Rossella Gotti |
Dossier réalisé par Stéphanie DADOUR L’architecture du futur, une histoire de
femmes Entretien avec Rossella Gotti,
cofondatrice de l’association MéMO, maîtresse d’ouvrage et maîtresse d’œuvre,
France
|
D’a : comment définis-tu ta pratique de
l’architecture aujourd’hui ?
Depuis quelques années, je développe
parallèlement une carrière de maîtresse d’ouvrage et de maîtresse d’œuvre ;
plus précisément, je travaille à temps partiel pour un office public d’HLM et
je développe mon agence d’architecture qui me permet de répondre à des
commandes d’aménagement pour des particuliers. Cette double casquette me permet
de voir le projet d’architecture sous de différents points de vue, de la
programmation jusqu’à la GPA, et à de différentes échelles. J’étais par exemple
dans l’équipe de MOA qui a géré la réhabilitation du Serpentin – un ensemble de
514 logements au parc des Courtillières à Pantin, conçu par Émile Aillaud – et
en même temps je m’occupais de la rénovation de petits appartements au centre
de Paris. Il y a une mixité
qui nourrit mon expérience, qui me permet d’ajouter de la qualité d’un côté et
de l’organisation de l’autre, et qui bénéficie aux deux figures
professionnelles. L’idéal serait de développer une « maîtrise d’usager », qui
engendrerait un circuit vertueux d’expériences et de compétences.
D’a : à quel moment de ta carrière t’es-tu
orientée vers la maîtrise d’ouvrage et pourquoi ?
Pendant trois ans, j’ai travaillé dans une
grande agence londonienne, PTEarchitects, dont l’une des associées est Teresa
Borsuk, nommée Woman Architect of the Year par le Architects’ Journal en 2015.
Je m’occupais de la faisabilité et de la conception de grands complexes
d’habitat social. À cette époque, j’ai eu envie de m’impliquer directement dans
les processus décisionnels en amont, dans les décisions au niveau du programme
et de comment la ville se conçoit techniquement. J’ai trouvé en France une formation
qui m’a permis d’apprendre à travailler en amont du processus créatif propre Ã
l’architecte, sur les grandes opérations de renouvellement urbain, notamment
les projets ANRU. Ces projets constituent une spécificité française, qui
m’interroge quant à son grand potentiel participatif et inclusif. À côté de ce
nouvel engagement, j’ai choisi de continuer mon travail plus créatif et
personnel en tirant profit de cette convergence entre décision et création. Je
regrette que la loi Elan (en cours d’examen législatif au moment où j’écris)
éloigne l’architecte du décisionnel en le reléguant à l’exécution et en le
forçant à chercher ses clients parmi les entreprises de construction. Une
nouvelle façon d’éradiquer les « mauvaises herbes », qui font tant peur dans
les pratiques créatives, du champ du pouvoir décisionnel…
D’a : une partie de ton travail, notamment
au sein de mémo, porte sur l’équité dans la maîtrise d’œuvre : pourquoi ?
Comment définis-tu cette approche et qu’est-ce que cela veut dire, concrètement
?
Après avoir travaillé dans tr
ois
différents pays européens (l’Italie, la France, l’Angleterre), dans de petites,
moyennes et grandes agences, j’ai constaté que la figure de l’architecte reste
majoritairement masculine et que mon parcours professionnel a été étrangement
ponctué d’obstacles qui n’étaient liés ni à mes compétences ni à mon niveau
d’expérience. Certes, la profession se féminise et dans les écoles
d’architecture la population estudiantine est constituée à moitié de femmes.
Cependant, nous sommes encore loin d’une intégration équitable des hommes et
des femmes dans le monde professionnel. Bien sûr, les femmes sont très capables
d’exercer la profession telle qu’elle est, plusieurs exemples le démontrent,
mais la question de fond est : est-ce que la profession telle qu’elle est
configurée aujourd’hui convient aux femmes ? Est-ce qu’elle prend en compte les
changements, les empathies, les désirs qui animent la vie des professionnelles
? Cette question reflète un problème général de notre société, dans laquelle
les figures masculines gardent souvent un rôle dominant, et créent donc des
modèles professionnels qui leur correspondent.
Je crois toutefois qu’il y a en
architecture un élément aggravant : plus les budgets à manager sont élevés,
plus les femmes semblent avoir des difficultés à obtenir les projets
correspondants. Il reste une sorte de « plafond de béton » qui est difficile Ã
franchir.
Une fois posé ce constat de manière
collective, une réflexion partagée a fait naître l’idée de créer MéMO (Mouvement
pour l’équité dans la maîtrise d’œuvre), association qui a comme but de
sensibiliser sur ce déséquilibre et d’essayer d’y remédier. Les métiers de la
conception de l’espace – urbanistes, architectes, paysagistes – impliquent une
pluralité d’approches où souvent les femmes ont tendance à développer leur
activité là où les métiers se croisent.
Les femmes architectes sont amenées Ã
s’adapter à tous les instants et à ouvrir leur champ de compétences au-delà de
leur formation initiale. Cette adaptabilité est toutefois peu reconnue par la
culture professionnelle de notre métier, alors qu’elle souligne une forme de
courage. À mon avis, combler ces interstices professionnels de manière
naturelle crée de nouvelles compétences originales qui sont aujourd’hui les
plus adaptées et nécessaires au nouvel environnement de l’architecte. Il ne
s’agit plus de répondre aux exigences d’une commande inscrite dans un présent
déjà dépassé, mais d’anticiper les nouveaux usages des territoires en
transformation. Le courage, c’est de ne jamais considérer comme acquises nos
habilités à produire, mais de faire confiance à notre créativité pour
réinventer nos vies.
Mon activité au sein de MéMO est
passionnante et me permet de découvrir de nombreuses autres initiatives
internationales qui s’intéressent à la fois au genre et à l’architecture. Il y
a en ce moment une nouvelle vague d’intérêt pour ces thématiques qui permet de
solidifier les positions acquises et d’en développer des nouvelles.
D’a : qu’attends-tu de ce cheminement ?
Dans ce moment de profonde mise en
question des relations sociales et politiques, je pense que l’architecture au
féminin pourrait être d’une grande aide, et porter un regard renouvelé sur la
conception du vivre ensemble. Le meilleur exemple de réussite est celui de
Vienne, où depuis plus de trente ans le Fraüen Büro œuvre à rendre
opérationnelles en décisions les gender studies aux niveaux urbain et
architectural… La ville reste en tête des villes offrant la meilleure qualité
de vie au monde. Allons plus loin. Les questions soulevées par les féministes,
notamment les écoféministes, sont étroitement liées à qui doit et à comment on
doit concevoir et prendre soin de nos espaces. L’œuvre de Vandana Shiva met en
lumière l’importance d’être à l’écoute de tous les vivants. Cela rejoint le
questionnement de la mise en œuvre d’une gouvernance participative, que nous
peinons tant à réaliser. Les méthodes de dialogue et d’échange des pratiques
féministes traditionnelles sont très utiles pour aborder les problématiques
actuelles avec la capacité d’écoute et d’empathie nécessaires. J’aime penser
que l’on arrivera à transformer la profession d’architecte de manière à la
rapprocher davantage du « terrestre », et que les grands investissements
aujourd’hui consacrés aux smart cities pourront mieux tenir compte des
nécessités de l’ensemble de la population, en sortant de la fascination
actuelle pour une technologie facile et ludique. Le quotidien de tous les
architectes est très impacté par les big data, mais mettre un tel outil au
service de tout le monde demande une flexibilité qui fait davantage partie des
compétences des femmes architectes.
Je suis convaincue que le renforcement du
lien entre la conception et le processus décisionnel d’une part, et les
pratiques féministes de l’autre, contribuerait positivement à la transformation
de la façon de concevoir les territoires.
La femme n’occupe plus que les
interstices. Elle peut remplir désormais pleinement les nouvelles fonctions de
l’architecte contemporain. Et du futur !
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |