Marché d’intérêt national de Nantes réalisé par EGA Erik Giudice Architecture |
Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN Omniprésente dans nos vies, l’activité logistique s’est pourtant déployée dans l’indifférence générale, parsemant de ses immenses entrepôts des territoires sans capacité de résistance. Sous la pression environnementale pourrait cependant surgir une architecture logistique qui sorte du prisme technico-réglementaire dans lequel on l’a cantonnée jusqu’ici. Ces évolutions sont déjà à l’œuvre dans les métropoles et à leurs abords, où des typologies sur-mesure sont proposées pour lutter contre les nuisances induites par le flot des camions, avec cette contrainte d’un foncier quasi inexistant pour les accueillir. Tafanel, paris 19e : Un paysage de sheds
Point.p, paris 15e : Cohabitation
Hôtel logistique du quartier chapelle international, paris 18e : Une mixité inédite
Glossaire des catégories principales d’entrepôts et d’entrepôts urbains |
Qu’on le veuille ou non, l’activité logistique a tissé sa toile sur tous les territoires. Dans son ouvrage Comment la pensée logistique gouverne le monde, le sociologue Mathieu Quet en donne une description parlante : « La ronde des conteneurs active un ensemble de figures, d’outils et d’espaces qui sont devenus les lieux communs du capitalisme mondialisé. Qu’on en juge par les constellations d’entrepôts qui couvrent les zones périurbaines en France. Entrepôts, plateformes et hubs, centres de tri : faire bouger, c’est aussi entreposer, stocker, préparer, recevoir. » Si flux et entrepôt ne marchent pas l’un sans l’autre, c’est sur la fabrication de ces lieux de stockage, de préparation et de distribution des marchandises que ce dossier a choisi de se polariser, des plateformes multimodales de plusieurs centaines de milliers de mètres carrés aux petites cellules qui se glissent dans les arcanes de la ville. La logistique dispose d’ailleurs d’un vocabulaire diversifié et spécifique pour caractériser son immobilier selon la taille, l’implantation, la fonction, etc. (voir tableau p. 74). Rappelons ces quelques chiffres pour donner une idée de l’importance du secteur. En France, il représente 10 % du PIB et 5,3 milliards d’euros d’investissement pour la seule année 2021. D’après l’association Afilog, 1,5 million de mètres carrés sont construits en moyenne chaque année en France et il faudrait, selon sa directrice déléguée Diana Diziain, produire 20 millions de mètres carrés supplémentaires dans les dix prochaines années pour parvenir à la souveraineté industrielle du pays mise sur la table du gouvernement depuis la pandémie. Économie, construction : l’activité logistique pèse lourd et sa croissance devrait se poursuivre dans un contexte où le marché du ecommerce s’envole et participe au déploiement des gigantesques implantations d’Amazon, sauf à les empêcher.
Architecture anonyme
Pourtant, et c’est là un paradoxe au regard de l’aspect vital de cette chaîne logistique, l’architecture est la grande absente. Égrenés sur la dorsale – cette voie nordsud par laquelle transite une grande partie des marchandises –, les parcs d’activité donnent une idée du peu d’ambition architecturale qu’on leur accorde et de leur sinistre impact sur les paysages. L’un des derniers exemples en date est celui de EValley, présenté comme la plus grande plateforme elogistique d’Europe : 700 000 m2 implantés sur l’ancienne base aérienne de CambraiÉpinoy. Dans son article « Le meilleur des mondes », Rem Koolhaas interroge le sens que revêt la coexistence de ces gigantesques entrepôts, en prenant l’exemple de la plus grande zone industrielle au monde, TahoeReno dans le Nevada. Il observe que l’explosion de ces grandes boîtes est largement anonyme, contrairement à une époque où « la première occurrence de la grande boîte – le Crystal Palace ? – marqua un progrès décisif, et même une révolution dans la définition des espaces de l’ère industrielle. Quelques uns des noms les plus célèbres de l’archi tecture, Paxton (le Crystal palace), Behrens (l’usine temple d’AEG), Albert Kahn (les usines Ford), Nervi (la légèreté des coques de béton) sont associés à cette invention ». En France, ils ne sont guère plus d’une poignée d’architectes à avoir investi le marché de la logistique et on peine effectivement à les identifier (Groupe Franc Architectures, ARCHIFACTORY, MW Architecture...). Des Jacques Ferrier ou Dominique Perrault, qui ont développé une pensée sur l’espace industriel, ne semblent pas avoir eu tellement d’occasions de travailler sur ces programmes. Dominique Perrault rappelait d’ailleurs, lors d’une conférence au MIPIM, les difficultés à transformer en développements logistiques le gisement que représentent les friches infrastructurelles dans les villes.
