Dominique Gauzin-Müller : De plus en plus de concepteurs s’intéressent aujourd’hui à la terre crue et tout particulièrement au pisé. Comment expliquer cet engouement ?
Matthieu Fuchs : La construction en terre crue est aujourd’hui un choix parmi d’autres, qui accompagne un changement de paradigme pour un nombre sans cesse croissant de concepteurs. Comme avec la pierre, le bois ou les autres matériaux biosourcés, beaucoup ressentent l’envie de reconnecter l’architecture avec son territoire, ses habitants et ses artisans. Il y a sans doute en plus la volonté, peut-être inconsciente, de se reconnecter soi-même avec la Terre, dans un monde de plus en plus rapide, hyperconnecté et instantané, voire hors-sol. Il est d’ailleurs assez sain et vertueux de se réapproprier notre Histoire universelle par le biais de la redécouverte de techniques millénaires, tombées en désuétude depuis l’avènement du béton et de l’acier il y a un siècle. Pour les Assyriens, l’être humain a été façonné par les dieux avec de l’argile. Quatre millénaires plus tard, l’architecte allemande Anna Heringer et l’entrepreneur autrichien Martin Rauch ont conçu et réalisé avec des sages-femmes un « espace des sens et de naissance » aux formes organiques en terre crue. Ce projet presque mystique, construit près du musée des Femmes de Hittisau, dans le Vorarlberg, est très explicite quant à notre rapport avec cette matière qui nous relie à la « terre mère ». Aujourd’hui, la construction en terre séduit d’abord par ses propriétés intrinsèques, notamment en termes de confort thermique et acoustique, et le pisé est souvent plébiscité pour son esthétique très caractéristique. Après des années de béton lisse et de cloisonnement en plâtre, il est bon de retrouver dans nos bâtiments du grain, de la matière, de la rugosité, voire des imperfections. Avec l’empreinte de l’artisan, l’humain et le naturel réinvestissent l’espace bâti.
Quelles sont les propriétés intrinsèques de la terre dans le pisé ?
La terre crue apporte essentiellement deux choses dans nos bâtiments : de l’inertie par sa masse et une capacité à réguler naturellement l’hygrométrie. Ces deux aspects jouent un rôle essentiel dans le bien-être des usagers à l’intérieur des bâtiments, et plus encore aujourd’hui, avec le réchauffement climatique et la problématique du confort d’été. La capacité thermique élevée de la terre (environ 500 Wh/m3.°C) lui permet de stocker au sein de sa matière un grand nombre de calories, qui sont ensuite rendues aux espaces environnants. À l’inverse du bois, dont l’inertie est faible, cette redistribution sera reculée dans le temps, avec un long déphasage de dix à douze heures. Ce décalage est particulièrement intéressant dans le cadre d’un mur trombe en façade, qui se charge pendant la journée d’une chaleur qu’il redistribue la nuit. Le système fonctionne également très bien en été, si le dispositif est couplé avec une ventilation naturelle nocturne, qui rafraîchit la matière. Ce principe a été utilisé par Louis Picon pour le musée archéologique de Dehlingen.
Comment se manifestent les qualités hygrothermiques ?
La capacité intrinsèque de la terre à équilibrer naturellement l’hygrométrie des espaces intérieurs évite des installations techniques coûteuses à l’achat et en entretien, et souvent peu robustes. L’humidité relative de l’air joue un rôle important pour notre bien-être : un air trop sec irrite les voies respiratoires ; un air trop humide favorise la prolifération de champignons. Lorsque l’air ambiant traverse l’ouvrage en terre, il se produit un phénomène de condensation de la vapeur d’eau, qui va à la fois produire de la chaleur et dégager de l’humidité jusqu’à l’équilibre. Comme elle est hygroscopique, la terre peut stocker dans les vides entre les millions de grains cette humidité qui sera « relarguée » chaque fois que l’équilibre est modifié. C’est donc un matériau à changement de phase, fonctionnant en hiver comme en été. Par ailleurs, et à l’inverse de la terre coulée, relativement lisse et homogène en sortie de banche, le pisé présente des rugosités qui multiplient les surfaces d’échanges, à condition bien sûr de ne pas recouvrir le mur avec une peinture ou un enduit, qui pourrait boucher les pores.
