En ville, la laïcité, c’est sacré ! - Sacrée architecture sacrée : tradition, abstraction et visibilité

Rédigé par Jean-Philippe HUGRON
Publié le 02/11/2016

Centre spirituel et culturel orthodoxe Russe, Wilmotte & Associés (Paris 7e)

Dossier réalisé par Jean-Philippe HUGRON
Dossier publié dans le d'A n°249 Une architecture en burkini ? Non, cinq bulbes dorés ! À deux pas de la tour Eiffel, la nouvelle église orthodoxe – un centre « cultuel et culturel » imaginé par Jean-Michel Wilmotte – surprend sans pour autant réellement défrayer la chronique. Que n’aurait-on dit si, comme certains le prétendent, l’État avait accepté l’offre faite par l’Arabie Saoudite en vue d’acquérir ce même terrain pour y ériger une mosquée ? Le « fait religieux » assure aujourd’hui, en France, les belles heures d’éditorialistes et autres tribuns. De la pratique quotidienne à la mode vestimentaire… tout fait débat, sauf, peut-être, l’architecture, ce parent pauvre des discussions politiques. Pourtant, voilà un sujet de prime importance qui, au-delà de la place du sacré en ville, pose le problème de la représentativité des communautés religieuses. Questions de style et de géographie.

Visibilité : une histoire

Voir et être vu ! Tout un programme, y compris pour une construction sacrée. Il n’y a, pour se faire, qu’à s’en retourner vers un peu d’histoire. Le clocher, cette impasse verticale, a toujours été le point le plus élevé – avec le beffroi, peut-être, dans une lutte assassine entre pouvoir politique et religieux – d’une ville européenne. Certes. L’évidence dénoncée, la réalité peut être plus nuancée. Au XXe siècle, l’affirmation du religieux par la pierre s’est vue d’autant plus difficile que la loi de 1905 signait la séparation de l’Église et de l’État.

Neuf ans plus tard, alors que la Grande Guerre éclatait, « la diffusion d’images montrant que désormais les églises constituaient des cibles privilégiées n’a pas pu ne pas avoir une certaine influence sur les architectes, du moins sur leur imaginaire inconscient », note Pierre Lebrun dans son étude intitulée Le Temps des églises mobiles. L’auteur de cette recherche affirme aussi que « les formes fuselées de certaines églises reconstruites [...] semblent directement inspirées du profil aérodynamique des obus, des cartouches ou des premières casemates de béton armé ». Bref, la guerre n’a fait qu’amplifier cette hésitation entre affirmation du sacré et discrétion absolue.

Le second conflit mondial n’y changea rien. Le même débat s’est donc poursuivi durant les années 1950. « Il serait difficile que l’église prenne dans la cité actuelle l’importance qu’avait la cathédrale dans les villes médiévales. L’unanimité ne se fait plus autour d’elle, l’église ne résume plus toute la vie collective de la cité », écrit Joseph Picard, spécialiste de la question, dans son ouvrage l’Art sacré en 1953.

Le constat est partagé, plus ou moins, à la même époque par Mgr Guillaume de Vaumas qui dirigeait l’œuvre des Chantiers du Cardinal, dont la mission est depuis 1931 d’ériger des lieux de cultes chrétiens à Paris et en banlieue parisienne : « À notre époque, l’Église ne doit pas se manifester par la puissance, par une architecture tapageuse et provocante, mais faire de ses temples des signes du sacré, des appels à la prière et au recueillement, une prédication. » Le concile Vatican II finit par incarner, en 1965, cet esprit : « Il s’agissait de concevoir des lieux de cultes dans un esprit à l’opposé de l’image de l’église conventionnelle – visible, monumentale, décorée, pérenne – afin de favoriser l’émergence d’une pastorale adaptée aux conditions de vie contemporaine qui tienne compte de la présence désormais minoritaire des communautés catholiques dans la cité », résume Pierre Lebrun. Entre-temps, la modernité architecturale avait pris ses aises au sein de l’Église. En témoignent notamment les travaux de Le Corbusier, dont les formes libres ont inspiré une génération d’architectes qui, selon l’historien Nikolaus Pevsner, s’est vautrée en matière d’édifices religieux dans un « style néo-Ronchamp ».