L’enquête Archigraphie, parue en 2020, conforte cette réalité. Depuis 2010, elle donne ce chiffre stable de 4 %, correspondant à la part des travaux confiés aux architectes pour le secteur stockage/industrie. L’agence A26, qui réalise actuellement le projet Green Dock dans le port de Genne villiers (voir p. 81), rappelle que l’entrepôt est d’abord un outil de travail pour ses occupants, avec des contraintes de flux, de températures, de stockage, de préparation des commandes, etc. Son organisation est même devenue extrêmement pointue grâce à l’analyse prédictive : avant même de commander un livre sur un site internet leader, il est déjà en direction de votre domicile.
De biens maigres budgets
L’activité logistique a commencé à se professionnaliser à la fin des années 1990, au moment où la plupart des industriels ont fait le choix de la confier à des prestataires extérieurs – Geodis ou Prologis pour ne citer qu’eux – pour se recentrer sur leurs sites de production, leur cœur de métier. Depuis, les promoteurs-développeurs ont cherché à rendre le modèle toujours plus optimal et sophistiqué sans jamais vraiment s’intéresser à sa pertinence architecturale. La modernisation de la logistique a aussi un corollaire : sa standardisation. En devenant essentiellement locatif, le marché des entrepôts doit être en capacité de répondre à n’importe quelle demande. Pas question en effet de prendre le risque de laisser ces entrepôts vides...
Les moyens financiers alloués à leur construction donnent une idée assez juste du peu d’importance que ces acteurs accordent à leur construction. Dans une étude parue en 2014, l’Apur évalue ce coût entre 600 euros et 1 000 euros le mètre carré selon que l’on se situe en grande couronne francilienne ou au centre de l’agglomération et il comprend aussi le prix du foncier, d’une éventuelle démolition, des réglementations et labellisations (ICPE, HQE...), etc. Ce coût peut encore baisser dans les territoires où il n’y a pas de pression foncière. Autant dire qu’avec des budgets aussi maigres, la procédure du concours ou appel à projets – en principe rémunérée – est exclue alors qu’elle pourrait bousculer les automatismes de la conception et sans doute hisser le niveau de la qualité architecturale. On ne peut donc que louer les rares occasions où ce processus est mis en œuvre même s’il reste cantonné aux grandes métropoles. Ces dernières ont les arguments pour revendiquer une certaine exigence, à l’inverse des communes rurales démunies de moyens et prêtes à accueillir ces immenses entrepôts et leurs taxes. Une équipe a ainsi été spécialement constituée autour du bouwmees-ter de la Région Bruxelles-Capitale pour accompagner, entre autres, les porteurs de projets logistiques sur le territoire de Plan Canal, un ensemble de friches portuaires en plein centreville (voir p. 92).
À Toulouse, la modalité du concours a été retenue pour réaliser une plateforme logistique dans l’ancien centre routier de Fondeyre (voir la réalisation p. 102). Éric Lapierre, qui a remporté la consultation avec son agence Experience, évoque une enveloppe financière normale mais des conditions de laboratoire pour les études du projet, permises par la maîtrise d’ouvrage. De fait, le bâtiment livré en 2021 s’impose par son écriture, sa structure maîtrisée dans le moindre détail et sa manière subtile de s’adresser aussi bien à l’espace public qu’au grand paysage. À la question posée « faut il avoir des connaissances hyperspécifiques pour être en mesure de réaliser ces projets logistiques ? », l’architecte est catégorique : le métier d’architecte est de contrôler et justifier la forme d’un projet, du début des études jusqu’à la fin du chantier, quels que soient le programme et les contraintes et c’est dans les écoles d’architecture que cela doit s’apprendre.
