Façade ondulée en pierre massive, chai Delas, Tain-l’Hermitage, vues extérieures et intérieures, Carl Fredrik Svenstedt architecte |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER Ce qui est curieux, ce n’est pas que l’on construise en pierre aujourd’hui, mais que l’on ait cessé de le faire depuis une cinquantaine d’années. Certes, les années 1980 et les années 1990 nous ont fait découvrir la douteuse technique de la pierre agrafée, dont témoignent encore quelques bâtiments sous filets de protection. Cependant, nous assistons bel et bien à un renouveau du matériau, avec des mises en œuvre allant de la construction en pierre massive au parement autoporteur, après quelques décennies d’absence. |
Malgré Auguste Perret et son « béton plus beau que [leurs] pierre[s] », la filière de la construction en pierre a connu la prospérité au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Des efforts de financements publics importants avaient alors soutenu la mécanisation et l’industrialisation de la production pour lui permettre de faire face aux enjeux de la reconstruction. De nombreux édifices ont ainsi été réalisés en pierre porteuse pendant une vingtaine d’années avant que la filière du béton armé, ses systèmes préfabriqués et sa politique des modèles architecturaux ne prennent le relais, pour le meilleur comme pour le pire. Fernand Pouillon est sans doute la figure majeure de cette période, depuis l’opération de reconstruction du Vieux-Port de Marseille jusqu’à celle du Point-du-Jour à Boulogne, qui lui fut fatale. Mais il fut loin d’être le seul à bâtir en pierre : nous pourrions citer les travaux de Jacques Henri-Labourdette à Sarcelles, de Roger Hummel à Nanterre ou encore de Guy Pison à Caen. Il est aussi très facile à l’œil averti d’identifier des immeubles en pierre massive sans signature prestigieuse un peu partout, datant de cette époque. Des dizaines de milliers de logements ont ainsi été construits en France jusqu’au mitan des années 1960 avant qu’une longue éclipse ne s’amorce et que ne s’ouvre la période de la modernité triomphante du béton armé. Lobby des cimentiers ? Désamour des architectes pour un matériau qui paraissait désormais antimoderne ? Difficulté de la filière pour tenir le rythme de production de l’époque ? De nombreuses raisons sont invoquées sans qu’aucune soit à elle seule convaincante ; elles le sont peut-être un peu toutes à la fois.
Gilles perraudin, le précurseur
Un jalon important de la renaissance de l’architecture de pierre massive est sans nul doute le chai réalisé par Gilles Perraudin pour lui-même à Vauvert, près de Nîmes. Après une première période professionnelle durant laquelle il fut, avec son associée Françoise-Hélène Jourda, un représentant du high-tech à la française, il bifurqua soudainement à la toute fin du XXe siècle vers des constructions en pierre massive, presque archaïques, dont le chai de Vauvert, terminé en 1997 et qui reste son œuvre la plus radicale. Un unique module de pierre constitue un trumeau à la verticale ou un linteau à l’horizontale, définissant un jeu de construction aussi évident qu’émouvant. Sans doute la citation de Roland Barthes qu’il mettait en exergue dans une récente conférence1 nous permet de mieux comprendre la rupture qu’il a opérée dans sa carrière : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne. » Depuis plus d’un quart de siècle, il poursuit inlassablement, avec opiniâtreté, la quête d’une architecture de pierre libérée de toute allégeance à la modernité, et livre au compte-goutte des édifices d’exception.
Retour de la pierre en ville
À Paris, ville de pierre s’il en est, le grand public de l’architecture redécouvrit le matériau en 2019 au détour de l’exposition « Pierre, révéler la ressource, explorer le matériau », au Pavillon de l’Arsenal. Les architectes Barrault et Pressacco, commissaires scientifiques, y présentaient leur récent immeuble de la rue Oberkampf dont la façade en pierre massive allait connaître une certaine fortune critique. D’autres édifices de Gilles Perraudin à Cornebarrieu, de h2o à Paris ou d’Eliet&Lehmann à Bry-sur-Marne faisaient aussi figure de démonstrateurs de la construction en pierre massive. Enfin, nous publions dans ce numéro deux réalisations de Jean-Christophe Quinton et Raphaël Gabrion qui n’étaient alors présentées qu’à l’état de projets. Le retour de la pierre semble plébiscité, sans doute pour le sentiment de pérennité qu’elle procure, peut-être pour son expressivité construite, sa « physicalité » mais aussi certainement pour ses belles qualités de texture et de sensorialité. Exploitant ce potentiel expressionniste, l’architecte suédois installé à Paris Carl Fredrik Svenstedt a réalisé le chai du domaine d’Ott à Taradeau dans le Var (voir notre article dans le n° 255 de d’a, juillet 2017), en 2016. Il y met en œuvre des blocs cyclopéens de pierre du Pont-du-Gard qui constituent un mur massif à claire-voie. À Tain-l’Hermitage, son chai pour le domaine Delas (voir notre article dans le n° 275 de d’a, octobre 2019) présente une paroi de pierre ondulante comme un textile qui lui confère des accents baroques.