« Il y avait en outre un facteur économique important. Si l’Église évoluait avec la société et qu’elle se montrait moins prédominante, elle disposait aussi de moins d’argent », explique, aujourd’hui, Arielle Courty, directrice déléguée aux Chantiers du Cardinal. Le développement de la banlieue parisienne a toutefois donné lieu à de nombreuses constructions plus ou moins discrètes, plus ou moins spectaculaires. « Ce n’est réellement qu’à partir du fameux “n’ayez plus peur” de Jean-Paul II que l’Église s’est de nouveau affirmée. Il s’agissait de la rendre de nouveau visible », indique-t-elle. Depuis lors, bien des projets sont nés. Parmi eux, deux cathédrales : celle d’Évry et celle de Créteil.


Quid des autres religions ? La Grande Mosquée de Paris fut érigée sans problème au détour des années 1920. Le parti pris architectural mêlant des références empruntées aux mosquées el-Qaraouiyyîn de Fès et Zitouna de Tunis n’est pas sans rappeler la folle propension à l’exotisme des expositions universelles. Qu’une ziggourat ou qu’un temple khmer soit érigé en pleine ville, voilà qui pouvait satisfaire une population curieuse du monde. D’aucuns peuvent donc évoquer une « mosquée coloniale », sinon un monument à la mémoire des 100 000 musulmans tombés lors du premier conflit mondial.

Les synagogues, quant à elles, se sont faites plus secrètes. À peine les remarque-t-on entre deux façades d’immeuble. « La synagogue n’est qu’une fonction et non un type architectural, encore moins un édifice codifié dans un style historique précis, précise Dominique Jarrassé, professeur d’histoire de l’art contemporain, dans le Guide des architectures religieuses contemporaines à Paris et en Île-de-France. Les constructeurs ont donc une grande liberté de conception, usant de la pagode chinoise aux cylindres de Mario Botta, en passant par de véritables cathédrales au XIXe siècle ou des structures identiques aux mosquées. Les synagogues monumentales symbolisaient l’émancipation des Juifs et le désir d’intégration qui les poussaient à adopter le modèle de l’église ou du temple protestant. » Aujourd’hui, il est possible de constater « une mutation de la conscience juive et de la fonction synagogale : le retour du sentiment de l’exil et de la précarité de la condition juive […] entraîne un rejet des édifices pompeux au profit de locaux simples et fonctionnels ». Seuls quelques militaires en faction signalent actuellement la présence possible d’une synagogue dans une rue, en France.


Visibilité : une géographie

Pour être visible, encore faut-il avoir la bonne adresse. « Il s’agissait […], pour implanter de nouvelles églises, de ne plus rechercher des emplacements topographiquement symboliques – points hauts, situations centrales – mais des lieux essentiels à la vie sociale et donc censés maintenir une fréquentation optimale des édifices culturels. » Voilà résumée par Pierre Lebrun la stratégie de l’Église ayant cours après-guerre. Depuis cinq ans, les édifices dédiés au culte catholique s’imposent de nouveau et trouvent même une position centrale ; en témoigne l’église Saint-Pierre imaginée par Marc Depeyre, architecte, en 2016 à Saint-Pierre-du-Perray, et qui fera face au futur hôtel de ville.

Les mosquées, dont la présence sur le territoire est plus récente, oscillent entre désir de s’affirmer et discrétion. « La plupart des lieux de culte musulmans en France ne peuvent pas être appelés mosquées, si l’on entend par là un bâtiment exclusivement ou principalement destiné à l’exercice du culte musulman. En majorité, ce sont des salles dans un bâtiment affecté à un autre usage », note Anne-Laure Zwilling, chercheur au CNRS, dans la Revue des sciences religieuses en 2012. Depuis quelques années maintenant, plusieurs sites internet référencent projets et réalisations. L’un d’entre eux, dénommé « Des dômes et des minarets » (desdomesetdesminarets.fr), présente un catalogue d’édifices dont la plupart verse dans le pastiche. Toutefois, avant d’aborder la question architecturale et stylistique, tout un chacun peut remarquer sur les photographies présentées par cette plateforme que nombre de moquées se détachent de paysages suburbains déshérités. Pylônes électriques, hangars et autres autoroutes servent de contexte à des constructions reléguées hors des centres urbains.


