Espaces de travail : Le réemploi comme stratégie de projet, entretien avec Lionel Devlieger et Pauline Gonieau de l’agence Rotor

Rédigé par Karine DANA
Publié le 09/06/2020

Espaces de travail Rotor et Rotor DC

Dossier réalisé par Karine DANA
Dossier publié dans le d'A n°281

Depuis 2005, l’agence Rotor développe une approche critique vis-à-vis de la production construite, défendant l’idée que tout acte architectural doit être précédé d’une réflexion sur les ressources et leur préservation. Au-delà de collaborer à des projets architecturaux et de réaliser des aménagements intérieurs en ce sens, le travail de Rotor s’accompagne d’une série croissante de projets de déconstruction. L’agence supervise alors le démantèlement d’éléments de construction dans des bâtiments en fin de vie en vue de leur trouver un nouvel usage. Depuis 2014, ces activités de démantèlement et de revente sont conduites sous le label Rotor Deconstruction, spécialisé dans les intérieurs de bureaux de grande échelle. Nous avons interrogé deux des principaux acteurs du groupe Rotor.

D’a : Quel est votre mode opératoire quand vous intervenez sur un site ?

Lionel Devlieger : Quand une société, comme des promoteurs spécialisés dans l’immobilier d’entreprise avec lesquels nous travaillons, veut engager des travaux de rénovation de bureaux, nous sommes contactés pour déterminer si cela nous intéresse d’intervenir. Si oui, nous lançons un inventaire et une évaluation des éléments présentant un potentiel élevé de réemploi. Cet inventaire consiste en une liste descriptive des éléments dont on prévoit le démantèlement, associée à des photos, des dimensions et des quantités. Nous travaillons toujours dans le cadre d’un démantèlement sélectif qui dépend également de dispositions logistiques : y a-t-il un élévateur ? Peut-on utiliser l’ascenseur ? Quelle est la capacité portante des sols sur lesquels on évolue ? La manière dont les éléments à défaire sont fixés ou assemblés est également déterminante. Pour un carrelage, on doit savoir si les carreaux sont fixés au moyen d’un mortier au ciment, à la chaux ou s’ils sont simplement collés, par exemple. Pour un parquet en bois massif, s’il est posé sur du goudron ou du bitume. Il est donc nécessaire d’effectuer – dans un timing imparti â€“ des tests de démantèlement sur place. Il faut parfois prolonger ces essais en laboratoire pour déterminer si des substances toxiques sont présentes. Pour que nos décisions soient économiquement viables, nous devons être certains des frais engagés pour le démantèlement, le transport, le traitement et la remise en état. Cette addition ne doit pas dépasser la somme du bénéfice généré par la vente de ces éléments et des frais facturés au client pour le service. Pour tenir cette équation, nous devons être rapides, connaître notre main-d’œuvre, nos capacités, les outillages nécessaires afin d’« anatomiser Â» les opérations qui vont être réalisées sur un matériau.

 

Pauline Gonieau : L’un des intérêts de Rotor Deconstruction est de pouvoir également compter sur les projets de design menés par l’agence Rotor. Non pas que les pièces issues des démantèlements soient directement et massivement réutilisés dans les projets de conception mais elles constituent tout de même une ressource, presque un imaginaire de projet. Le réemploi devient alors un outil de composition. Il ne doit pas constituer une contrainte supplémentaire mais il peut être une donnée créative.

Situé à proximité de Bruxelles, notre espace de travail est constitué de 5 000 m2 de surfaces de stockage, d’ateliers, de bureaux et d’un espace de vente et de conseils prodigués aux clients. Ceux-ci sont autant des privés que des architectes, des artisans et des entrepreneurs. Ce lieu est important pour comprendre la nature de notre organisation et notre fonctionnement. Nous avons la chance de pouvoir stocker les ressources démantelées pour les réintroduire dans le bon projet.

 

D’a : Dans les situations de démantèlement rencontrées, vous êtes confrontés à la culture constructive des éléments en place, à laquelle vous associez une culture « dé-constructive Â». Ces deux réalités semblent fabriquer de nouvelles conditions de projet. Le projet comme une manière de faire, de défaire et refaire…

L.D. : Les situations de réemploi constituent un très riche enseignement. La déconstruction ouvre sur la découverte ou la redécouverte de l’intelligence des systèmes auxquels nous sommes confrontés. La plupart des matériaux que nous démantelons, qu’il s’agisse de parois, carrelages, faux plancher, faux plafond, sont d’abord des systèmes. Ils sont toujours liés à une réflexion sur l’assemblage, la suspension, la cohésion. Très ordinaires, ils sont souvent considérés avec condescendance. Or, une bonne part de notre travail consiste à redécouvrir la valeur de ces systèmes. Nous pouvons alors les décrire et rendre leur transmission possible. Cela nous permet de les réintégrer beaucoup plus facilement dans de nouveaux projets ou de conseiller les utilisateurs pour leur réemploi.

 

D’a : La question du réemploi est souvent réduite à une réflexion sur les seuls matériaux. Or, vous montrez par votre travail que cela permet aussi de poser un autre regard sur l’existant et le projet. Comment mesurez-vous l’impact de votre approche du réemploi sur la chaîne de projet ?

P.G. : Les architectes ont l’habitude de se repérer – pour concevoir et construire â€“ sur la base de résultats finis. Or, le réemploi permet d’obtenir de nouvelles données pour le projet et d’y intégrer plus fondamentalement une dimension empirique : ce sont les informations obtenues lors de l’anatomie de l’élément, l’analyse de la manière dont les choses ont été réalisées à une certaine époque, l’intelligence des assemblages. Notre regard est nourri par toutes ces découvertes associées au réemploi. Et pour transmettre ce savoir, nous avons développé plusieurs outils à disposition du public, notamment pour expliquer de manière vulgarisée quels sont les éléments récupérables.

 

L.D. : Plutôt que de matériaux de réemploi, nous parlons de réemploi d’éléments de construction. Nous pensons qu’un matériau, en tant que ressource brute, n’existe pas. Tous les éléments de construction passent par une intelligence, une industrie ou un artisanat qui les transforment et les rendent aptes à intégrer un projet d’architecture. Cette intelligence-là – souvent oubliée par les concepteurs et les architectes â€“, nous sommes amenés à la découvrir et l’apprécier. Or évaluer tout le potentiel d’une ressource récupérée nécessite du temps, demande de l’exploration et de l’expérimentation. Je pense notamment à un élément caractéristique du mobilier de bureau des années 1970 du parc d’entreprises bruxellois : le cache-radiateur, un panneau multiplis courbé en L et mélaminé sur la face extérieure. La tour de l’ancien World Trade Center [de Bruxelles, ndlr] était équipée de ces surfaces à tous les étages. Les quantités récupérables sont donc industrielles. Ce matériau semble anodin mais il n’est plus produit aujourd’hui et ses qualités sont exceptionnelles. Nous avons démantelé tous les cache-radiateurs de la WTC et les avons stockés dans nos entrepôts. Grâce à leur courbure, ces modules peuvent servir à des assemblages structurels et plus seulement en tant que panneaux de surface. Nous en avons intégré quelques-uns dans l’aménagement d’un centre culturel des Abattoirs de Bomel à Namur. À l’occasion de ce projet, nous avons opéré nous-mêmes la mise en Å“uvre dans le cadre d’une mission de conception-réalisation, avec l’équipe design de Rotor. Ces conditions idéales sont toutefois assez rares. Aujourd’hui, nous sommes plus souvent amenés à développer des prototypes dans nos ateliers, de les répliquer à plus grande échelle ou les faire exécuter par des artisans. Pour le réaménagement des bureaux de Zonnige Kempen [présentés dans ce dossier, voir p. 58], nous avons entre autres travaillé sur des plateaux de bureaux ergonomiques réalisés en parquet de réemploi. Une ceinture en chêne massif était prévue, chanfreinée pour le confort d’usage des employés.

 

P.G. : Dans le cadre de cette finition, l’ébéniste Gaël Restaut avec lequel nous avons travaillé est allé plus loin que ce que nous avions imaginé. Au lieu de chercher, pour la ceinture de ces plateaux, une essence de chêne dont la teinte se rapprocherait du plancher en bois massif réemployé, ce qui était difficile car il avait une vraie patine, il a eu l’idée d’avoir également recours à des lattes de plancher en chêne massif en double épaisseur, respectant de cette façon la continuité du veinage.

 

L.D. : Cette approche rejoint une dimension à laquelle nous tenons : nous ne cherchons pas à exprimer l’image du réemploi, mais nous voulons que nos projets renvoient au monde du sur-mesure. Ce point de vue est important en matière d’aménagement de bureau. Nous savons que lorsqu’un utilisateur a le sentiment de travailler dans un univers de seconde main, il peut se sentir délaissé par son employeur. Un aménagement de bureau touche en effet beaucoup à l’affectif. Il faut donc rendre l’ordinaire exceptionnel et combiner certains éléments de réemploi avec des éléments conçus suivant une attention donnée aux détails et aux besoins spécifiques.

 

D’a : Comment travaillez-vous avec les promoteurs et les architectes ?

