Ruines à l'endroit

Rédigé par Pierre CHABARD
Publié le 30/09/2018

Transformation de l'ancien hôpital psychiatrique Karus, Melle, Belgique

Dossier réalisé par Pierre CHABARD
Dossier publié dans le d'A n°266

Entre les printemps 2015 et 2016, les architectes gantois Jan de Vylder, Inge Vinck et Jo Taillieu (adVVt) ont transformé un pavillon abandonné de l’hôpital psychiatrique Karus, à melle près de Gand (Belgique), en une étrange installation architecturale à ciel ouvert. deux ans après, le jury de la 16e biennale de Venise a décerné un lion d’argent à leur intervention, saluant en elle une qualité inhabituelle : « la confiance grâce à laquelle la lenteur et l’attente laissent l’architecture s’ouvrir à toute activation future » (sic). 

Reprenant une figure courante de l’esthétique de la ruine, le critique Philip Ursprung raconte quant à lui qu’en déambulant dans ce bâtiment il a « senti, pendant un instant, que le temps était littéralement exposé » et qu’il pouvait « presque toucher le passé et presque saisir le future ». Point de rencontre entre un processus de prise de conscience progressive par la communauté hospitalière de Karus de la valeur historique de leur campus et une pratique contemporaine d’architectes hantés par la texture temporelle des bâtiments, ce projet apporte une magistrale tournure architecturale à notre conception diffuse et nébuleuse du temps.


Contre l’obsolescence :


Pionnière dès 1808 de l’accueil et du traitement des femmes dites « aliénées » en Belgique, la congrégation des SÅ“urs de la Charité est à l’origine du centre Karus (connu jusqu’à récemment sous le nom de Caritas) construit entre 1904 et 1911, à l’écart non seulement de Gand mais aussi des centres des bourgs de sa périphérie, dans un territoire désormais suburbain. Le campus présente aujourd’hui le même paysage discontinu que tous les sites hospitaliers centenaires : une tension entre l’organisation pavillonnaire d’origine – ici une collection de bâtisses plus régionalistes qu’historicistes dans un grand parc pittoresque – et l’intrusion progressive d’une architecture fonctionnelle plus horizontale et introvertie, épaisse et aride, construite sporadiquement au gré des besoins. En retrait de la route d’accès qui longe le site, l’ancien pavillon Sint-Jozef (en hommage au chanoine Pieter Jozef Triest, fondateur de la congrégation en 1803) apparaît soudain entre le frontal pavillon d’entrée, dominé par le clocher de la chapelle et la façade très basse, en béton brut et verre, de la cantine du centre. Pris entre ces deux époques, il intrigue autant par l’esplanade ouverte, en pente légère, qui nous sépare de lui et qui contredit le stéréotype d’une institution asilaire ceinte de murs aveugles, que par le bout de ciel strié que laisse transparaître sa charpente à nu. Ni en chantier, ni en cours de démolition, l’édifice semble figé pour un temps indéfini, comme en suspens, aussi ouvert au visiteur qu’à un imprédictible futur. Il y a quatre ans encore, il semblait pourtant condamné par les projets immobiliers du centre. Herman Roose, directeur depuis 2013, envisageait en effet la construction d’une nouvelle unité d’accueil d’urgence et d’un nouveau département de pédopsychiatrie en lieu et place de quatre anciens pavillons, plus aux normes (dont le Sint-Jozef, inoccupé depuis des décennies). Inquiet de l’impact de ces transformations sur l’ensemble du campus, il décide de s’en remettre à des architectes pour établir un plan d’ensemble. Ayant eu connaissance des travaux de recherche de Gideon Boie sur l’architecture du care dans le contexte psychiatrique2, c’est BAVO, l’agence de celui-ci, qu’il sollicite en été 2014. Fondé en 2004 par un groupe d’anciens élèves de Lieven de Cauter à la KU Leuven décidé à réinvestir la dimension sociale et politique de l’architecture, ce collectif d’« activistes culturels » met alors en place une réflexion collective impliquant toute la communauté de Karus, des psychiatres aux gestionnaires, des employés aux patients. Bien avant le projet de aDVVT, c’est cette démarche participative menée par BAVO qui a eu progressivement raison de la logique de la table rase qui prévalait jusqu’à présent. Alors que les premières démolitions sont en cours (celle du Sint-Jozef étant ajournée du fait de la présence d’amiante), les intenses discussions construisent de proche en proche la valeur des anciens pavillons, valeur aussi bien personnelle que collective, architecturale que symbolique, plus mémorielle que patrimoniale, plus écologique qu’économique, pourquoi pas même psychanalytique. À tel point qu’il devient finalement évident pour tout le monde que le pavillon Sint-Jozef, même partiellement démoli, même impropre à accueillir des salles de soin ou des chambres de patients, doit absolument subsister sous une forme ou une autre3. Avant sa formalisation architecturale, le projet du futur Kanunnik Pieter-JozefTriest Plein est ainsi le produit d’une évolution du regard qu’une communauté porte sur la forme et l’identité de son cadre architectural. Alors que primait la rationalité froide de l’économie et des normes, privilégiant une substitution pure et simple des structures obsolètes, une série d’autres critères d’ordre temporel (l’énergie grise, l’importance de la mémoire des lieux, la cohérence historique du campus, etc.) s’invite à la table, complexifiant l’équation. Le contrat de démolition du Sint-Jozef est finalement annulé et le budget afférant de 200 000 euros réaffecté à sa conservation. Le programme assez flou d’un « espace monumental en plein air » est soumis à la réflexion de trois agences d’architecture, invitées à concourir en mars 2015.

 

Time capsule :


Lorsqu’on examine leurs projets respectifs, le choix d’aDVVT apparaît rétrospectivement évident. Le plus destructeur, celui de De Smet Vermeulen Architecten, ne conservait du Sint-Jozef qu’une aile et l’intégrait à un assemblage dissymétrique et hétérogène de nouvelles structures, caprice architectural assez arbitraire. Le plus romantique, celui de noArchitecten, insérait un luxuriant jardin exotique dans l’enceinte de ses façades ruinées. Prenant davantage au sérieux l’architecture de l’édifice de 1908, sa pure présence, son importance presque urbaine au sein du campus, aDVVT proposait ni plus ni moins que de le maintenir en l’état : stopper sa disparition, garder ce qui peut l’être, n’intervenir qu’a minima et selon un principe de réversibilité, comme dans l’espoir d’une hypothétique réappropriation, à court terme par les gens de Karus ou à long terme si jamais le site est reconverti. Il ne s’agit nullement de « restaurer » le bâtiment, c’est-à-dire de reconstruire ce qui n’est plus, de produire le simulacre d’un état antérieur, pur et fictif. Il ne s’agit pas non plus d’esthétiser sa ruine en une mise en scène dramatisée mais simplement de créer les conditions architecturales de sa survie. Partageant l’idée collectivement construite que le présent est plus riche et plus intéressant avec ce bâtiment (même à moitié ruiné) que sans, aDVVT équipe celui-ci pour une sorte de veille active qui à la fois n’empêche pas d’en jouir intensément dans l’immédiat et n’hypothèque aucun de ses possibles. Le Sint-Jozef est mis à nu, déshabillé de la majeure partie du second œuvre (portes, cloisons, plafonds, enduits, électricité, plomberie), réduit à ses façades néo- flamandes en briques et pierres, ses refends, ses planchers, ses escaliers, ses charpentes (la couverture avait déjà été déposée). Soumis à aucun programme défini, libéré de tout impératif fonctionnel (même le clos et le couvert), il s’offre à la déambulation et à la rêverie, au passage du vent et de la pluie, à la croissance d’un jeune chêne. Peints de ce vert voyant et artificiel qu’aDVVT a coutume d’utiliser dans ses projets, de grands IPN entretoisent les murs, portent ici ce qu’il reste des anciens planchers, parfois seulement leurs solives, ouvrent là de vastes et vertigineuses trémies. Là où c’est nécessaire, de simples grillages tendus sur des hauts cadres tubulaires noirs (comme les terrains de basket new-yorkais) sécurisent les lieux. Si les fenêtres ont été laissées en l’état dans les étages, les allèges des baies du rez-de-chaussée ont été meulées jusqu’au sol pour multiplier les accès. Cerné par des emmarchements en blocs de béton préfabriqué, un même sol continu en gravier rouge isole l’édifice, comme sur un socle, et confère à l’intérieur l’atmosphère ambiguë d’un jardin. D’une blancheur exacte, sept serres de tailles différentes, disposées aux différents niveaux, parfois traversées par une poutre ou un pilier, dotent la ruine de nouvelles pièces, sans contrarier sa nouvelle fluidité spatiale. Équipées de quelque mobilier de jardin, elles prêtent leur intériorité climatisée aux occasions impromptues : réunions, entretiens, ateliers thérapeutiques, séance sportive ou musicale, etc.

 

Monumental architectural :

 

L’intervention d’aDVVT est à la fois d’une grande clarté dans sa rhétorique et diablement paradoxale dans son esthétique. Souhaitant garder intact cet édifice tel que le temps l’a livré, ils conservent avec soin et respect chaque fragment de son unité perdue. Mais le contraste matériel et chromatique que leurs ajouts instaurent révèle l’impossibilité même de retrouver cette unité. Les poutres vertes, les structures blanches des serres, les cadres noirs des garde-corps affirment leur présence et s’entre-tissent avec les éléments existants, visuellement et constructivement, formant avec eux un seul et même ouvrage en devenir. Définitivement immanente à ce lieu, la poésie architecturale naît de la rencontre contingente et toujours différente entre les éléments d’origine – rugueux, artisanaux, parfois altérés par les coups des démolisseurs – et ceux d’aujourd’hui – lisses, pauvres et industriels. Ces derniers ne sortent jamais indemnes de cette rencontre. Les reprises en parpaing des refends de briques écrivent ainsi sur les parois des motifs aléatoires, comme les hiéroglyphes d’une langue inconnue. Le ragréage en ciment clair de chaque allège moule et révèle la topographie irrégulière et accidentelle du mur. Simples étais en acier vert, les nouveaux garde-corps découpent toujours à la même hauteur (réglementaire) du sol mais jamais au même endroit les anciennes baies. « Sint-Jozef  is  a  moment » clament De Vylder, Vinck et Taillieu, un moment impur dont ils tirent une esthétique de la coexistence anachronique, du mélange à la fois composite et indivisible des époques. Mais en même temps, ce moment architectural entretient un rapport ambigu et critique au présent. Sauver les murs lépreux couverts de graffitis, les planches pourries, les odeurs de poussière et d’humidité du Sint-Jozef, c’est s’opposer au lissage aseptisé et générique de l’architecture hospitalière ; maintenir cette quasi-ruine au sein du campus, c’est tailler une brèche dans le système dominant de la production néolibérale de l’espace. Si, comme l’écrit Bataille « les grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles5 » alors le Sint-Jozef s’en veut l’exact contraire. On pressent chez aDVVT un mélange de désenchantement envers leur époque et de passion pour l’inépuisable et hétéroclite enchevêtrement de formes architecturales qu’elle contient. Au fond, la survalorisation du Sint-Jozef, relique du passé dont la valeur patrimoniale est somme toute relative, ne relève pas chez les architectes gantois d’un amour particulier pour l’Histoire. « Espace en dehors du temps6 », « souvenir sans passé7 », cette ruine suspendue inviterait même, comme toutes celles que décrit Marc Augé, à « une fuite hors l’histoire ». Mais si cette évasion lui est possible, le visiteur du Sint-Jozef se trouve, en revanche, irrésistiblement immergé dans l’architecture, dans les multiples dimensions de ce lieu édifié, aussi bien spatiales que temporelles. Pure expérience architecturale, l’installation d’aDVVT ne resterait cependant qu’un plaisir solitaire d’architectes si elle n’activait la mémoire de sentiments communs mais rares, le vertige face aux béances d’un plancher vermoulu, le trouble frisson sous le souffle humide d’une muraille, l’excitation euphorique de l’enfant explorant la pénombre d’un vieux grenier. Tout un substrat mémoriel et psychanalytique de l’espace que libère l’architecture d’aVVT dans le présent de l’expérience.

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