Financements et programmation

Si l’architecture extérieure des mosquées est souvent pauvre (contrairement à leur intérieur particulièrement soigné et généralement réalisé par des artisans du Maghreb), il faut y voir plusieurs raisons. Anne-Laure Zwilling évoque d’abord « la lenteur des réalisations de ces projets, [qui] en dit long sur les tensions et contradictions qui ont pu exister parmi et entre les différents protagonistes ». Certains architectes contactés dans le cadre de cette enquête ont fait état de projets abandonnés puis repris par d’autres, modifiés. Ensuite, autant que nombre d’églises construites après-guerre, la question relève de considérations économiques. Le financement des lieux de culte est particulièrement difficile, d’autant plus qu’aucune institution – à l’image des Chantiers du Cardinal – ne coordonne ces projets, ou n’aide à des levées de fonds.

C’est d’ailleurs bel et bien la question économique qui a mis un terme au projet de grande mosquée à Marseille, dont l’abandon a été officialisé le 27 septembre dernier. L’agence BAM, porteuse du projet, s’en attriste. « Que la construction soit désormais financée uniquement par des fonds français rend le processus plus complexe encore. Ces projets cultuels, quoi qu’il en soit, appellent une meilleure organisation mais aussi une structure apte à porter les ambitions d’une communauté », explique Maxime Repaux, architecte de l’agence BAM.

Le financement des lieux de culte reste une affaire polémique. Déjà, la cathédrale d’Évry s’était frottée à de telle complication. Surnommée un temps « Notre-Dame-des-Sponsors », elle avait pu bénéficier d’aides privées diverses. Celles-ci ont toutefois été insuffisantes. L’État est alors venu, contre toute attente, apporter son soutien financier. Ne pouvant directement contribuer à la création d’un lieu de culte, le ministère de la Culture a participé à la fondation d’un musée Paul-Delouvrier au sein même de la cathédrale. Culte et culture se sont alors joyeusement emmêlés.

Voilà qui explique désormais pourquoi nombre d’édifices religieux s’accompagnent de médiathèque, de bibliothèque et autres salles de conférences. En témoigne, aujourd’hui, le projet de Aires Mateus, à Bordeaux, de centre culturel musulman (à ce jour, la mairie se défend toutefois de financer ce projet, qu’elle soutient politiquement). Du côté des Chantiers du Cardinal, il en va d’une autre logique pour expliquer ce mélange des genres. « Nous pensons désormais les églises davantage comme des centres paroissiaux. Ce sont des lieux qui ont une importance sociale dans la ville. On ne construit plus seulement une église », assure Arielle Courty. De quoi éveiller la suspicion des plus laïcistes.


Renouveau du fait religieux en ville, renouveau stylistique ?

« Marianne, nous t’aimons laïque et républicaine. » Tel était le message affiché sur des banderoles apposées contre les palissades du chantier de Notre-Dame-de-l’Arche-d’Alliance. L’église érigée par Architecture Studio en 1998 ne recevra sa croix que très prochainement. « À l’époque de la construction, rien ne précisait dans les règlements urbains ce que nous pouvions faire en la matière. Antennes et cheminées étaient réglementées, explique Roueïda Ayache, architecte associée du célèbre bureau parisien. Les croix faisaient, quant à elle, l’objet d’un accord tacite entre l’Église et la ville. Dix-huit ans plus tard, nous sommes invités à réfléchir à cette croix. Le PLU est désormais plus précis sur cette question. » Presque deux décennies plus tard, ce qui devait être à l’origine un lieu de culte sans ostentation – soit un simple cube s’adressant de manière égale à la ville – cherche désormais à s’affirmer en tant qu’église.

