DA :
Les projets de construction bois multiniveaux se multiplient en
Europe et aux États-Unis. Néanmoins, peu d’immeubles parviennent
à sortir de terre. Comment expliquez-vous cette lenteur et, face Ã
ces blocages, pensez-vous qu’il soit réaliste de viser la
construction de gratte-ciel bois ?
Michael
Green : Nous pouvons
avoir l’impression d’une certaine inertie, et il faut bien
comprendre que les systèmes techniques concurrents du bois ont plus
de cent ans de mise en œuvre derrière eux. Le monde du bâtiment
prend du temps avant de valider l’innovation – la réglementation,
par exemple, demande au minimum entre cinq et huit ans pour être
modifiée. Malgré sa traditionnelle prudence, le secteur évolue
rapidement. Les Australiens ont réécrit leur législation pour
permettre la construction d’immeuble de douze étages. Du côté
des entreprises et des maîtres d’ouvrage, on voit un réel
intérêt, même chez les promoteurs. Les blocages qui subsistent
sont surtout d’ordre émotionnel : il faut démontrer au public que
le bois n’est pas moins solide ou plus vulnérable au feu que les
solutions traditionnelles — béton et acier. Les technologies bois
contemporaines n’ont plus rien en commun avec les solutions
techniques employées au siècle dernier.
DA :
Quelle serait la typologie idéale du « plyscraper » ?
Quand pourra-t-on voir la première tour en bois ?
MG :
Si l’on s’en tient strictement aux données scientifiques, il n’y
a pas d’obstacle à la construction d’un immeuble bois de 50
niveaux. Je pense pour ma part que la taille optimale d’une tour en
bois se situe autour de 20 niveaux et, sans en faire une solution
universelle, on pourrait la voir se développer plus dans les
contextes urbains où elle correspondrait à un besoin. Il va encore
falloir du temps pour construire la première tour réaliste d’un
point de vue économique. Mais là encore, ce n’est pas si long dès
lors que l’on mesure la révolution que cela représente dans le
domaine de l’IGH depuis un siècle ! C’est une aventure très
exaltante, non seulement du point de vue environnemental, mais aussi
du point de vue sensible — habiter un espace fait de matériaux
naturels, au lieu de matériaux fait par l’homme. Je pense que,
d’ici dix ans, nous pourrons voir un IGH bois de trente niveaux.
DA :
La réglementation, nous l’avons vu, freine encore le développement
de la construction bois. Comment pourrait-on la faire évoluer ?
MG :
Avoir une agence au Canada et aux États-Unis me permet des
comparaisons. Le Canada est plus avancé, les États-Unis essayent de
rattraper leur retard, et l’on voit des immeubles de neuf niveaux
en bois en projet à Portland. Il y a toujours moyen de contourner
les limites imposées par la réglementation, qui reste restrictive
dans la plupart des pays. Elle fixe des limites sans véritable
justification, se référant aux façons dont on construisait avant,
et dont on combattait le feu par le passé ;
elle prescrit des solutions techniques qui n’ont plus de sens
aujourd’hui, etc. C’est comme cela qu’en France, ou ailleurs,
la réglementation finit par restreindre l’innovation. Ce n’est
pas le cas au Royaume-Uni, ou l’on peut construire ce que
l’on veut, du moment que l’on démontre que les solutions
techniques que l’on propose sont viables.
DA :
Selon vous, l’innovation devrait être la préoccupation centrale
de l’architecte. Pourquoi ?
MG :
Je pense qu’aujourd’hui une partie des architectes se perçoit
encore comme des créateurs de formes alors
que, selon moi, ils devraient se focaliser sur l’innovation,
la façon dont nous pouvons contribuer à améliorer l’environnement,
la vie. Face aux architectures spectaculaires comme celles de Zaha
Hadid ou Frank Gehry, il faut réhabiliter l’architecture ordinaire
qui constitue le tissu urbain, comme à Paris par exemple, et mettre
le bâtiment au service de la ville plutôt que de vouloir à chaque
fois être le Donald Trump de la ville. À chaque fois que
l’architecte se place sur le terrain de l’esthétique, il devient
ésotérique et obscur. De grandes architectures peuvent être
discrètes.
DA :
Le bois pourrait-il être un des vecteurs fondamentaux de
l’innovation?
MG :
Incontestablement, car il permet d’évoluer dans nos façons de
construire, et ces changements redonnent à l’architecture une
place plus pertinente dans la société. Aujourd’hui, l’architecte
ne doit pas s'intéresser qu’à l’aspect du matériau, mais aussi
à sa composition, à son énergie grise, à l’impact de sa
fabrication sur l’environnement, à sa durabilité, à sa capacité
à être recyclée... Il quitte son statut de consommateur de
produits industriels pour devenir une sorte de chasseur de matériaux.
Par exemple, notre utilisation du bois nous a amenés à travailler
avec différentes compagnies, à examiner les types de colles, les
essences de bois, leurs modes de traitement, etc., ce qui n’arrivait
plus depuis longtemps dans la profession.
DA :
D’autres secteurs de l’économie revendiquent leur caractère
innovant et reçoivent pour cela un soutien des pouvoirs publics.
Comment se place la construction bois ? L’urgence climatique
est-elle favorable à son développement ?
MG :
De la même façon qu’elle peut être freinée par les lobbies de
l’acier et du béton, la construction bois souffre du
climatoscepticisme. Beaucoup de personnes réfutant le changement
climatique, au moins aux États-Unis, l’investissement dans des
technologies qui le limitent n’est pas une priorité. Seule
l’industrie du bois milite pour l’emploi du matériau, avec un
succès limité. Alors que le secteur de la construction est
responsable de 46 % des émissions de GES, le gouvernement
fédéral n’a investi dans la construction que 0,0001 % de son
fonds alloué à l’innovation ! La part ridicule de ce pourcentage
tient à ce que les architectes, qui sont dans leur majorité de très
petites entreprises, restent inaudibles et ne sont pas entendus par
les pouvoirs publics. Leur réception de l’innovation n’est pas
toujours facile. Nous nous en sommes aperçus lors de la consultation
Réinventer Paris, qui devait faire émerger une architecture
innovante. Notre proposition d’une tour en bois contiguë à la
tour de l’hôtel Concorde a été rejetée, les immeubles de
grandes hauteurs n’étant pas bienvenus dans le secteur ; mais si
l’on souhaite vraiment innover, pourquoi s’imposer ce type de
barrière ?
DA :
Pour conclure, que faudrait-il faire pour développer la construction
bois rapidement dans les années à venir ?
MG :
Pour l’instant, il est très important de ne pas faire d’erreurs
qui pourraient durablement discréditer la construction bois, quitte
à aller un peu plus lentement. Nous avons besoin d’une bonne
pédagogie autour des projets bois, nous avons aussi besoin
d’entreprises, nous devons aussi partager les informations entre
architectes, passer d’une logique de concurrence à une logique de
coopération. Le bois nous incite autant à changer nos façons de
concevoir que nos relations entre confrères !