Avec ses strates parfois rehaussées de différentes couleurs, l’aspect esthétique du pisé est sans équivalent. Comment l’aborde-t-on en tant qu’architecte ?
On l’aborde avec humilité, mais avec imagination et envie. Humilité, car cette lecture par strate est l’empreinte de l’artisanat, et j’aime à croire que la personnalité du piseur et sa façon de manier le fouloir sont visibles. Imagination, car les possibilités et les rendus sont multiples et quasiment uniques à chaque chantier. En fonction de la ressource choisie, du site d’extraction et du territoire, les ouvrages auront toujours un rendu spécifique. À l’agence Mil Lieux, nous avons conçu plusieurs bâtiments en pisé avec une couleur différente à chaque fois : jaune pour le Médipôle de Gentilly à Nancy, avec une terre issue d’une carrière d’extraction alsacienne ; brun foncé pour l’IUT de Tarbes, avec de la terre tirée d’un chantier d’autoroute ; ocre pour la terre iséroise utilisée à la Maison de santé de Badonviller. En fonction de la granulométrie, certains murs ont un aspect plus grossier que d’autres, et avec l’ajout de pigments ou de chaux, il est possible de surligner les strates, comme nous l’avons fait à Badonviller. Le pisé se décline aussi de plus en plus dans des projets de design et de mobilier intérieur : assises, pieds de table et banques d’accueil (voir p. XX/YY).
La technique du pisé nécessite-t-elle des précautions de conception spécifiques pour assurer la pérennité des ouvrages ?
Selon l’adage bien connu, la pérennité d’un bâtiment en terre crue exige « de bonnes bottes et un bon chapeau ». C’est d’ailleurs aussi valable pour le bois. L’eau est la grande faiblesse de la construction en pisé. Il faut éviter deux phénomènes : le ruissellement, qui accélère l’érosion des façades, et les stagnations d’eau au pied du bâtiment, qui engendrent des phénomènes de remontées capillaires.
Depuis toujours, et dans toutes les régions du monde, le pisé est systématiquement construit sur un soubassement, plus ou moins haut, en maçonnerie de pierre ou de briques de terre cuite ou en béton. Un principe également valable pour les ouvrages intérieurs. Le débord de toiture est le meilleur allié du concepteur pour éviter le ruissellement, mais la mise en place de briques de terre cuite ou de pierres en saillie est une autre réponse possible. Cette technique, courante au Japon dans les murs ceinturant les temples, a été réinterprétée par Martin Rauch pour sa très belle maison : des lits de briques assurent une « érosion contrôlée » des murs en pisé porteurs sur trois niveaux. La chaux permet aussi de rendre la terre plus résistante aux endroits fragiles que sont les angles, comme dans l’architecture vernaculaire auvergnate. Boris Bouchet a utilisé ce dispositif caractéristique pour la Maison de santé de Marsac. Il est même allé plus loin en se passant de soubassement au pied des murs en terre, qui sont uniquement renforcés avec de la chaux sur 30 centimètres de hauteur.
Le pisé est une technique où la place de l’artisan est essentielle. Comment développe-t-on une filière, et où trouve-t-on les entreprises ?
À l’inverse de la terre coulée, qui utilise les mêmes outils qu’un béton de ciment, la technique du pisé demande un savoir-faire spécifique. La place de l’humain est très importante dans le processus pour le positionnement et la manutention des banches, la préparation de la terre, les opérations de pisage, etc. Même pour la production quasi industrielle de Martin Rauch, un tiers du temps est utilisé pour remplir manuellement les joints entre les éléments préfabriqués. Une entreprise de maçonnerie qui souhaite développer cette technique aura besoin de se former, d’acquérir un matériel spécifique mais surtout de trouver une main-d’œuvre nombreuse et qualifiée. Mais à l’exception de régions construisant traditionnellement en pisé, comme le Dauphiné et le Livradois, les filières n’existent pas encore, et les artisans piseurs sont très rares. Les conditions climatiques posent également des problèmes, car il est impossible de piser sereinement durant les mois les plus froids. Le temps de réalisation étant relativement long, une entreprise qui ne ferait que du pisé trouverait difficilement sa rentabilité. Pour créer une filière terre avec un développement économique à la clé, il est plus intéressant de considérer la ressource de manière globale, que de raisonner selon une technique unique.
Développer le pisé est donc avant tout un enjeu de territoire ?
Oui, car si l’on part d’un gisement local, on a une multitude de possibilités, dont le pisé. La terre peut alors être extraite d’une carrière ou des déblais de vastes chantiers, comme c’est le cas avec les terres du Grand Paris. Cela devient alors intéressant pour les entreprises, qui peuvent réaliser des ouvrages en pisé pendant la belle saison, et consacrer le reste du temps aux enduits intérieurs ou à la préfabrication de briques de terre comprimée. À plus long terme, on peut envisager une mutualisation des moyens de différents acteurs, par exemple pour développer une vaste halle de préfabrication de modules en pisé, ou un collectif de plusieurs artisans piseurs.
Grâce à une connaissance poussée de la ressource, il est possible de fédérer tout un ensemble d’acteurs autour d’un projet de territoire, à haute valeur et qualification ajoutées, comme pour la valorisation du hêtre en Lorraine. Cet enjeu territorial touche aussi le patrimoine existant. Selon Boris Bouchet, mettre en avant des formes contemporaines en utilisant du pisé peut inciter les habitants à redécouvrir leurs architectures vernaculaires, et créer ainsi un élan pour la restauration du déjà -là avec des techniques traditionnelles, en proscrivant parpaings et enduits en ciment, si néfastes pour la terre crue.
Quelles sont les contraintes d’un chantier en pisé, et comment l’organise-t-on ?
Un chantier en pisé est très spécifique, et il demande une grande préparation en amont. Cela commence lors des phases études, avec la recherche de la matière de base en quantité suffisante. Il est important de prendre en compte le foisonnement, et il faut bien évidemment s’assurer de disposer d’assez de ressources. Ce travail de sourcing préalable nécessite de la part des équipes de conception de connaître la technique, mais aussi les acteurs historiques et les interlocuteurs les plus pertinents. La deuxième étape demande d’anticiper le planning du chantier. Un mur en pisé est sensible au gel. Il peut être construit in situ à condition d’avoir des températures supérieures à 5 °C. Cela exclut les mois compris entre octobre et mars, ce qui peut être une contrainte importante pour un maître d’ouvrage.
Durant la construction, un chantier en pisé se caractérise avant tout par sa taille importante, essentiellement pour le stockage de la matière terre, qui demande beaucoup de place et doit être protégée des intempéries, par exemple sous un chapiteau. Ensuite, à cause du travail manuel, la réalisation est longue, ainsi que le temps de séchage, avant l’éventuelle mise en charge. La période de latence entre les différents corps d’état peut donc être importante. Après le décoffrage, les ouvrages restent fragiles et supportent difficilement les chocs. Il convient donc de les protéger, par exemple avec des panneaux dérivés du bois. En revanche, un chantier en pisé peut être une excellente opportunité pour mettre en place des opérations de démonstration, de pédagogie et de chantier participatif, avec un fort aspect social.
Comment faciliter la mise en Å“uvre ?
Recourir à la préfabrication en atelier est l’une des pistes permettant de s’affranchir d’un grand nombre de difficultés. Il faut alors penser son bâtiment et ses murs en pisé sous forme de modules qui seront assemblés sur chantier. Cela ne réduit pas vraiment le coût de fabrication, mais permet de s’affranchir des aléas de la météo et des contraintes de phasage de chantier. Pour la maison de santé de Badonviller, notre premier bâtiment en pisé, les modules ont été fabriqués à 5 km du chantier dans un hangar chauffé, spécialement dédié. Le calendrier des études ayant glissé, nous avons dû les réaliser en novembre et décembre. Les piseurs ont travaillé en même temps que les entreprises de terrassement et de gros œuvre. Les 32 éléments de murs en pisé, parfaitement séchés et protégés, ont été mis en place sur le chantier en seulement cinq jours. Pour l’extension de l’IUT de Tarbes (voir pages XX/YY), nous avons opté pour le même procédé, mais avec un espace de préfabrication sous un barnum installé directement sur le site. Dans les deux cas, les contraintes relatives à la construction en pisé et à la maîtrise du planning ont été complètement résolues grâce à la préfabrication.
Le pisé est nettement plus cher que les BTC ou la terre coulée. Le coût est-il une difficulté pour convaincre les maîtres d’ouvrage ?
Le coût des murs en BTC ou en terre coulée est assez proche de celui des techniques courantes de maçonnerie, avec un prix moyen de 200 euros HT par mètre carré. Le pisé est nettement plus onéreux : le mètre carré de mur (matériau et mise en œuvre) est facturé en France entre 600 et 800 euros HT. Ce facteur 4 s’explique évidemment par la grande part du travail manuel, mis en corrélation avec le temps long de fabrication. La matière terre ne coûte quasiment rien, mais on paie le temps passé par l’artisan et son savoir-faire. Une part importante du prix de revient est investie dans la caractérisation de la matière en phase d’étude et la formulation. Exploiter des gisements déjà connus et développer des filières locales permet de réduire les coûts. Grâce à leur grande expérience acquise au laboratoire CRAterre, les architectes Jean-Marie Le Tiec et Arnaud Misse sont arrivés à proposer un pisé à environ 500 euros par mètre carré pour l’école de Miribel. Pour réussir à convaincre le maître d’ouvrage de faire cet effort financier, il n’y a malheureusement pas de recette miracle. Comme pour toutes les techniques innovantes, il faut avant tout faire preuve de pédagogie et mettre en valeur les avantages du pisé.
On imagine un mur en pisé très épais massif et porteur, mais existe-t-il des exemples d’utilisations différentes ?
Le pisé est majoritairement mis en œuvre sous forme de mur porteur, mais on peut également l’utiliser en revêtement de sol, selon la technique ancestrale de la terre battue. L’architecte et entrepreneur Timur Ersen, qui a travaillé avec Martin Rauch, réalise ainsi du pisé à l’horizontale, en deux couches, pour une épaisseur totale de 15 cm. L’inertie apportée à l’espace est alors très importante, et différents aspects de finition en fonction des agrégats choisis apportent un rendu unique. Toujours dans la volonté de proposer des choses nouvelles, Timur Ersen a également mis au point de fins panneaux en pisé (environ 8 cm), destinés à des parements intérieurs. Mis en application notamment pour la Maison pour tous du Four, ces ouvrages protègent l’isolant en laine de bois, tout en jouant le rôle de régulateur thermique et hygrométrique. Ce projet est emblématique de la synergie sociale que l’on peut créer autour de l’architecture en pisé, et de la dynamique que ce matériau véhicule. Porté par Marie et Keith Zawistowski, dans le cadre du design/buildLAB qu’ils ont créé à l’ENSA de Grenoble (voir le n° 274 de d’a, septembre 2019), ce projet de master forme les étudiants non seulement à des techniques innovantes mais aussi à une approche frugale de l’architecture et à la revitalisation des centres-bourgs. Il met en valeur leur responsabilité sociétale et le génie de l’artisan.
Quelles sont les difficultés rencontrées aujourd’hui par un architecte qui souhaite utiliser le pisé dans ses projets ?
Il devient aujourd’hui relativement facile de construire en pisé, à condition de lever certains freins : le coût encore élevé, mais surtout l’absence de règles professionnelles offrant un cadre pour les équipes de conception. La question de la ressource et le faible nombre d’entreprises formées sont d’autres difficultés importantes. Mais la communication sur des exemples inspirants et les efforts de vulgarisation et de formation portés par les acteurs de la filière terre commencent à porter leurs fruits.