Il en va de même à Créteil, où Architecture Studio, une nouvelle fois, s’est appliqué à agrandir une cathédrale conçue à l’origine par Gustave Stoskopf comme un édifice anonyme. « Cette cathédrale incarne un changement de paradigme à l’œuvre depuis la fin des années 1980, explique Alain Bretagnolle, architecte associé. L’Église des années 1970 voulait des constructions discrètes, y compris en pied d’immeuble, pour être au plus près des habitants. Il est désormais question de redonner de la visibilité. »

Si l’Église recherche désormais une plus grande visibilité, elle accepte aussi des formes contemporaines émancipées d’une architecture traditionnelle. Ce qui semble, en revanche, être rarement le cas des mosquées. « Dans l’ensemble, l’architecture de ces édifices reste proche de celle des mosquées classiques et on constate la prédominance des édifices rappelant l’architecture de ceux du monde musulman. […] La dimension d’originalité, de nouveauté, n’y [est] pas vraiment. On a l’impression de se trouver devant une série de clones, dont les variantes essentielles vont être entre une tour ronde et une tour carrée, et un dôme transparent ou un dôme vert », note Anne-Laure Zwilling.

« Pour la grande mosquée de Marseille, nous étions les seuls parmi les cinq concurrents à proposer un principe classique. Nous avons pensé un dispositif traditionnel de patios, et non, contrairement aux autres agences, à un parvis faisant face à un édifice “cathédrale” », explique Maxime Repaux. Ce réflexe semble planétaire. Difficile donc, à ce jour, de trouver une mosquée un tant soit peu contemporaine. Du reste, pas une seule ne compte parmi les réalisations couronnées du prix Aga Khan, qui récompense l’architecture ayant trait au monde musulman. Seuls quelques lieux de culte en Turquie promettent désormais plus d’abstraction. Pour l’heure, le renouveau de l’architecture islamique se joue dans les seules perspectives de concours ouverts.

« Le modernisme a apporté une rupture saine mais sans doute trop brutale. Il serait vraisemblablement nécessaire de réduire l’écart entre la position des architectes et l’appréciation du public », affirme Maxime Repaux. De fait, pour BAM, l’architecture d’une mosquée se doit, avant tout, de relever d’un savant syncrétisme culturel, autant qu’a pu l’être l’Alhambra de Grenade, une référence utilisée pour la grande mosquée de Marseille. « Pour un autre projet de mosquée, situé lui aussi dans la cité phocéenne, rue Auphan, nous nous inspirons de l’architecture comorienne. Nous avions reçu, pour notre dessin, un avis défavorable de la ville. Nous avons alors répondu qu’une mosquée est un bâtiment public qui a un statut de monument. Elle doit se distinguer du tissu ordinaire et affirmer sa présence », assure l’architecte. Pour autant, les projets font scandale, notamment celui de la nouvelle grande mosquée de Strasbourg, dont les lignes signent un véritable pastiche d’architecture ottomane. N’est pas Sinan qui veut.


Questions d’interprétation

Aucune église ne promet aujourd’hui de reproduire les cathédrales d’antan. Pourquoi donc l’architecture musulmane n’arrive-t-elle pas à s’émanciper de formes canoniques ? Par faute de références contemporaines ? « Il y a dans tous les concours de mosquées un architecte qui maîtrise parfaitement les codes de l’architecture islamique. Bien des édifices sont construits de par le monde, de Beyrouth à Abu Dhabi, qui s’avèrent, de loin, impossibles à dater. Il y a dans toutes les religions des degrés d’interprétation de l’écriture. À cela s’ajoute l’interprétation de l’architecte et de l’artiste. La construction d’une église appelle, elle aussi, de nombreuses discussions sur ces thèmes », explique Roueïda Ayache, pour qui la conception d’un projet dépend avant toute de la liberté offerte. Maxime Repaux dénonce quant à lui un processus de sélections et des consultations ouvertes non indemnisées. « Des concours rémunérés seraient gages de qualité », assure-t-il.

Alors, s’agit-il de consentir à quelques accommodements avec le Ciel ? Voilà peut-être une autre solution. Quoi qu’il en soit, les tensions qu’une société peut porter en son sein se traduiront, tôt ou tard, par des paysages urbains. La violence avec laquelle ressurgit le sacré aujourd’hui trouve pour traduction physique une situation architecturale. Aucun référendum pour ou contre les minarets – comme cela fut le cas en 2009 en Suisse, qui en a interdit depuis la construction – ne résoudra les frustrations des uns et des autres. Au-delà des questions d’affirmation du sacré dans la ville, il devrait en aller à plus de souplesse et d’abstraction… voire à plus de modernité.



Lisez la suite de cet article dans : N° 249 - Novembre 2016

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