Cette réalisation donne des raisons d’espérer qu’à l’avenir la logistique soit un sujet qui mérite mieux que l’indifférence que lui consacrent les médias d’architecture ou les polémiques déclenchées par certains projets d’implantation. Dans leur communication, les opérateurs soulignent leurs efforts pour répondre aux enjeux environnementaux et au bien-être de leurs employés, un changement après des décennies de mauvaises conditions de travail. Ils évoquent l’ensemble des mesures prises pour s’engager dans la préservation de la biodiversité et parvenir à l’autonomie énergétique d’ici à 2040 quand les accords de Paris visent l’année 2050. À l’automne dernier, la région parisienne accueillait la première plateforme logistique ayant atteint l’objectif de neutralité carbone. Mais au-delà de ces intentions vertueuses, comment aller plus loin pour faire de la logistique un sujet d’architecture ?
Comment faire pour attacher à cette fonction, désormais incontournable, ces questions d’échelle, de relation au paysage et au grand territoire, de cycle de vie, de détail constructif, de valeur symbolique aussi ?
Des foyers d’innovation
C’est du côté de la logistique urbaine, appelée aussi logistique du dernier kilomètre, que l’on trouve le plus d’innovation. Son actualité est étroitement liée à la remise en cause du desserrement qui a prévalu ces dernières décennies et placé ces fonctions, considérées comme servantes et génératrices de nuisances, en lointaine périphérie. Ce desserrement est responsable de l’intensité du trafic des camions aux abords des villes et dans leurs centres. À Paris, on dénombre ainsi 1,1 million de mouvements de marchandises par semaine (4,4 millions en Île-de-France). Moins de bruit, moins de congestion, moins de pollution, ces injonctions portées par le citoyen (qui dans le même temps achète sur internet et veut être livré au plus vite !) poussent les collectivités à repenser un maillage plus fin des implantations logistiques. La mise en place des zones à faibles émissions dans les grandes villes devrait appuyer ces innovations typologiques et même les accélérer sous la contrainte d’un foncier quasi inexistant. La ville de Paris a lancé un premier appel à projets « Réinventer » sur ce thème en 2016, mettant à disposition des sites parfois improbables tels une ancienne station-service et un parking souterrain désaffecté. Issu de cette consultation, l’espace de distribution P4, réalisé par les architectes de l’agence Syvil pour la foncière Sogaris, témoigne justement de la capacité de ce programme à composer avec les délaissés urbains, en l’occurrence un espace relégué sous le boulevard périphérique parisien (voir p. 84). L’agence Syvil est, à notre connaissance, la seule à avoir fait de la logistique, et plus largement de la ville productive, un sujet de recherche et elle s’emploie à lui donner une visibilité et une stature à la mesure de son importance pour la ville. Elle a identifié les sous-sols et hôtels industriels parisiens construits à la fin des années 1970 susceptibles d’accueillir cette activité, rappelant que l’économie circulaire a besoin de ces mètres carrés existants et invisibles pour advenir. Par la verticalité de ses activités et sa mixité fonctionnelle, l’hôtel logistique cherche aussi à éclore dans la densité des métropoles, à l’image de celui du nouveau quartier parisien Chapelle International (p. 72). L’inventivité des solutions va jusqu’à implanter des « microhubs », ces modules en bois installés sur des places de stationnement pour faciliter la tournée des livreurs à vélo, ou à proposer l’occupation temporaire de lieux vacants en attendant d’être transformés.
