Facade du batiments des fours, Crématorium Heimolen par KAAN Architecten |
Dossier réalisé par Pierre CHABARD Entretien avec Vincent Panhuysen KAAN Architecten est l’auteur de deux crématoriums en Belgique, à dix ans d’écart, pour le même commanditaire : Intergemeentelijke Samenwerking Westlede (IGS). Cette société parapublique de coopération intercommunale gère en tout trois infrastructures de crémation pour les 52 communes de Flandre orientale où habitent 1,5 million d’habitants. L’agence de Rotterdam a construit le crématorium Heimolen en 2008, à côté de la petite ville de Saint-Nicolas, et le crématorium Siesegem dans les faubourgs d’Alost en 2018. Vincent Panhuysen, associé de Kees Kaan, en charge de ces deux projets, répond à nos questions. |
D’a : KAAN Architecten est l’auteur de nombreux édifices publics : musées, ambassades, universités. Avez-vous abordé différemment ce programme funéraire ?
Rappelez-vous ce qu’écrivait Adolf Loos : « Si nous trouvons dans la forêt un tertre, six pieds de long et trois pieds de large, érigé à la pelle en forme de pyramide, nous sommes saisis de gravité et quelque chose dit en nous : il y a quelqu’un d’enterré ici : c’est de l’architecture1. » Chaque programme réclame sa propre expression. Un tribunal respire l’autorité et la confiance ; une bibliothèque suscite un sentiment de privilège ; un musée inspire le respect pour nos productions culturelles ; une ambassade stimule l’environnement et amorce un dialogue avec son voisinage. Tous ces bâtiments sont associés à une certaine atmosphère, qui se traduit dans leur architecture. Dans cette typologie des « atmosphères » architecturales, le crématorium est un cas très spécial. C’est une construction à la frontière entre la vie et de la mort ; un temps et un lieu où nous sommes brièvement confrontés à l’au-delà ; une atmosphère de silence, de réflexion, de ralentissement. Ce qui prime, c’est le moment que les proches consacrent à leur défunt. Le bâtiment ne doit pas être plus qu’un arrière-plan, calme et serein. Il doit faire place, physiquement et mentalement, aux adieux et au deuil. Pour beaucoup, c’est aussi un lieu de mémoire, où les cendres ont été dispersées et où l’on revient cycliquement se recueillir.
D’a : Comment avez-vous abordé la dualité d’un tel programme, à la fois un équipement quasi industriel et le lieu sacré d’un rituel ? Dans l’esprit du commanditaire, le rôle de l’architecte se limite-t-il au second aspect ? Quel rôle peut-il jouer dans le premier ?
En effet, toute la difficulté d’un tel programme tient à l’équilibre entre ces deux aspects. Si les architectes ne se concentrent que sur le deuxième, aucune atmosphère adéquate n’en découlera. Nos deux crématoriums ont été conçus dans un intense dialogue avec le même commanditaire, dont l’expérience significative a été cruciale pour comprendre la culture funéraire locale. En Belgique, le rituel se déroule en trois temps : une cérémonie commémorative dans un auditorium, suivie d’une réunion de la famille et des proches autour d’un généreux repas et enfin la dispersion des cendres dans les jardins du souvenir. Cette séquence simple se complique dès lors qu’elle se multiplie. D’une part, chaque famille est en droit d’attendre une expérience unique et exclusive, une cérémonie individualisée, mais d’autre part un crématorium de ce type accueille, à un rythme soutenu, une dizaine de crémations par jour, en moyenne. L’architecture s’enracine par conséquent dans une réflexion fonctionnelle et logistique : il faut éviter autant que possible la rencontre entre les familles et les activités techniques, qu’il s’agisse de l’infrastructure de crémation proprement dite (acheminement et départ des cercueils, salles des fours, etc.) ou de la logistique liée au restaurant (livraisons, stockage, cuisines, etc.). Même si, de plus en plus, les familles demandent à assister à la crémation proprement dite (ce qui est possible à Siesegem), la solennité du bâtiment ne doit en aucun cas être troublée par son versant industriel. Les cheminées et les quais de chargement doivent être occultés. De la même façon, le traitement paysager du site doit camoufler les voies de service pour les corbillards et séparer les voies d’accès des visiteurs et du personnel du crématorium.
D’a : Dans ces deux projets, vous avez proposé une architecture abstraite et minimaliste. Est-ce la seule voie, selon vous, pour des lieux aussi multiculturels et multicultuels ?
