« Une gare est un espace public et pas une galerie marchande, ni un aéroport » : Entretien avec Jean-Louis Subileau

Rédigé par Stéphanie SONNETTE
Publié le 01/07/2020

Perspective aérienne de l’arrière de la gare, avec la terrasse sur le toit

Dossier réalisé par Stéphanie SONNETTE
Dossier publié dans le d'A n°282

Jean-Louis Subileau, Grand Prix de l’urbanisme 2001, est cogérant de la société de conseil en aménagement Une Fabrique de la ville et membre de la commission d’experts mandatée par la Ville de Paris pour proposer des pistes d’améliorations au projet de rénovation de la Gare du Nord.

D’a : Dans une tribune parue dans Le Monde le 3 septembre 2019, que vous avez cosignée avec d’autres urbanistes, sociologues, historiens et architectes1, vous avez qualifié le projet de rénovation de la gare du Nord d’« inacceptable Â». Qu’est-ce qui a motivé cette prise de parole collective dans un quotidien généraliste national ?

L’initiative vient d’urbanistes et de sociologues, choqués par la manière dont évolue le traitement de l’espace public dans la ville, vite rejoints par des architectes et des historiens du patrimoine. Le projet de la gare du Nord est symbolique d’une marchandisation qui se développe à grande vitesse dans les projets urbains. La tribune était une sorte de cri d’alerte, une protestation contre une manière de faire la ville qui tend à se généraliser.

 

D’a : La rénovation de la gare du Nord est-elle le projet de trop ? La SNCF a pourtant pris l’habitude depuis quelques années de faire financer ses travaux de restructuration par des opérations commerciales, comme on l’a vu à Saint-Lazare ou à Montparnasse, sans que cela suscite de protestations…

C’est vrai, beaucoup nous ont dit : pourquoi réagir si tard ? Pour marquer un point d’arrêt à une dérive. Et celle-ci est plus flagrante encore dans le cas de la gare du Nord. Le projet « Gare du Nord 2024 Â» et son contexte urbain sont très spécifiques. L’opération intervient dans un quartier d’une densité exceptionnelle, très engorgé, avec quelques grands axes, mais une trame urbaine assez faible. Les flux liés aux deux gares2 y rendent la mobilité de surface très difficile. Dans cet environnement, le quasi-doublement de la surface construite de la gare par l’adjonction de plus de 67 000 m2 nouveaux serait une erreur. De plus, alors que dans les autres gares l’apport de programmes commerciaux nouveaux intervient grâce à la transformation de volumes ferroviaires existants, à la gare du Nord, il s’effectue à travers la réalisation d’une énorme construction nouvelle sur cinq niveaux en sursol de la gare de trains de banlieue, sorte d’éléphant dans une baignoire sabot. Cette densification bénéficierait-elle au moins au quartier ? Le projet répond davantage à la préoccupation de « normaliser Â» le quartier et son image (moins de commerces « ethniques Â», moins de trafic de drogue, de SDF…), qu’au désir d’apporter aux habitants les services dont ils ont besoin.

Par ailleurs, le projet de centre commercial, d’une conception internalisée et datée, pose un problème d’équilibre à l’échelle métropolitaine. Pour travailler beaucoup dans la première couronne nord de Paris, où le commerce des cÅ“urs de ville est en train de mourir ou de se spécialiser, nous sommes sensibles à ce qui se passe de l’autre côté du périphérique. Capter une partie non négligeable du pouvoir d’achat des habitants de banlieue qui viennent à Paris tous les jours ou le week-end, comme c’est déjà le cas aux Halles, ne nous paraît pas être une bonne politique. Le projet de la gare du Nord montre qu’il n’y a pas de réflexion à l’échelle de la métropole et de ses bassins de vie, pas d’instance d’arbitrage, pas de solidarité ; c’est chacun pour soi. Toutes ces raisons ont alimenté notre volonté d’en découdre. Avec, en facteur commun, cette conviction essentielle : une gare est un espace public de la ville, pas une galerie marchande ni un aéroport.

 

D’a : Qu’en est-il de l’argument patrimonial, qui a été largement mis en avant par les architectes signataires de la tribune ?

