Marché de producteurs de Covington, Virginie. Les étudiants du design/ buildLAB coordonnent l’assemblage du kit d’éléments préfabriqués qu’ils ont conçu |
Dossier réalisé par Alberto PÉREZ-GOMEZ |
On peut considérer que l’architecture relève d’un art de performance, en ceci qu’il s’agit d’une opération extrêmement complexe qui fait intervenir de nombreux participants possédant diverses compétences conceptuelles et manuelles. Cette évidence a d’ailleurs amené certains critiques à remettre en cause le culte actuel de l’ego architectural et à s’interroger sur les dérives de notre système des « starchitectes ». Des considérations similaires ont également conduit à « disperser » l’obligation de résultat liée à un projet, exonérant l’architecte de sa responsabilité déontologique directe – position dangereuse s’il en est1. En tout état de cause, on admet volontiers que l’architecte conçoit ou « fait des dessins » (ou, aujourd’hui, des représentations numériques), tandis que d’autres se chargent de la construction proprement dite. Une part de ce postulat veut que le véritable travail de l’architecte, ou son « génie » d’auteur, tienne à ces représentations figuratives.
Il est toutefois aisé de démontrer qu’avant le XIXe siècle, les architectes associaient généralement leur travail et leur responsabilité déontologique à une « performance », qui prévoyait la « réalisation » de bâtiments, de jardins, de structures éphémères, de feux d’artifice, de machines merveilleuses, etc. – autant d’œuvres qui relevaient du domaine de l’architecture, puisqu’elles exprimaient la possibilité d’une orientation culturelle. La construction de ces ouvrages, ainsi que leur entretien sur le long terme, leur « durabilité » (la firmitas de Vitruve) étaient du ressort de l’architecte. Leon Battista Alberti fut peut-être le premier, au XVe siècle, à évoquer dans son traité d’architecture l’alternative plus moderne consistant à déléguer cette responsabilité. Un choix qu’il formula plus explicitement encore dans sa célèbre lettre à Matteo de’ Pasti, maître de chantier de la basilique Saint-André de Mantoue, auquel il demandait de ne rien modifier à la « musique » présente dans ses plans2. Si ce changement d’attitude nous paraît aujourd’hui évident, il ne s’est pas produit du jour au lendemain. À la même époque, Antonio Averlino, dit Le Filarète, insistait lui aussi sur la responsabilité partagée du client et de l’architecte dans la genèse d’un bâtiment3 : l’architecte était selon lui la mère, qui devait porter le germe conçu par son client « en son sein » pendant neuf mois ; il recevait le concept (sous forme d’idées exprimées par des mots ou des chiffres), puis devait leur donner corps par des dessins et des maquettes, pour enfin permettre de transposer ces produits de l’imagination en édifices qui, lorsqu’ils auraient « vu le jour », devraient être maintenus en vie et en bonne santé, tout comme des enfants. Chaque étape de ce développement enrichissait l’opération et, si de nombreux autres acteurs intervenaient dans le processus de construction, c’était à l’architecte qu’il incombait en dernier ressort de garantir le résultat et d’ajouter du sens à l’ouvrage à mesure qu’il « mûrissait ». Son travail était donc une « performance » ou « exécution » de l’idée originale, dont, plus qu’une simple transcription, il donnait toujours une interprétation, quel que fût le support matériel.
L’architecture comme dessin
Après la Renaissance, les systèmes de figuration architecturale deviennent de plus en plus précis et réducteurs. Le principe selon lequel la perspective constitue désormais l’idée architecturale clé, voire paradigmatique, apparaît clairement dans l’œuvre théorique de l’architecte et peintre jésuite baroque Andrea Pozzo, publiée en 16934. Les représentations architecturales orthogonales acquièrent alors le même statut que les perspectives : elles continuent de symboliser la lumière de Dieu sur la Terre et un lien entre l’esprit de l’architecte et l’esprit divin, et elles ne sont jamais envisagées comme des coupes techniques dans un espace cartésien ou de pures imitations optiques d’une supposée image rétinienne, comme au XIXe siècle – mais elles n’en sont pas moins capables de décrire intégralement un « projet » à venir5. L’ultime transition qui a débouché sur nos principes réducteurs date du début du XIXe siècle, avec les enseignements et les écrits de Jean Nicolas Louis Durand6.