La rencontre avec le cadre normatif actuel
Alors que Gilles Perraudin cherche à réaliser presque toutes les parois verticales en pierre massive, comme le montrent ses réalisations présentées dans ce numéro, la plupart des autres architectes utilisent le matériau en façade seulement. La pierre massive porteuse qui soutenait les planchers en bois chez Barrault et Pressacco cède désormais la place aux parois simplement autoporteuses qui viennent clore des immeubles dont la structure en béton armé est autonome. Cette paroi est massive chez Raphaël Gabrion, qui explore le thème de la fenêtre grâce à un savant travail sur les ébrasements dans l’épaisseur du matériau. L’immeuble aux accents borrominiens de Jean-Christophe Quinton met en œuvre un simple parement de 10 cm devant un isolant extérieur. Souvent, l’ambition d’associer murs en pierre et planchers en bois, plus épais qu’en béton, se heurte aux hauteurs réglementaires des constructions que fixent les PLU. De même, Ingrid Taillandier, qui développe actuellement un projet à parement de pierre près du canal de l’Ourcq, signale que la pierre massive engendre des parois deux fois plus épaisses qu’un voile en béton. En raison des réglementations limitant l’emprise au sol des constructions dans les contextes urbains denses, cette surépaisseur peur devenir rédhibitoire. Hors du registre programmatique ordinaire du logement, Studiolada réalise à Saint-Dizier en Haute-Marne un marché couvert dont les puissants arcs de pierre renouent avec les savoirs de la stéréotomie des compagnons. Cette structure exceptionnelle a obligé les ingénieurs à réapprendre le comportement mécanique des arcs en voussoirs assemblés et à le confronter aux méthodes de justification en vigueur, elles aussi héritées de la culture du béton armé.
Quid du bilan carbone de la pierre ?
Profitant de cette production qui rend de nouveau désirable l’architecture en pierre, la filière fourbit ses armes et met en avant, écologie oblige, le caractère décarboné d’un matériau cru. Une récente étude du CTMNC2 montre qu’à toute chose égale par ailleurs, la pierre présente un bilan carbone deux fois moindre que le béton armé, pour autant que les distances de transport du matériau soient modestes. Il faut de plus ajouter un revêtement extérieur au voile de béton, qui augmente son bilan d’environ 15 % dans le meilleur des cas. Au-delà de 400 km de transport par camion entre le site d’extraction et le chantier, les impacts environnementaux de la pierre sont similaires à ceux du béton, dont les centrales de fabrication maillent beaucoup plus finement le territoire que les carrières en cours d’exploitation. L’atout écologique de la pierre n’est donc valable que dans une logique régionale que ne favorise pas le faible nombre de carrières encore en activité aujourd’hui. Seuls neuf sites d’extraction subsistent dans le Bassin parisien, dont la capacité de production annuelle maximale permettrait de construire environ 7 000 logements, soit 10 % de la production en Île-de-France3. Mais les appels d’offres concurrentiels conduisent souvent à faire venir des pierres de Charente ou du Midi, voire d’Espagne, parce que le coût de la tonne de carbone n’est pas encore intégré au devis des fournitures.
Économie de la construction
La pierre comme levier d’amélioration du bilan carbone d’un bâtiment est donc une option intéressante mais pas magique. Elle se confronte aussi à un cadre réglementaire constitué dans les dernières décennies, en son absence. La construction en pierre peine encore à rentrer dans les cases de la norme. On la contraint ainsi régulièrement à être renforcée de chaînages verticaux en béton complexifiant sa mise en œuvre alors qu’ils sont probablement inutiles. Enfin, du point de vue thermique, la forte inertie du matériau est un avantage pour le confort d’été seulement si ses parois ne sont pas isolées, ce qui, dans les faits, n’est quasiment jamais le cas. Du point de vue de l’économie de la construction, un mur en pierre vaut sensiblement plus cher qu’un voile de béton armé revêtu d’un enduit. Mais ce revêtement ne résistera pas plus d’une trentaine d’années tandis que la surface de la pierre peut traverser un siècle sans dommage; le raisonnement en coût global lui est donc favorable. Denis Eliet et Laurent Lehmann rapportent que le choix de la pierre renchérit d’environ 5 % le coût de la construction de leur immeuble en travaux à Versailles. Mais ils soulignent que ce surcoût peut être absorbé assez facilement par une meilleure maîtrise du coefficient de forme et du ratio surfaces utiles/ surfaces construites.
La formation des architectes
Du côté de l’université, les écoles d’architecture et d’ingénieurs réintègrent désormais l’art de bâtir en pierre (et plus largement en matériaux bio et géosourcés) dans leur cursus comme à Versailles, Grenoble, Rouen ou Lyon au travers du projet Ressources porté par AMACO et financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Les centres de formation des Compagnons du devoir y sont associés. Ces pédagogies nouvelles donneront aux futurs architectes les compétences nécessaires pour construire avec ces matériaux anciens restés dans l’angle mort de la modernité, en les intégrant au cadre de production contemporain. Cette évolution ne signe pas la fin du béton armé, loin de là, mais ouvre sans doute une période de rééquilibrage, favorable au bon matériau au bon endroit.
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