Le programme InTerLUD se donne pour objectif d’accompagner tous les acteurs publics et économiques « dans la mise en œuvre de logistiques urbaines durables ». C’est le cas de Metz qui, comme d’autres villes moyennes, a subi le déclin et la paupérisation de son centreville avec le départ de ses commerçants. Plutôt que de construire des entrepôts sans âme et éloignés en périphérie, elle veut saisir l’opportunité de cette vacance importante, dont des cellules commerciales de plusieurs milliers de mètres carrés (Fnac, Printemps), pour installer des espaces logistiques et réduire ainsi la présence des camions qui ont fait fuir nombre d’habitants du centre piétonnier. Mais il lui faut être vigilante face à l’effet dark store, ces entrepôts qui ont pignon sur rue et qui concurrencent le petit commerce (on en compte une centaine à Paris). Le cas de Metz est intéressant dans le sens où la stratégie ne se limite pas au rachat de ces biens vacants mais s’inscrit dans une politique de revitalisation globale du centreville comprenant l’aménagement des espaces publics, leur renaturation, la rénovation de l’éclairage, etc.
Consommateurs d’espaces
À l’inverse de la logistique urbaine qui a la capacité de s’adapter à un foncier contraint voire inexistant, les entrepôts qui semblent posés au milieu de nulle part sont de grands consommateurs d’espaces. Selon Afilog, chaque implantation nécessite le double de surface en foncier pour absorber les flux des camions de marchandises. Au chiffre de 20 millions de mètres carrés à bâtir pour répondre aux besoins de réindustrialisation, il faudrait donc en théorie 40 millions de mètres carrés de foncier. Autant dire qu’avec l’objectif de sobriété foncière (ZAN) inscrit dans la loi climat et résilience, cette hypothèse est exclue et c’est bien ce nouveau cadre réglementaire qui pourrait bousculer la conformité de ces bâtiments. Diana Diziain énonce les deux possibilités qui s’offrent à la logistique : investir les friches (industrielles, commerciales, aériennes...) et monter en étage, même dans les territoires où le foncier est abondant. Avec une difficulté : les PLU en règle générale plafonnent la hauteur de ces entrepôts à 12 mètres ou 15 mètres, obligeant de fait leur construction de plain pied (la réglementation incendie et le code de l’Environnement en France qui leur sont appliqués découlent d’ailleurs de ces entrepôts sur un seul niveau). Les collectivités se montrent réticentes à assouplir cette règle pour accompagner l’effort de densification et c’est un peu la quadrature du cercle, constate-t-elle. Quant à l’identification des friches qui pourraient être dédiées à cette activité, les logisticiens ont besoin d’une vision géographique qui ne soit pas hors-sol. Autrement dit, la planification des surfaces logistiques, que la loi climat et résilience impose d’inscrire dans les Sraddet (schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires), doit emporter l’adhésion des intercommunalités et communes qui restent maîtres de leurs PLU.
Indéniablement, la logistique est l’objet de plus d’attentions, que ce soit du côté des acteurs qui sont en attente de solutions concrètes et se sont, à cette fin, constitués en association (France Logistique), dans le milieu universitaire avec la création d’une chaire qui lui est dédiée (voir, pp. 98, l’entretien avec Laetitia Dablanc) ou encore au niveau interministériel, le PUCA lui consacrant un thème de recherche. Les conditions semblent réunies pour penser l’architecture de cette activité mondialisée. On a cependant encore quelques raisons de douter. En juillet 2021 était effectivement signée « une charte d’engagement sur six ans entre le gouvernement et une trentaine d’acteurs de l’immobilier logistique (leur nombre a augmenté depuis), avec l’objectif de construire des entrepôts plus performants sur le plan environnemental, pertinents sur le plan économique et mieux à même de répondre aux besoins des territoires ». Mais pas un mot sur l’architecture. Pourtant, c’est en posant sérieusement ce sujet sur la table et en réunissant les conditions d’un réel investissement intellectuel que l’on évitera sans doute le risque pour les entrepôts de finir comme certaines zones commerciales en friche aujourd’hui...
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