Rocamadour |
Dossier réalisé par Soline NIVET « Vous avez un site, un patrimoine, une
marque hors du commun, porteur d’histoire, de valeurs et d’identité. Notre objectif
est de les magnifier au travers d’une œuvre unique et originale », annonce
la page d’accueil du site internet de l’agence Inca. En deux décennies, l’architecte grenoblois
Gilles Marty a réorienté l’essentiel de l’activité de son agence autour des programmes
et des problématiques touristiques, en France et à l’international. Fort de son
expérience, il nous a livré, exemples à l’appui, quelques-unes de ses clés et
interrogations sur la mise en tourisme des territoires ruraux français. |
D’a : Gilles Marty, pourquoi et comment
vous êtes-vous spécialisé dans les programmes touristiques ?
J’ai d’abord eu une agence « classique » pendant une dizaine d’années avec beaucoup de concours et de commandes publiques. Et puis, à 35 ans, j’ai décidé d’arrêter et de me consacrer à ce qui m’intéressait vraiment dans l’architecture : l’histoire, le patrimoine, les sites classés, les paysages. J’avais vraiment la conviction que la question des territoires et de l’environnement serait l’innovation du XXIe siècle. Que faire de notre patrimoine ? Comment le valoriser ? Comment en faire un bien culturel ? J’avais envie de construire un savoir-faire et une agence dédiés à ces questions-là .
D’a :
Quelles ont été vos premières commandes ?
Pendant
deux ans, j’ai travaillé, sans commande, sur un prototype de structures légères
mobiles pour les archéologues, en me disant que si je parvenais à construire un
bâtiment temporaire dans des conditions complexes (sans fondations, démontables
et remontables, pouvant accueillir du public tout en permettant aux fouilleurs
de travailler dans de bonnes conditions), je pourrais ensuite construire n’importe
où. Un premier prototype a été construit pour le centre archéologique européen
du mont Beuvray, et il a été ensuite remarqué par le gestionnaire de sites
culturels et touristiques du Périgord, pour Lascaux. Nous avons assorti nos
structures gonflables démontables d’un très beau projet de paysage. Non
seulement nous avons obtenu le permis de construire mais le projet a ensuite
été estampillé « site classé, site Unesco ». L’archéologie nous a
amenés vers des programmes de jardins et de parcs archéologiques, puis vers la
question des sites classés. Nous sommes ensuite allés explorer du côté des
opérations « Grand Site », pour lesquelles nous avons développé l’ingénierie
nécessaire côté études, plans d’aménagement, schémas de développement
territoriaux. Ce qui nous a progressivement conduits vers les sites classés par
l’Unesco : Rocamadour, Carcassonne, Solutré, etc.
D’a : Quels sont les grands enjeux pour le
réaménagement ou la mise en tourisme de ces territoires ?
En tant
qu’architectes, nous coordonnons de grosses équipes, incluant notamment
géographes et paysagistes, pour dégager des concepts de mise en valeur qui
soient à la fois cohérents par rapport aux territoires – et non plaqués
dessus – et qui apportent aussi des dynamiques nouvelles : basculer
dans l’avenir avec un projet fédérateur sur dix, quinze ou trente ans, étayé
par une vision et une interprétation du patrimoine porteuse sur plusieurs
décennies.
D’a : Ce travail passe par les cartes et
les dessins, mais aussi, et surtout, par les mots et les récits, non ?
Oui, la
question de la narration est fondatrice. Nous avons gagné il y a plus de quinze
ans le site de Rocamadour, sur lequel nous continuons encore à travailler.
Rocamadour, c’était un million de visiteurs, des voitures partout, de grosses
emprises de parkings… sur un site où on ne faisait finalement que passer. Nous
avons renversé la chose en disant « Venez passer dix jours en Rocamadour
sans jamais prendre votre voiture », et mis en place un projet à l’échelle
du parc national dont la cité de Rocamadour devient le cœur, réorganisé toutes
les mobilités, sorti les véhicules du site, restructuré tous les services, créé
des relais dans le territoire autour…
D’a : Quels sont selon vous les principaux
points de vigilance pour garantir la réussite d’un projet de développement
touristique ?
J’ai
coutume de dire que les meilleurs mètres carrés sont ceux qu’on ne construit
pas. Souvent, le premier réflexe, c’est de construire. Pour ma part, je
conseille toujours au client de commencer par regarder tout ce qui est déjà là ,
par dresser une forme d’inventaire des éléments en présence. Les projets qui
marchent sont toujours issus des dynamiques du territoire : ils ne font « que »
les rendre cohérentes pour les projeter dans un avenir intéressant et motivant
pour tout le monde.
