8. Entretien avec Rossella Gotti, cofondatrice de l’association MéMO, maîtresse d’ouvrage et maîtresse d’œuvre, France

Rédigé par Stéphanie DADOUR
Publié le 02/12/2018

Rossella Gotti

Dossier réalisé par Stéphanie DADOUR
Dossier publié dans le d'A n°268

L’architecture du futur, une histoire de femmes


Entretien avec Rossella Gotti, cofondatrice de l’association MéMO, maîtresse d’ouvrage et maîtresse d’œuvre, France

 

D’a : comment définis-tu ta pratique de l’architecture aujourd’hui ?


Depuis quelques années, je développe parallèlement une carrière de maîtresse d’ouvrage et de maîtresse d’œuvre ; plus précisément, je travaille à temps partiel pour un office public d’HLM et je développe mon agence d’architecture qui me permet de répondre à des commandes d’aménagement pour des particuliers. Cette double casquette me permet de voir le projet d’architecture sous de différents points de vue, de la programmation jusqu’à la GPA, et à de différentes échelles. J’étais par exemple dans l’équipe de MOA qui a géré la réhabilitation du Serpentin – un ensemble de 514 logements au parc des Courtillières à Pantin, conçu par Émile Aillaud – et en même temps je m’occupais de la rénovation de petits appartements au centre de Paris. Il y a une mixité qui nourrit mon expérience, qui me permet d’ajouter de la qualité d’un côté et de l’organisation de l’autre, et qui bénéficie aux deux figures professionnelles. L’idéal serait de développer une « maîtrise d’usager », qui engendrerait un circuit vertueux d’expériences et de compétences.

 


D’a : à quel moment de ta carrière t’es-tu orientée vers la maîtrise d’ouvrage et pourquoi ?


Pendant trois ans, j’ai travaillé dans une grande agence londonienne, PTEarchitects, dont l’une des associées est Teresa Borsuk, nommée Woman Architect of the Year par le Architects’ Journal en 2015. Je m’occupais de la faisabilité et de la conception de grands complexes d’habitat social. À cette époque, j’ai eu envie de m’impliquer directement dans les processus décisionnels en amont, dans les décisions au niveau du programme et de comment la ville se conçoit techniquement. J’ai trouvé en France une formation qui m’a permis d’apprendre à travailler en amont du processus créatif propre à l’architecte, sur les grandes opérations de renouvellement urbain, notamment les projets ANRU. Ces projets constituent une spécificité française, qui m’interroge quant à son grand potentiel participatif et inclusif. À côté de ce nouvel engagement, j’ai choisi de continuer mon travail plus créatif et personnel en tirant profit de cette convergence entre décision et création. Je regrette que la loi Elan (en cours d’examen législatif au moment où j’écris) éloigne l’architecte du décisionnel en le reléguant à l’exécution et en le forçant à chercher ses clients parmi les entreprises de construction. Une nouvelle façon d’éradiquer les « mauvaises herbes », qui font tant peur dans les pratiques créatives, du champ du pouvoir décisionnel…


 

D’a : une partie de ton travail, notamment au sein de mémo, porte sur l’équité dans la maîtrise d’œuvre : pourquoi ? Comment définis-tu cette approche et qu’est-ce que cela veut dire, concrètement ?

Après avoir travaillé dans tr

ois différents pays européens (l’Italie, la France, l’Angleterre), dans de petites, moyennes et grandes agences, j’ai constaté que la figure de l’architecte reste majoritairement masculine et que mon parcours professionnel a été étrangement ponctué d’obstacles qui n’étaient liés ni à mes compétences ni à mon niveau d’expérience. Certes, la profession se féminise et dans les écoles d’architecture la population estudiantine est constituée à moitié de femmes. Cependant, nous sommes encore loin d’une intégration équitable des hommes et des femmes dans le monde professionnel. Bien sûr, les femmes sont très capables d’exercer la profession telle qu’elle est, plusieurs exemples le démontrent, mais la question de fond est : est-ce que la profession telle qu’elle est configurée aujourd’hui convient aux femmes ? Est-ce qu’elle prend en compte les changements, les empathies, les désirs qui animent la vie des professionnelles ? Cette question reflète un problème général de notre société, dans laquelle les figures masculines gardent souvent un rôle dominant, et créent donc des modèles professionnels qui leur correspondent.