Nos deux crématoriums sont œcuméniques. Nous avons privilégié une atmosphère de calme et de neutralité. Le jeu de la lumière, l’ouverture sur la nature : ces moyens simples produisent un cadre sobre et néanmoins chaleureux pour accueillir l’expérience universellement humaine du deuil. Des vides affirmés permettent d’accueillir toutes les cultures, tous les rituels. Les symboles et ornements sacrés des différentes religions peuvent y être disposés, sans conflit avec notre architecture qui se veut la plus neutre possible. Il est très important que chacun ait là toute liberté d’agir selon ses propres croyances.
D’a : D’un projet à l’autre, l’organisation formelle et fonctionnelle est sensiblement différente. Est-ce que ça reflète une évolution du programme ?
En principe, les crématoires de Heimolen et de Siesegem ont été conçus selon des exigences programmatiques similaires. Cependant, à Heimolen, le bâtiment de cérémonie et celui des fours sont distants d’une centaine de mètres. C’était une demande des habitants riverains qui craignaient une éventuelle nuisance olfactive et souhaitaient éloigner les fours le plus loin possible de leur maison. Leur crainte n’était absolument pas fondée dans la mesure où les cheminées sont équipées de filtres puissants qui rejettent un air plus propre que l’atmosphère environnante. Pour autant, la séparation forcée des bâtiments présente quelques avantages. D’une part, la logistique y est moins complexe, car les flux des visiteurs et des corbillards ne se croisent jamais. D’autre part, entre les deux bâtiments s’étend un beau cimetière paysager qui donne une forte cohérence spatiale à l’ensemble.
À Alost, en revanche, les fours, les salles de cérémonie et le restaurant ont été réunis en un seul et même bâtiment. Grâce à un zonage minutieux des fonctions, nous avons réussi à obtenir une séparation nette des circuits et à garantir ce sentiment exclusif de solennité que l’on doit à chaque famille.
À Heimolen, nous avions caché les fours derrière l’enveloppe en béton perforé, dont les trous ne permettent que de les entrapercevoir. À l’époque, les ouvrir davantage était culturellement inenvisageable. C’est ce qu’on a fait pourtant avec succès à Siesegem dix ans plus tard. Même si très peu de personnes accompagnent le cercueil jusqu’à la loge de la salle des fours, le fait que ce soit possible est vécu comme une garantie de qualité. C’est la preuve d’un changement de paradigme.
D’a : Alors que le crématorium d’Heimolen est largement ouvert sur le paysage, celui de Siesegem est plus introverti, replié sur ses nombreux patios. Pensez-vous qu’un crématorium doive placer le visiteur dans un « espace autre », dans un lieu abstrait du quotidien ?
Oui, sans aucun doute. C’est ce que nous avons cherché à faire dans les deux projets. À Siesegem, nous ne nous sommes pas limités à un édifice mais nous avons créé tout un environnement. Les arbres et les collines définissent un périmètre qui cerne cet environnement constitué de parterres luxuriants, d’étangs et de vallonnements divers. Ce paysage, au milieu duquel se tient l’édifice, offre une réserve de nature où les familles peuvent vivre un moment de réflexion, à contretemps de leur vie quotidienne. Cette interruption, ce décalage nous semble une condition architecturale nécessaire pour que les gens puissent faire dignement leurs adieux à leurs défunts.
D’a : Les deux crématoriums sont situés dans un cadre plus ou moins arboré, à l’extérieur de la ville et près d’infrastructures autoroutières. Pensez-vous que cette situation suburbaine soit définitivement la plus appropriée pour ce type de programme ?
Certes, la création d’un environnement abstrait et l’instauration d’un moment de silence loin de l’effervescence de notre société sont est plus facile à imaginer dans cet isolement suburbain. Mais songez aux grands et beaux cimetières que nous avons dans nos villes, avec leur église ou leur chapelle. Le contraste avec la densité urbaine environnante est très intéressant et participe à la production d’une atmosphère alternative. Les crématoriums sont aujourd’hui devenus d’importants bâtiments publics où se rassemblent de vastes groupes de personnes de confessions différentes. En tant que tels, ils se prêtent également très bien à d’autres types d’événements – concerts, manifestations culturelles ou commémoratives. En Belgique, cela se fait déjà beaucoup. On pourrait donc tout à fait imaginer des crématoriums en pleine ville. C’est peut-être là qu’ils ont leur meilleure place, assumant le rôle qui était autrefois celui des églises. Un espace qui suscite une grande variété de charges émotionnelles et qui peut également servir à plusieurs types d’interactions sociales. Un vrai espace public.
1. Adolf Loos, « Architecture » (1910), in Ornement et crime, Paris, Payot & Rivage, 2003, p. 116.
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |