Extrait du film « Une amplification de la Nature » de Christian Barani. |
Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN Auteur de la série de films « À la recherche de la résilience du territoire », une déambulation dans cinq villes du monde, Christian Barani nous décrit son expérience du paysage et sa manière de travailler, entre protocole et intuition. |
D’a : Depuis l’édition de 2012, Agora vous sollicite pour réaliser des portraits de villes. Si l’ambition est de rendre visible une part de leur essence, comment la capter ?
Christian Barani : Depuis que le cinéma est né, il y a ce désir de trouver un langage propre à la caméra pour capter le mouvement de la ville. Ce n’est pas un hasard si le premier travelling est réalisé au début du XXe siècle à New York, icône de la mobilité. Mon travail personnel, exploratoire, s’attache à la question du temps, un élément essentiel de la culture. Lorsqu’on visionne les films du réalisateur Satyajit Ray, par exemple (Le Salon de musique, 1959, ndlr), d’emblée, on est projeté dans le temps indien. C’est par le déplacement, à pied, dans les villes ou ailleurs, que j’installe cette dimension temporelle. Je parviens alors à un état de conscience décalé, qui me place dans une relation d’altérité avec les gens que je rencontre ou avec la matière qui m’entoure.
D’a : En quoi le cinéma peut-il mieux révéler le paysage qu’une vision statique, celle des « points of view » des parcours touristiques ou des peintures et photographies ?
Le paysage est une construction individuelle, il n’existe qu’en fonction de notre psyché, de ce que l’on projette. Le cinéma aussi, d’où l’intérêt de filmer des paysages. Il y a d’abord l’image, qui suppose un point de vue, sinon c’est de la communication. Le temps intérieur à l’image transforme alors la sensation que l’on a du paysage. En marchant, en le traversant, on implique physiquement le spectateur dans ce paysage et on multiplie les points de vue. J’ai besoin ensuite de prendre une certaine distance avec cette matière récoltée. C’est pourquoi je ne regarde jamais les rushs immédiatement après le tournage. Puis vient le moment du montage : dans le collage entre les images, dans cet interstice, apparaît une troisième image, mais c’est une représentation mentale dans laquelle le spectateur s’engage et voit ce qu’il veut voir. Je n’invente rien, c’est le célèbre effet Koulechov que ce réalisateur soviétique a théorisé dans les années 1920.
D’a : Mettez-vous en place un protocole particulier avant de filmer ?
Je n’écris jamais de scénario avant mes voyages, mais cette grande liberté s’appuie sur des règles du jeu précises. Comme le jazzman avec son instrument, il faut savoir maîtriser son outil. Mon travail artistique a pour point de départ les lieux souvent marqués par des violences contemporaines et délaissés par les médias : en Namibie, au Népal, en Éthiopie. Au Kazakhstan et en Géorgie, j’ai voulu filmer la postmodernité des pays d’ex-Union soviétiques. Mais une fois sur place, je fais confiance à mon intuition. J’arpente le territoire en pratiquant la dérive et l’improvisation, un processus qui permet à chacun de trouver sa place dans l’image. C’est intéressant de voir le statut du marcheur selon les pays. À Dubaï, ville de flux, le marcheur est invisible, il n’existe pas ; seuls les ouvriers marchent. Ensuite, la durée du plan-séquence est déterminée dans l’instant, elle coïncide simplement avec la durée de l’expérience. Le principe d’une prise de vue unique déclenche un état de tension où l’image devient nécessaire, vitale. Ce processus de captation produit bien sûr ses maladresses, elles font partie du jeu.
D’a : L’arrivée de la caméra numérique a-t-elle changé votre façon de travailler ?
Depuis l’apparition du numérique, on est dans l’hybridation des supports. L’outil s’est démocratisé et la matière filmique s’est démultipliée, elle est partout, accessible sur Internet. Je n’hésite pas, d’ailleurs, à m’en servir pour incrémenter mon travail. Au XXe siècle, c’était beaucoup plus clair, on allait dans les salles pour voir un film. Mais qu’importe désormais le support, c’est la manière de s’en servir qui le légitime. Je m’adapte en fonction de l’outil dont je dispose – téléphone, caméra numérique ou autre. L’important pour moi étant de parvenir à retrouver les sensations éprouvées lors de mes voyages, l’expérience personnelle du réel.
D’a : Comment s’est déroulée votre collaboration avec Bas Smets ?
Nous avons la chance de partager une approche très intuitive des territoires. Bas Smets m’a apporté son expertise et sa culture du paysage, chacun se nourrissant du regard de l’autre. Nous inventions la forme des films et son dispositif de projection en même temps que nous traversions les espaces. Puis nous sommes retournés sur les lieux avec Bertrand Gauguet pour capter l’image sonore. Et là , en ne « regardant » qu’avec nos oreilles, la perception diffère, ce ne sont pas les mêmes temporalités de tournage.
D’a : Pourquoi avoir choisi le dispositif multi-écran pour montrer la série « À la recherche de la résilience du territoire » lors de la dernière édition d’Agora ? Vous y aviez déjà eu recours dans l’édition de 2012, avec l’exposition « Patrimoines, héritage/hérésie ».
Le cinéma déployé dans l’espace incite le visiteur à devenir acteur, bien davantage que ne le fait la forme linéaire. Chacun fait ses propres associations mentales, et personne ne voit le même film ; cette expérience renvoie à celle du paysage arpenté. La marche engage un mouvement fondamental et personnel : on regarde par terre, en haut, sur le côté. En montagne, par exemple, notre regard se porte le plus souvent sur le sol où nos pieds se portent, on n’entend pas les mêmes bruits. Le multi-écran associé au montage permet de restituer cette respiration visuelle et sonore de la marche. On en revient à la question du point de vue. Il est impossible de documenter exhaustivement une ville ou un paysage, il faut casser cette notion d’œuvre parfaite.
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