Je crois toutefois qu’il y a en architecture un élément aggravant : plus les budgets à manager sont élevés, plus les femmes semblent avoir des difficultés à obtenir les projets correspondants. Il reste une sorte de « plafond de béton » qui est difficile à franchir.

Une fois posé ce constat de manière collective, une réflexion partagée a fait naître l’idée de créer MéMO (Mouvement pour l’équité dans la maîtrise d’œuvre), association qui a comme but de sensibiliser sur ce déséquilibre et d’essayer d’y remédier. Les métiers de la conception de l’espace – urbanistes, architectes, paysagistes – impliquent une pluralité d’approches où souvent les femmes ont tendance à développer leur activité là où les métiers se croisent.

Les femmes architectes sont amenées à s’adapter à tous les instants et à ouvrir leur champ de compétences au-delà de leur formation initiale. Cette adaptabilité est toutefois peu reconnue par la culture professionnelle de notre métier, alors qu’elle souligne une forme de courage. À mon avis, combler ces interstices professionnels de manière naturelle crée de nouvelles compétences originales qui sont aujourd’hui les plus adaptées et nécessaires au nouvel environnement de l’architecte. Il ne s’agit plus de répondre aux exigences d’une commande inscrite dans un présent déjà dépassé, mais d’anticiper les nouveaux usages des territoires en transformation. Le courage, c’est de ne jamais considérer comme acquises nos habilités à produire, mais de faire confiance à notre créativité pour réinventer nos vies.

Mon activité au sein de MéMO est passionnante et me permet de découvrir de nombreuses autres initiatives internationales qui s’intéressent à la fois au genre et à l’architecture. Il y a en ce moment une nouvelle vague d’intérêt pour ces thématiques qui permet de solidifier les positions acquises et d’en développer des nouvelles.

 


D’a : qu’attends-tu de ce cheminement ?


Dans ce moment de profonde mise en question des relations sociales et politiques, je pense que l’architecture au féminin pourrait être d’une grande aide, et porter un regard renouvelé sur la conception du vivre ensemble. Le meilleur exemple de réussite est celui de Vienne, où depuis plus de trente ans le Fraüen Büro œuvre à rendre opérationnelles en décisions les gender studies aux niveaux urbain et architectural… La ville reste en tête des villes offrant la meilleure qualité de vie au monde. Allons plus loin. Les questions soulevées par les féministes, notamment les écoféministes, sont étroitement liées à qui doit et à comment on doit concevoir et prendre soin de nos espaces. L’œuvre de Vandana Shiva met en lumière l’importance d’être à l’écoute de tous les vivants. Cela rejoint le questionnement de la mise en œuvre d’une gouvernance participative, que nous peinons tant à réaliser. Les méthodes de dialogue et d’échange des pratiques féministes traditionnelles sont très utiles pour aborder les problématiques actuelles avec la capacité d’écoute et d’empathie nécessaires. J’aime penser que l’on arrivera à transformer la profession d’architecte de manière à la rapprocher davantage du « terrestre », et que les grands investissements aujourd’hui consacrés aux smart cities pourront mieux tenir compte des nécessités de l’ensemble de la population, en sortant de la fascination actuelle pour une technologie facile et ludique. Le quotidien de tous les architectes est très impacté par les big data, mais mettre un tel outil au service de tout le monde demande une flexibilité qui fait davantage partie des compétences des femmes architectes.

Je suis convaincue que le renforcement du lien entre la conception et le processus décisionnel d’une part, et les pratiques féministes de l’autre, contribuerait positivement à la transformation de la façon de concevoir les territoires.

La femme n’occupe plus que les interstices. Elle peut remplir désormais pleinement les nouvelles fonctions de l’architecte contemporain. Et du futur !

 


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