Au lendemain de la Révolution française et de la laïcisation de la sphère politique, cet écrivain qui enseigne à l’École polytechnique (modèle de toute formation scolaire ou universitaire à venir) présente l’instrumentalité comme l’unique valeur (scientifiquement) incontestable en matière d’architecture et de dessin architectural – l’efficacité et l’économie des opérations de conception aboutissant nécessairement à des bâtiments fonctionnels. Ce cadre théorique ouvre la voie à « l’architecture comme dessin » : la production de bâtiments est désormais la prérogative de « professionnels » formés, leur exécution pouvant être confiée à d’autres (ou, de nos jours, à des logiciels) grâce à des notations précises. Cette pratique technologique est à des années-lumière d’une architecture exécutée par des architectes-constructeurs spécialisés ayant suivi un apprentissage et acquis des compétences conceptuelles et manuelles qui incarnaient traditionnellement le Savoir. Durand réfute l’utilité du rendu et de la couleur dans toutes les formes de dessin architectural, et prescrit à ses étudiants des dessins à l’encre d’une absolue précision, au trait fin et concis. Le dessin se concentre sur le bâtiment en tant qu’objet/forme, sur ses formes géométriques et ses dimensions déployées dans l’espace de la géométrie descriptive. Toute autre « information » est réputée n’ajouter rien de pertinent.
Rappelons une fois encore qu’avant ce moment de basculement qui préside à l’émergence d’un paradigme de représentation moderne, les architectes dessinaient et construisaient des maquettes, mais les objets produits n’étaient jamais réducteurs. L’opération constructive était une « exécution performative » de l’œuvre architecturale à travers une traduction de traces intentionnelles et symboliques – à savoir, essentiellement, des plans et des élévations, ainsi que des coupes qui révélaient « les profondeurs sombres » de l’édifice à venir. Cette « performance » était son aboutissement ; et l’architecte était tenu pour responsable de sa signification et de son impact émotionnel, en dépit de la complexité qu’induisaient ces traductions. Il était en outre généralement admis que l’œuvre « gagnait » en richesse durant la phase de traduction, passant successivement du dessin à la maquette physique, puis au bâtiment. On relèvera à cet égard un parallèle significatif entre l’architecture et la pratique musicale : comme l’a démontré l’éminente musicologue Lydia Goehr, la plupart des œuvres musicales produites par des compositeurs avant l’époque de Beethoven étaient systématiquement écrites pour un événement particulier (une fête, un dîner, des funérailles), et conçues pour un lieu donné (la salle d’un palais, un espace de spectacle, un jardin – mais jamais une banale salle de théâtre). Elles étaient « signées » (ou cosignées) par le client, et n’étaient données qu’en représentation, et de préférence dirigées ou exécutées par le compositeur lui-même7. Il ne serait venu à l’esprit de personne que l’œuvre musicale pût avoir une existence autonome sur une feuille de papier ou une partition – pas plus que l’œuvre architecturale pût exister comme une idée représentée dans une série de dessins.
Le triomphe de l’image optique
Dans ce contexte, l’apprentissage était le véritable cadre de formation de l’architecte, en dehors des rares conférences hebdomadaires de l’Académie royale d’architecture de Paris et des cours dispensés dans l’école privée relativement éphémère de Jean-François Blondel dans la première moitié du XVIIIe siècle. À l’époque du Piranèse (vers 1750), Jean-Laurent Legeay commençait à enseigner à ses étudiants parisiens – parmi lesquels figuraient bon nombre des architectes « révolutionnaires » qui se distingueraient à la génération suivante – que, pour faire de l’architecture, l’architecte devait fournir une représentation exhaustive du bâtiment à venir, passant en particulier par une perspective aérienne et un ensemble complet de dessins et de spécifications. Au XIXe siècle, l’École polytechnique et l’École des Beaux-Arts entérineraient cette redéfinition du rôle de l’architecte. Dès lors, l’œuvre architecturale existait sous forme de dessins, conçus come des instruments capables de dicter avec une impeccable précision leur exécution dans le monde de l’expérience – exactement comme une partition de Beethoven ou d’autres compositeurs à sa suite, indiquant les modulations et les tempos que les interprètes étaient censés suivre rigoureusement, abstraction faite des conditions physiques et des circonstances particulières qui permettaient et qualifiaient l’exécution de l’œuvre. Selon Lydia Goehr, cette évolution a radicalement transformé l’ontologie même de l’œuvre musicale.
