La découverte de ce paysage interpelle les architectes et urbanistes amenés à y travailler : comment comprendre et décrire ce territoire issu de l’exploitation industrielle de la houille, méconnu et souvent déprécié, ni ville ni campagne ? Comment approcher la sérialité des maisons de mine, dont les types ont été reproduits à très grande échelle ? Comment considérer ces espaces « néonaturels », à la fois artificiels et naturels, là où le sol s’est affaissé de plus de 15 mètres de hauteur suite au creusement de quelque 100 000 km de galeries de mine souterraines ? Comment travailler à l’économie de moyens, dans un cadre financier contraint et pour une population socialement fragilisée ? Comment traiter les tensions entre préservation et évolution de ce patrimoine « évolutif et vivant » ? Que faire de cette brique omniprésente ? Comment gérer l’obsolescence architecturale et urbaine ?
Alors que la dernière mine de charbon a fermé en 1990 et que les eaux souterraines remontent progressivement dans les puits de mine condamnés, c’est un travail sur l’absence qui se pose à l’architecte, habitué à intervenir sur du bâti et dans un cadre existant. Penser le Bassin minier sans la mine revient à penser, aménager et travailler un patrimoine des restes « en creux » : le terril comme expression inversée de la mine, les cités minières et les cavaliers comme traces d’un système industriel disparu. La nécessité de trouver de nouveaux usages et de nouvelles centralités doit aller de pair avec le maintien d’une identité spatiale et culturelle bien spécifique.
De la pratique à la recherche
En tant qu’architecte, j’ai participé au cours des dix dernières années à plusieurs projets architecturaux et urbains sur ce territoire, au sein de l’Atelier d’Architecture Philippe Prost, comme le diagnostic du chevalement de la fosse n° 2 à Anhiers, patrimoine minier en danger, l’étude prospective urbaine et sociale de 17 cités minières du Douaisis, ou l’étude pour la Mission Bassin Minier sur la préservation de la « valeur universelle exceptionnelle » du bien UNESCO face aux pressions urbaines. Sur le terrain, on constate de nombreuses intentions, mais peu ou pas de doctrines ni de méthodes partagées, conduisant parfois à des tensions entre bailleurs, architectes des bâtiments de France et maîtres d’ouvrage. Cela m’a conduit à initier en 2019 un travail de thèse par le projet, une forme de recherche impliquée pour aborder ces questions théoriques qui dépassent le cadre de la maîtrise d’œuvre classique. Cette recherche fait l’hypothèse que l’approche par le projet et par l’architecture peut contribuer à proposer un nouvel horizon, face à un système spatial et urbain qui a perdu sa raison d’être.
Ce travail passe par une réflexion sur les formes de représentation du territoire, qu’elles soient collectives, imaginaires ou architecturales. Dans le cas du Bassin minier, interroger le regard des habitants et les personnes extérieures sur le territoire est un préalable pour sortir des préjugés négatifs et retrouver une dynamique de projet. Les œuvres littéraires dépeignant une mine repoussoir, dont le roman Germinal d’Émile Zola est le plus connu, ont créé de puissantes images mentales, encore actives aujourd’hui et qu’il convient de réinterroger. De même, l’industrie houillère a produit pendant des siècles ses propres représentations symboliques : des mosaïques de la gare de Lens aux vitraux de l’hôtel de ville de Bruay en passant par les pics de mineurs au sommet des chevalements, la représentation du monde minier s’affiche ostensiblement dans les architectures et les lieux publics. Aujourd’hui, le territoire doit s’alimenter de la force de cet imaginaire collectif et de ses représentations, mais aussi l’interroger et le déconstruire parfois, pour pouvoir produire des contre-images.
Pour tenter de décrire et d’objectiver le contexte, j’ai mené un travail de longue haleine de dessin architectural et de relevé, fruit de plusieurs années d’arpentage, de visites et de projets. Cela a abouti à la constitution d’un atlas des restes miniers, permettant de juxtaposer graphiquement à la même échelle les figures architecturales et urbaines des 353 éléments inscrits à l’UNESCO, pour examiner attentivement les existants, formes construites ou non construites (terrils, jardins…). Dessiner individuellement chacun des 51 terrils, des 22 chevalements et des 124 cités minières permet de découvrir la cohérence et les singularités de chaque élément. À la façon d’un herbier, l’atlas permet de classer les échelles et les typologies, en rassemblant sur le papier des lieux qui ne sont jamais visibles simultanément. Objet graphique et intellectuel, au croisement des cultures artistiques et scientifiques, ce dispositif permet de décrire une situation spatiale complexe, et d’agir sur la fabrication des territoires comme sur la construction des savoirs. Ces dessins portent une attention particulière aux paysages, aux traces et aux modelés de sols, aux types architecturaux et aux morphologies urbaines ; ils constituent ainsi un socle pour construire des projets architecturaux et urbains situés.
Des morts-terrains au projet de sol
Alors que la recherche des années 1990 s’interrogeait sur les conditions de l’après-mine, celle de ces dernières années, foisonnante et pluridisciplinaire, porte désormais un regard critique et rétroactif sur cette transition, dont les effets sociaux et spatiaux sont encore à l’œuvre et dont les résultats sont scrutés attentivement, faisant du Bassin minier un cas d’étude international. Certaines grandes questions transversales traversent les approches politiques, architecturales, patrimoniales et sociales, interrogeant la gestion de l’après-mine et le renouveau du territoire : comment passer d’un système spatial de l’exploitation minière à un écosystème prenant en compte le vivant et l’habiter ? L’industrie extractive minière appelait « morts-terrains » l’ensemble des couches géologiques situées entre la surface et le charbon, tout juste bonnes à être entassées en terrils. Il est désormais nécessaire de réintroduire la notion de vivant, de changer de vocabulaire et de regard pour passer enfin des « morts-terrains » aux « sols vivants », matière du projet territorial.
1. La cité Bruno, construite entre 1904 et 1908 à Dourges, est la plus ancienne cité-jardin d’Europe continentale.