Ensuite,
ses habitants sont les principaux acteurs et les premiers ambassadeurs d’un
territoire. Il ne faut surtout pas omettre de les impliquer, car le bouche-Ã -oreille
fonctionnera d’abord par eux.
Enfin,
il faut respecter la proportion du 50/50 : même si le maître d’ouvrage
insiste sur la notoriété, l’attractivité et le grand public, il faut que pour
chaque euro investi dans l’image et la valorisation touristique un autre soit
investi dans l’amélioration des conditions de vie des habitants.
D’a : Vous évoquez de très grands sites,
remarquables. Mais avez-vous été confronté ou sollicité par des territoires
plus « ordinaires » sur cette question de la mise en tourisme ?
Oui,
nous avons par exemple mené des études sur une ancienne voie ferrée de 70 km
de long entre Mazamet et Bédarieux, il y a quelques années, en développant tout
un projet de slow-tourism à partir du
slogan « Passez une semaine dans la vallée pour moins de 100 euros ».
Ce projet n’a finalement pas été mis en œuvre, mais ce type d’approche pourrait
s’appliquer ailleurs. Parfois, des territoires pauvres recèlent des valeurs
patrimoniales, paysagères, culturelles phénoménales ! Je dis souvent à mes
clients qu’ils peuvent transformer n’importe quel site en Grand Site. Il suffit
de savoir regarder…
D’a : Mais peut-on vraiment tout « mettre
en tourisme » ? N’y a-t-il pas un seuil de tolérance où le territoire
ne peut plus assumer la compétition à l’attractivité touristique des sites les
uns par rapport aux autres ?
Tout Ã
fait, et j’ai toujours tendance à penser que le mal français réside dans le
fait que son maillage touristique reste impensé : ce maillage existe au
niveau administratif (pays, régions, communautés de communes, parcs, grands
sites, etc.) mais pas en termes de cohésion de projets. La France manque de
grands projets fédérateurs : on y démultiplie les destinations sans
construire ni les parcours ni les réseaux qui les relient et qui devraient
faire sens pour le touriste.
D’a :
Quels sont les pays qui réussissent très bien à ce niveau ?
Regardez
les routes touristiques norvégiennes ! En vingt ans, ce pays qui est
plutôt froid et difficile à atteindre a développé un projet incroyable en
enfilant ses destinations comme des perles sur un collier. Ses belvédères, qui n’étaient autrefois que des arrêts depuis lesquels
contempler des panoramas avant de remonter en voiture, ont été transformés en
de véritables points d’accès au territoire.
Il y a
eu un investissement public très fort dans ce projet, mais aussi tout une
mobilisation du privé, qui s’est greffé à cette image pour développer des
équipements, des écolodges… Ce qui donne in fine
une très bonne armature territoriale.
D’a :
Le défaut français relève-t-il d’un problème de gouvernance ou de culture de
projet ?
Il
relève de la gouvernance de projet, aujourd’hui bien trop éclatée. Toutes les
collectivités locales constatent des dysfonctionnements, mais elles n’en sont
pas encore à imaginer qu’ils pourraient être résolus en réorganisant les
propositions touristiques, en créant ensemble de véritables destinations, en
imaginant des offres complémentaires, en trouvant les bonnes armatures de
territoire. Il faut créer des univers à l’intérieur desquels les touristes
passent d’un lieu à l’autre.
D’a :
La commande architecturale liée au tourisme s’est-elle intensifiée en vingt ans ?
Bien
sûr, et l’intensification est loin d’être terminée ! La patrimonialisation
associée au tourisme et aux grandes marques s’amplifie encore à une vitesse
phénoménale sur des secteurs entiers de l’économie française : toute l’économie
viticole va y passer, par exemple. Le modèle restant château La Coste :
une exploitation en perte de vitesse est rachetée et transformée en un très
beau domaine viticole et, par-delà , devient aussi un lieu artistique, de
représentation, une destination touristique qui s’équipe petit à petit jusqu’Ã
faire modèle. En France, nous recevons encore peu de touristes asiatiques, mais
d’ici dix ans, lorsque les Chinois seront vraiment passés au tourisme de
masse… il y aura encore une énorme carte à jouer.