Il est très important, car le patrimoine architectural est un bien commun majeur de la ville. Notre démarche intègre cette dimension en posant les questions : qu’est-ce qu’une gare ? Qu’est-ce qu’un espace public ? Quel est le bon urbanisme pour un quartier central hyperdense ? Ce projet est-il pertinent à l’échelle de l’Île-de-France ?

J’ajoute un autre aspect que nous avons découvert avec stupéfaction en analysant le dossier : près de 80 % des flux du pôle d’échanges sont des flux du quotidien (métro, RER) et 10 % des flux Transiliens ; et ce sont ceux qui, avec le RER E, augmenteront le plus. Or ils sont traités à la marge, alors qu’il est prévu de dépenser plus de 600 millions d’euros, dont une bonne part servira à créer des passerelles pour les voyageurs des grandes lignes, qui ne représentent que 11 % des flux…

 

D’a : Qu’avez-vous pensé du revirement de la Ville de Paris, qui s’est opposée au projet quelques mois avant le début de l’enquête publique préalable à la délivrance du permis de construire ?

Nous avons été surpris, et heureux, que la Ville durcisse le ton après notre première tribune, alors même que le Conseil de Paris s’était prononcé en faveur du projet en juillet 2019, avec seulement quelques réserves. À l’issue d’une réunion de conciliation entre le préfet de région, le président de la SNCF et Jean-Louis Missika, Anne Hidalgo a décidé de nommer une mission d’expertise. Elle nous a sollicités, Pierre Veltz et moi, ainsi que deux architectes, Anne Mie Depuydt et Caroline Poulin, qui n’étaient pas signataires de la tribune. Nous étions censés travailler avec la SEM StatioNord3 et AREP4. Nous les avons sollicités mais, sans réponse de leur part, nous avons dû mener seuls l’analyse du projet. Parallèlement, la Ville de Paris a mandaté un bureau d’études suisse spécialiste des déplacements, SMA, qui a conclu, notamment, que la quasi-totalité des déplacements des voyageurs pour accéder aux trains était rallongée, souvent de 5 à 10 minutes, notamment ceux du Thalys, et que, si elles étaient maintenues, les passerelles ne devaient pas être spécialisées pour les départs, sous peine de créer de graves dysfonctionnements et des engorgements.

 

D’a : Quels étaient les objectifs de votre mission d’expertise : produire un contre-projet ?

Non, on ne pouvait pas le faire en six semaines, délai fixé par la maire. Et ce n’était ni la commande, ni notre intention. L’objectif de la Ville de Paris était de recueillir des pistes d’amélioration du projet qui auraient dû être discutées avec StatioNord et AREP ; mais ça ne s’est pas passé comme ça. Bien décidés à dire ce que nous pensions, en experts indépendants ayant tenu à ne pas être rémunérés, nous nous sommes retrouvés confrontés à un exercice délicat, car le dossier est particulièrement complexe.

Nous nous sommes d’abord attachés à mettre au jour les fondamentaux du projet. Celui-ci repose sur trois contraintes présentées comme inéluctables et sur deux grands choix structurants. La première contrainte est de faire face à une très forte prévision d’augmentation du trafic d’ici 2030 : de 700 000 à 900 000 voyageurs par jour. Nous l’avons mise en doute car il n’y a pas de données concluantes en ce sens dans les documents, très embrouillés sur cette question. La deuxième contrainte est la nécessité de terminer les travaux pour les jeux Olympiques de 2024. Or, pour les Jeux, l’important, ce sont surtout de bonnes liaisons RER pour aller au Stade de France et au Centre aquatique. Et si les travaux de réaménagement de la gare du Nord ne sont pas finis à temps, ce que le retard pris dans le calendrier de lancement présenté dans le dossier nous laisse craindre, l’accès au site des JO risque d’être encore plus compliqué. Troisième contrainte : le financement privé du projet par la SEMOP. Ni la SNCF, ni l’État, ni la Ville, ni la Région n’envisagent de payer les aménagements nécessaires ; les travaux d’investissement seront donc financés par des activités de commerces, de loisirs et de bureaux. Ces trois contraintes forment un système ; elles sont liées entre elles pour justifier la « nécessité Â» du projet et en expliquent le programme et le montage.

Nous avons ensuite analysé les deux choix structurants : la dissociation des flux d’arrivée et de départ, prévue dans le cahier des charges d’AREP, et le programme particulièrement copieux de commerces, bureaux, loisirs proposé par la SEMOP, avec des surfaces de plancher qui passent de 75 000 m2 à 136 000 m2.

Après une analyse approfondie, notre groupe a unanimement remis en cause la pertinence du projet StatioNord soumis à l’enquête publique. Mais il a également donné des pistes d’amélioration pour un aménagement de la gare du Nord. Nous avons notamment proposé de réduire de 15 000 m2 le programme d’activités non ferroviaires ; d’être plus attentifs aux personnes en détresse, de prévoir des possibilités d’hébergement spécialisé pour les personnes travaillant aux services indispensables à proximité ; d’abandonner le principe de séparation des flux départ/arrivée, tant pour des raisons de fonctionnement que d’atteinte au patrimoine ; d’intégrer au projet les fonciers SNCF situés au sud-est et au nord de la gare pour mieux ouvrir celle-ci sur la ville ; d’élargir l’échelle de la réflexion, très étroite, focalisée sur la gare TGV et les grandes lignes de surface, en prenant en compte le pôle gare du Nord-gare de l’Est. Nous avons surtout recommandé de mettre la priorité sur l’amélioration des flux principaux, ceux des voyageurs de la métropole parisienne élargie (RER, Transiliens, métro, bus). Tout cela nécessiterait une réflexion partenariale entre la Ville, la Région, la SNCF, ÃŽle-de-France Mobilités, la RATP, sur un périmètre élargi5. C’est ce partenariat que nous appelons de nos vÅ“ux en conclusion de notre rapport.

 

D’a : Comment réagissez-vous au rapport des commissaires enquêteurs qui ont émis un avis favorable à la délivrance du permis de construire le 12 mars 2020 ? Il semble fermer la porte à toutes tentatives de discussions sur le projet…

Nous avons été très surpris par la teneur de ce rapport. En effet, celui-ci ignore la plupart des questions de fond que nous avions posées lors de l’enquête. Il reprend à son compte, sans vraiment les soumettre à une critique argumentée, les fondamentaux sur lesquels est construit le projet de StatioNord. Par exemple, il n’interroge pas la pertinence des hypothèses prévisionnelles d’accroissement de trafic. Le rallongement des parcours de la plupart des voyageurs n’est pas dénoncé. Sur le plan architectural et patrimonial, la commission d’enquête ne s’étonne pas du flou des perspectives présentées dans le dossier, allant jusqu’à reprendre en couverture de son rapport une image transparente de la façade nouvelle sur la rue de Dunkerque, flatteuse mais totalement irréaliste, de même que le sont les images des passerelles évanescentes qui traversent la nef historique de la gare. Les graves insuffisances environnementales dénoncées par le rapport de la Mission d’évaluation environnementale ne sont pas retenues.

Sur tous les points, le rapport des commissaires enquêteurs balaie très vite toutes les objections. Il ne retient que les promesses souvent floues d’amélioration du projet qui ont été présentées par StatioNord. Notons toutefois la seule réserve formulée : il est demandé que ces promesses soient formalisées dans un accord avec la Ville de Paris, avant la signature d’un permis de construire dont elles pourraient constituer une annexe. On espère que le préfet de région exigera qu’il en aille ainsi avant d’envisager de signer l’autorisation de construire. Une chose paraît désormais certaine, le retard d’au moins un an pris au démarrage par rapport au planning des travaux rendra le projet irréalisable pour les JO de 2024.

 

1. « Le projet de transformation de la gare du Nord est inacceptable Â», tribune, Le Monde du 3 septembre 2019.

2. Gare du Nord et gare de l’Est.

3. Une SEM à opération unique (SEMOP), contrôlée à 66 % par Ceetrus et à 34 % par SNCF Gares & Connexions, qui sera chargée de conduire les travaux et l’exploitation commerciale pendant la durée de la concession (quarante-six ans).

4. Filiale de SNCF Gares & Connexions, agence d’architectes, urbanistes et ingénieurs, AREP a établi le cahier des charges du concours pour la rénovation de la gare.

5. L’intégralité du rapport est consultable sur le site de la préfecture : www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/, rubrique « Rapport de la commission d'enquête préalable à la délivrance du permis de construire – Gare du Nord Â», contribution 3209.

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