En architecture, ce glissement a créé l’illusion que l’espace cartésien de la conception du dessin (les trois plans de la toute jeune « géométrie descriptive ») était similaire (ou même identique !) à l’espace vécu, et que le sens de l’architecture était fondamentalement tributaire de la géométrie de ses formes et de ses espaces – évacuant ainsi de la conception tout autre aspect sensuel et matériel de l’expérience de l’espace. Ce même postulat a conduit à l’institutionnalisation de « l’image optique » comme preuve de la réussite architecturale, flagrante dans les « rendus de présentation » d’une complexité obsessionnelle de l’École des beaux-arts au XIXe siècle, et présente aujourd’hui dans les photographies séduisantes et les images numériques complexes, omniprésentes dans les pages de nos revues professionnelles et des sites Internet spécialisés.
L’architecture enseignée comme un « mécanisme »
Dès le début du XIXe siècle, une voix s’est pourtant élevée aussi bien contre la réduction de l’architecture à une simple opération scientifique (géométrique) que contre le concept fallacieux d’« architecture comme peinture » : dans ses écrits visionnaires, Charles-François Viel8 déplorait notamment la disparition de compétences qui étaient, à son sens, indispensables à l’architecte – disparition qu’il constatait autant dans la formation proposée à l’École polytechnique (l’architecture comme méthode d’ingénierie), que dans les projets produits à l’École des beaux-arts (l’architecture comme art libéral). Il ne pouvait se résoudre à admettre que l’architecture pût être enseignée comme un « mécanisme » (dans la méthodologie de Durand) visant à l’efficacité du dessin et au dessin efficace, que de grands édifices pussent être dessinés en quelques heures, ou que le rôle de l’architecte pût être réduit à celui du peintre : produire des structures inconstructibles dont le sens et la charge émotionnelle ne reposent que sur l’expression picturale.
Viel estimait fort judicieusement qu’au sein de l’université, la formation architecturale aurait davantage sa place avec les humanités (soulignant la dimension politique cruciale de l’architecture), mais cette suggestion ne trouva aucun écho chez les pédagogues des XIXe et XXe siècles, plus soucieux de préserver la viabilité professionnelle de l’architecture dans un monde converti à la technologie. Ce recul des compétences conceptuelles et manuelles se poursuit aujourd’hui et est aggravé par des outils numériques de conception comme la CAO et le logiciel de modélisation Revit (ou par des « dessinateurs » opérant comme des robots), qui renforcent la conception formelle de l’architecture comme objet tectonique. Ce sont les objets qui en sont venus à constituer l’environnement physique contemporain, la ville postindustrielle, et surtout la réalisation d’idéalités coupées du monde naturel et indifférentes aux contextes culturels et à la matérialité. Le résultat, aussi novateur soit-il, est un monde qui apparaît comme vide de sens, un monde qui produit des architectes nihilistes et frustrés, des habitants qui ne trouvent plus d’orientation significative à leur vie, et des artisans relégués au statut d’exécutants subalternes.
1. Je reviens en détail sur ce thème dans mon ouvrage Built upon Love ; Architectural Longing after Ethics and Aesthetics, Cambridge, Mass., MIT Press, 2008.
2. La lettre est datée du 18 novembre 1454. Pour plus d’informations, voir Joan Gadol, Leon Battista Alberti, Universal Man of the Early Renaissance, Chicago, Ill., University of Chigago Press, 1973, p. 111-112.
3. Antonio Averlino dit Le Filarète, Treatise on Architecture, traduction anglaise de J.R. Spencer, 2 volumes, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 1972.
4. Andrea Pozzo, Rules and Examples of Perspective Proper for Painters and Architects, etc., première édition anglaise, Londres, 1700.
5. Voir Marcia Feuerstein et Gray Reads (dirs.), Architecture as a Performing Art, Farham, GB et Burlington, Vermont, Ashgate Publisihing 2013, chapitre XII.
6. Jean Nicolas Louis Durand, Précis des leçons d'architecture données a l’École impériale polytechnique, Paris, 1809. Et Recueil et parallèle des édifices de tout genre, anciens et modernes : remarquables par leur beauté, par leur grandeur, ou par leur singularité, et dessinés sur une même échelle, Paris, 1800.
7. Voir Lydia Goehr, The Imaginary Museum of Musical Works ; An Essay in the Philosophy of Music, New York, Clarendon Press, 2002.
8. Voir Alberto Pérez-Gómez, Built upon Love, p. 173-184.
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N° 250 - Décembre 2016
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