L.D. : Nous avons effectué récemment une collaboration avec la société immobilière Whitewood, une jeune entreprise créée en 2007, qui a racheté l’une des deux tours modernistes de la place de Brouckère à Bruxelles. Nous avons travaillé comme consultants pour accompagner le processus de conception afin de maximiser les opportunités de réemploi. Dans ce contexte, nous intervenons comme partenaires et proposons des pistes afin d’étudier les possibilités de réemploi dans les flux sortants (ce qui sortira comme déchet) et, surtout, dans les flux entrants (les éléments qui seront remis en Å“uvre dans ce projet).

Les façades rideaux de cette tour, y compris les profilés verticaux en aluminium qui viennent rythmer la surface vitrée, doivent être démantelées. La structure béton, quant à elle, est conservée. Dans ce cadre de travail, nous avons cherché à ce que les flux sortants soient les plus circulaires possible. Notre objectif consiste à ce qu’ils puissent entrer dans un nouveau projet ou dans ce projet. Lors de la déconstruction de l’enveloppe de la tour, nous avons fait démonter les profilés aluminium en I, les avons fait tester, traiter, réanodiser. Validés par les architectes, ces éléments vont réintégrer le projet. Ils seront utilisés comme parapet, garde-corps ou système de luminaire. Il existe donc tout un travail de re-conception à partir de nos suggestions, tests à l’appui sur les matériaux. Un projet de réemploi ne doit pas nécessairement se limiter aux éléments réutilisables sur place, même si les commanditaires ont souvent cette idée derrière la tête ! De la même façon, au regard des flux entrants, nous avons conseillé les concepteurs afin d’intégrer des éléments de réemploi provenant de fournisseurs professionnels locaux.

 

P.G. : Les stratégies de réemploi sont de plus en plus soutenues par les pouvoirs publics. Ainsi, les promoteurs sont davantage sensibilisés et encouragés à travailler en ce sens. Nous sentons que nous avons de plus en plus de poids. Le réemploi devient aujourd’hui incontournable.

 

D’A : Quel est votre regard sur le marché français ?

Nous avons été actifs sur certains projets en France, notamment pour la documentation des vendeurs de matériaux sur le site Opalis. Par ailleurs, nous sommes coordinateurs d’un projet européen de coopération interrégional : le projet FCRBE (Facilitating the Circulation of Reclaimed Building Elements) mené dans le cadre du programme Interreg NWE. Réunissant des partenaires anglais (Salvo et l’université de Brighton), belges (le CSTC, la Confédération de la Construction et Bruxelles-Environnement) et français (Bellastock et le CSTB), nous cherchons à stimuler une coopération interrégionale pour surmonter les obstacles qui freinent le réemploi des éléments de constructions. L’un des grands axes du projet est d’avoir une meilleure vision sur les opérateurs déjà actifs. En France, nous menons notamment un travail avec l’agence Bellastock qui documente et cartographie ces acteurs. Nous avons fait des découvertes d’entreprises vraiment enthousiasmantes car le marché français est important. Il est clair qu’en France, il y a une volonté politique fortement affichée de mettre l’économie circulaire en Å“uvre. On sent que les grands groupes sont aux commandes, ce qui présente des avantages et des inconvénients…

 

D’a : Il existe une ambiguïté portant sur le marché de la déconstruction, intimement lié au marché de la démolition. Le discours sur le réemploi compense bien souvent des démolitions lourdes qui auraient pu être évitées…

L.D. : La première ambiguïté porte peut-être sur la confusion entre les notions de recyclage et de réemploi. Alors qu’elles sont distinctes, le lexique européen en a brouillé la signification. On entend aujourd’hui parler de réemploi quand le fruit du concassage d’un bâtiment est réutilisé en sous-Å“uvre. Or, ce n’est pas du réemploi mais du sous-cyclage ! Il faut être très strict par rapport à ces deux notions. Il est capital de rendre les choses plus nettes et plus claires, c’est pourquoi nous calculons des pourcentages de réemploi par rapport à des flux entrants.

Par ailleurs, nous sommes bien sûr tout à fait conscients de la corrélation entre déconstruction et démolition. Il est rarement possible de transformer sans démanteler. Et si c’est le cas, il faut absolument maximiser l’usage valorisant des ressources. L’équilibre est difficile à opérer et nous sommes très inquiétés par l’accélération des démolitions. En ce qui concerne l’immobilier de bureau, et c’est valable pour toute l’Europe, la quantité de déchets issus des démolitions a doublé entre 2004 et 2016. Il n’y a pas suffisamment de réflexions menées sur les raisons de cette explosion et personne n’est vraiment au courant…

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