents en plus du nôtre : scénographes, muséographes, paysagistes, archéologues, botanistes, spécialistes du tourisme, des multimédias et de l’écologie, géographes… et j’en passe ! Au fond, je passe cent fois plus de temps à faire interagir l’architecture avec ces autres métiers qu’à me préoccuper ou à m’intéresser à ma production propre.

 

D’a : Quels sont aujourd’hui vos principaux types de clients ?

Depuis maintenant quelques années, nous nous sommes un peu éloignés des marchés publics : pour des questions de programmes mais aussi de cohérence. Nous nous sommes beaucoup investis sur des projets trop compliqués, dans leurs phasages, leurs transferts, leurs tranches conditionnelles, et nous perdions souvent un temps énorme en discussions avec des collectivités qui ne débouchaient finalement sur rien. Épuisés par ces projets restés sans suite, nous nous réorientons vers le privé, vers l’international. Aujourd’hui, de grands groupes viennent vers nous (Louis Vuitton, Moët et Chandon - LVMH, Rémy Martin, etc.) ainsi que de grands donneurs d’ordre comme l’Agence française de développement.

 

D’a : Dernière question avant les vacances… quel touriste êtes-vous ?

J’ai changé. Avant, j’étais un touriste qui préparait ses voyages et qui aimait savoir à l’avance exactement ce qu’il allait faire ou voir. Maintenant, je me cale quelque part, où il y a un peu d’histoire et de nature… et je n’en bouge plus pendant trois semaines !

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