D’a : Comment évitera-t-on alors cette
France décrite par Houellebecq dans La
Carte et le Territoire ? Ce pays qui ne serait plus que le décor
pittoresque des brunchs pour touristes ?
En se dotant
de concepts prospectifs à plusieurs échelles, et en travaillant sur les
différentes aires de pertinence de projets : régionale, nationale,
internationale. Souvent, on s’aperçoit que la pertinence internationale ou
nationale n’est pas « uniquement » une pertinence touristique, mais
aussi de savoir-faire, de richesse économique, d’enrichissement des
territoires, de développement durable : des leviers qui permettent de
recréer de la richesse non exclusivement touristique.
D’a : Inca a également été en chargé de la
rénovation des lieux de pèlerinage à Lourdes. Peut-on encore ici parler de
tourisme ?
C’est
paradoxal. Lourdes est, je crois, la deuxième ville hôtelière de France :
il existe une réelle économie liée au pèlerinage. Mais on ne travaille pas sur
un site de pèlerinage comme on travaille ailleurs ! Les gens viennent du
monde entier sur ce site, mais ils ne viennent pas « visiter » :
ils y cherchent quelque chose, une réponse, un signe. Ils sont unis par une
même croyance religieuse, ce qui suppose un certain nombre de codes communs
susceptibles de s’adresser à 1, 100, 100 000, 1 million de personnes.
D’a :
Le projet de Lourdes pose la question de la foule…
Oui.
Mais au-delà de la question de la foule, je dois parler à une personne, Ã
chaque personne qui vient sur le site. Et tout ce que je mets en Å“uvre pour que
son parcours soit le plus sûr, confortable, symbolique, spirituel possible… doit
dans le même temps se faire totalement oublier. Toutes les matières, les
jardins, le mobilier, des sols, les architectures, les lumières sont au service
de ce parcours et de cette expérience. C’est très particulier.
D’a :
Un lieu de pèlerinage est donc une véritable infrastructure qui doit totalement
s’effacer…
Nous
avons réorganisé l’ensemble du parcours du pèlerin en travaillant avec le
recteur du site sur tous les gestes : gestes de l’eau, gestes de la
pierre, gestes de la lumière. Nous avons réintroduit des matériaux naturels,
redessiné tous les éléments ainsi que les fontaines pour articuler les étapes
du parcours de la foule jusqu’à l’échelle humaine. Et bien entendu, tout ce qu’on
a fait devait devenir invisible !
D’a :
Au fond, tous vos projets ne s’attachent-ils pas à réconcilier la foule avec la
géographie ?
La foule
et les individus. Car « les publics » n’existent pas, puisqu’il s’agit
précisément de faire rentrer chacun des visiteurs dans une relation d’intimité
avec le site. Tout en travaillant, bien entendu, les flux, les entrées, les
parkings…
D’a :
Ce qui suppose une maîtrise d’œuvre aux compétences multiples…
Aujourd’hui,
nous travaillons avec plus de 35 métiers différents en plus du
nôtre : scénographes, muséographes, paysagistes, archéologues, botanistes,
spécialistes du tourisme, des multimédias et de l’écologie, géographes… et j’en
passe ! Au fond, je passe cent fois plus de temps à faire interagir l’architecture
avec ces autres métiers qu’à me préoccuper ou à m’intéresser à ma production
propre.
D’a :
Quels sont aujourd’hui vos principaux types de clients ?
Depuis
maintenant quelques années, nous nous sommes un peu éloignés des marchés
publics : pour des questions de programmes mais aussi de cohérence. Nous nous
sommes beaucoup investis sur des projets trop compliqués, dans leurs phasages,
leurs transferts, leurs tranches conditionnelles, et nous perdions souvent un
temps énorme en discussions avec des collectivités qui ne débouchaient finalement
sur rien. Épuisés par ces projets restés sans suite, nous nous réorientons vers
le privé, vers l’international. Aujourd’hui, de grands groupes viennent vers
nous (Louis Vuitton, Moët et Chandon - LVMH, Rémy Martin, etc.) ainsi que de
grands donneurs d’ordre comme l’Agence française de développement.
D’a :
Dernière question avant les vacances… quel touriste êtes-vous ?
J’ai
changé. Avant, j’étais un touriste qui préparait ses voyages et qui aimait
savoir à l’avance exactement ce qu’il allait faire ou voir. Maintenant, je me
cale quelque part, où il y a un peu d’histoire et de nature… et je n’en bouge
plus pendant trois semaines !
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |