Le auvent à Bertrichanmps a été réalisé dans le cadre d'un chantier participatif avec des bénévoles du village. |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER La région des Vosges, riche d’un patrimoine forestier important et sous-exploité, offre à l’étude un certain nombre de projets expérimentaux qui tentent d’initier une démarche de circuits courts à partir des ressources locales. Autant que la forêt elle-même, ce sont les métiers et les savoir-faire restés dans l’angle mort de la modernité qui sont réinterrogés. Les quatre projets présentés ici explorent la possibilité de bâtir selon des techniques de construction non industrielles, à partir des ressources naturelles et humaines d’un territoire. Leurs développements constituent une forme originale de recherche et d’innovation constructive. |
L’opération du cœur de village de Tendon, livrée en 2014 par l’agence HAHA (Claude Valentin), propose un nouveau débouché pour les bois de hêtre locaux, destinés autrefois à l’industrie du meuble, qui n’existe quasiment plus en France. Les architectes Cartignies et Canonica, avec l’aide de l’ingénieur Jacques Anglade, viennent de terminer à Thaon-les-Vosges un collège qui dépoussière la vieille technique des poutres clavetées en bois massif, alternatives au lamellé-collé industriel. Christophe Aubertin du Studiolada nous montre qu’une architecture publique de qualité peut naître simplement et être portée avec enthousiasme par les habitants d’un village rural, en marge des procédures administratives habituelles, au bénéfice de l’exigence architecturale.
Ces projets révèlent néanmoins la difficulté à sortir du cadre normatif qui contraint aujourd’hui l’art de bâtir. Ils contournent tous, d’une manière ou d’une autre, la sacro-sainte règle néolibérale de la « concurrence libre et non faussée » si favorable aux grosses productions industrielles. Leurs concepteurs empruntent une voie exigeante qui demande de se réapproprier notre culture constructive pour s’émanciper des manières d’agir développées au XXe siècle qui ne parviennent plus à porter l’idée de progrès.
Centre-bourg de Tendon
Le projet du cœur de village de Tendon, bourgade de 500 âmes située à 20 km d’Épinal, est l’exemple d’une commande inventée pour démontrer le potentiel des circuits courts. Il fut présenté à la Biennale de Venise de 2016, dans le cadre de l’exposition « Nouvelles du front » sous l’égide de Frédéric Bonnet et du collectif AJAP14. L’objectif des commissaires était alors de montrer la vitalité des territoires modestes, parfois oubliés, parce que situés en dehors de flux de la mondialisation. L’exposition soulignait le rôle fédérateur de l’architecture, sa capacité à définir les communautés humaines qu’elle abrite. Frédéric Bonnet rappelait à juste titre qu’elle sait produire des richesses en dehors des logiques de concurrence et de croissance économique.
Ce projet de revitalisation du centre-bourg est constitué de deux équipements publics : un accueil périscolaire en extension de l’école existante et une halle polyvalente. Ces édifices offrent une nouvelle attractivité au village, dont les aspects sociaux et urbains ont déjà largement été présentés dans le cadre des publications qui ont accompagné la Biennale de 2016. Nous nous attacherons ici à développer la démarche de construction en circuits courts dont ils sont à l’initiative, en marge des procédures conventionnelles.
À l’origine de ce projet, il y a l’invention d’une commande. Au début des années 2010, la Chambre de commerce et d’artisanat des Vosges (CMA 88) s’alarmait de la disparition progressive des petites et moyennes scieries de son territoire, inadaptées au marché contemporain du bois. Les produits standardisés, en qualité comme en dimension, échangés sous forme de gros volumes dans des délais garantis sont désormais l’alpha et l’oméga des négociants. L’offre conforme à ces exigences se situe dans les pays nordiques ou en Allemagne et en Autriche, dont la taille importante des scieries est adaptée à la globalisation des échanges. Faute de débouchés locaux, les bois de chêne et de hêtre des forêts vosgiennes sont désormais débités en grumes de 6 mètres, chargés dans des containers et exportés en Chine d’où ils reviennent transformés en meubles ou en parquets. La filière française se trouve alors dans la situation d’un pays sous-développé qui vend ses ressources sans valeur ajoutée. La CMA 88 faisait donc le constat amer de l’inadéquation entre la demande du secteur de la construction et l’offre des scieries locales incapables de fournir les produits standardisés attendus. Le marché mondial du bois s’avérait plus fiable, plus rapide, plus économique que le commerce local.
Pour tenter d’inverser la tendance, la CMA 88 a donc décidé de lancer des opérations démonstratrices des capacités à produire à partir des ressources locales. Grâce à des interprétations astucieuses du code des marchés publics, un appel d’offres à maîtrise d’ouvrage a été lancé, invitant des opérateurs publics tels que les communes à proposer des projets dont les lauréats seraient soutenus économiquement. La commune de Tendon remporta cet appel d’offres avec la proposition de construire en circuits courts un accueil périscolaire et une halle qui permettraient en outre de reconfigurer le cœur du village. Elle proposait de faire couper et scier des bois issus de la forêt communale puis de les fournir à l’entreprise de charpente adjudicatrice du marché de construction.
L’accueil périscolaire
Sur cette base, l’agence HAHA remporta la consultation de maîtrise d’œuvre avec deux édifices volontairement non vernaculaires par souci de ne pas enfermer les circuits courts dans un régionalisme mortifère. La halle emprunte ainsi à la tradition constructive chinoise du dougong, qui procède par empilement. L’accueil périscolaire est quant à lui un polyèdre irrégulier, non standard, construit en ossature bois et isolé en paille puis couvert de tavaillons de mélèze. Son niveau bas se situe dans la continuité du sol de l’école tandis que le niveau haut fait la jonction avec la rue située au-dessus.
L’architecte s’engageait à concevoir le bâtiment de l’accueil périscolaire en hêtre, essence noble plantée hier pour l’industrie du meuble – aujourd’hui disparue –, et pour laquelle la construction pourrait être un nouveau débouché. Mais il n’existe pas de tradition de construction en hêtre, car cette essence est réputée trop nerveuse en grande dimension et trop sensible à l’humidité. Elle est donc peu ou mal caractérisée mécaniquement et n’est pas correctement normalisée par l’industrie de la construction.
Pour pallier ces défauts naturels, l’agence d’architecture HAHA fait le choix de concevoir la charpente avec des bois courts, de moins d’un mètre de longueur, et de lui offrir une protection complète aux intempéries. Ces bois courts furent déclinés en poutres-échelles, poutres-caissons et lambrissage intérieur, réalisés par l’entreprise de charpente Sertelet, basée à proximité, qui accepta de prendre une part du risque dans cette démarche expérimentale. Leur mise au point constructive et leur caractérisation mécanique ont été réalisées par le Centre régional d’innovation et de transfert de technologie (CRITT Bois) basé sur le campus de l’École nationale supérieure des technologies et industries du bois (ENSTIB) à Épinal. Ce laboratoire agréé fait partie de l’écosystème local de la filière bois et a pu mener les essais et fournir les résultats demandés par le Bureau Veritas en charge du contrôle technique de l’opération. Notons aussi que la petite taille de la construction et son classement en ERP de cinquième catégorie formaient un niveau d’exigence relativement simple à relever.
Les bardages extérieurs et les menuiseries sont réalisés en mélèze tandis que la toiture à la géométrie non standard est couverte de tavaillons de la même essence. Alors que la technique de la couverture en tavaillons existait traditionnellement dans la région, notamment pour protéger les pignons exposés des bâtiments agricoles, les acteurs du projet se sont heurtés à la disparition du savoir-faire in situ. Ils ont dû recourir à l’expérience d’un artisan venu de Roumanie pour réaliser ces pièces de bois refendu et réapprendre le façonnage auprès de lui.
La halle polyvalente
La halle conçue pour accueillir des festivités ou des marchés est située dans le prolongement de la cour de l’école, dont elle sert de préau pour les récréations pluvieuses. À l’opposé, son extrémité ouest domine un petit cours d’eau et s’ouvre sur un paysage forestier. Son écriture architecturale est très différente de celle du centre périscolaire. Inspirée de l’architecture traditionnelle chinoise, cette charpente est un empilement de pièces de douglas en encorbellement de part et d’autre de l’axe du faîtage, mais aussi dans la direction longitudinale, de chaque côté de l’axe des poteaux. Sa stabilité est atteinte lorsque les empilements de madriers se rejoignent dans les deux directions et s’équilibrent réciproquement. Ce foisonnement de croisements et d’empilements de bois permet de s’affranchir de contreventements diagonaux. En pied, les doubles poteaux moisent un profil métallique solidement encastré dans les fondations tandis qu’une simple tôle ondulée translucide forme la couverture et laisse la lumière naturelle mettre en valeur cette étonnante charpente échappée d’un récit de Marco Polo.
La quantité de bois, brut de sciage et non traité, évoque le tas de bois, l’empilement. Si l’ingénierie de l’acier a toujours cherché à être économe en matière, c’est avant tout parce qu’il coûte cher à produire. Les charpentes en bois de la deuxième moitié du XXe siècle, largement inspirées de la charpente métallique, se sont probablement un peu fourvoyées dans cette même quête de légèreté. Leur grande finesse fut seulement possible grâce à des pièces de liaison métalliques qui les rendaient très onéreuses. Le constat contemporain est que le bois massif n’est pas très cher et qu’il vaut mieux utiliser plus de bois massif et moins d’assemblages en acier. C’est aussi une manière d’élargir le marché pour les ressources locales.
Toutes les poutres qui composent cet ouvrage sont des madriers de douglas locaux de section unique de 16 cm x 24 cm. À l’instar du projet de l’accueil périscolaire, les bois ont préalablement été prélevés dans les forêts communales et fournis à l’entreprise Sertelet dont le marché portait uniquement sur la pose. À nouveau, la mise au point de cette structure ancienne avec des moyens modernes (les assemblages sont boulonnés et non plus chevillés) a été conçue par l’agence HAHA, le charpentier et le laboratoire du CRITT Bois afin de garantir au bureau de contrôle la bonne stabilité de cet ouvrage atypique.
Bois massif de grande portée au collège Elsa-Triolet à Thaon-les-Vosges
À quelques kilomètres de Tendon, l’agence Cartignies & Canonica vient de livrer à Thaon-les-Vosges un collège construit en ossature bois qui met en œuvre des poutres de grandes portées (8,2 mètres) en épicéa massif claveté, comme alternative aux bois lamellé-collé. Pour les architectes, aidés des ingénieurs structure bois Jacques Anglade et Nicolas Barthès, cette notion de circuits courts passait par une diminution de la quantité de bois industriels collés, poutres et panneaux, au profit de bois massifs locaux peu transformés. Jacques Anglade, connu pour son engagement en faveur des technologies non industrielles et son désir de revitaliser l’immense culture constructive que les charpentiers ont accumulée au cours de l’histoire, proposa de mettre au point des poutres clavetées, en réactualisant un dispositif ancestral. Selon leur portée, ces poutres sont constituées de deux ou trois épaisseurs de madriers de 24 cm x 8 cm de largeur. Afin d’éviter les glissements horizontaux et de faire participer toute la hauteur de la poutre à sa résistance mécanique, ces madriers en épicéa massif sont assemblés avec des clavettes de hêtre, bois réputé pour sa dureté. Des formes d’embrèvement sont découpées en symétrique sur la surface de contact des poutres, dans lesquelles s’ajustent les pièces de hêtre. L’inclinaison des clavettes s’oppose alors au glissement des deux bois massifs l’un par rapport à l’autre. Tandis que l’ingénierie du XXe siècle a mis son intelligence au service de la production de masse, industrielle, des hommes comme Anglade ou Barthès tentent aujourd’hui de l’orienter au profit d’un renouvellement de l’artisanat, avec les outils de conception qui sont les nôtres pour inventer de nouvelles manières d’agir, plus justes, plus conviviales.
Ce procédé en apparence très simple a dû faire l’objet de nombreux essais et contrôles auprès du CRITT Bois de l’ENSTIB afin de rassurer sur sa fiabilité dans le contexte prudentiel contemporain qui exige la prédictibilité du comportement des structures tandis que les savoirs traditionnels avançaient par analogie et empirisme. Les madriers ont été rigoureusement sélectionnés pour ne conserver que les bois parfaits, sans nœuds ni gerçures. Les embrèvements ont été réalisés sur des robots de taille afin d’obtenir une précision inférieure au millimètre. Le degré d’hygrométrie des bois fut lui aussi l’objet d’une grande vigilance. Les poutres devaient avoir une humidité maximale de 12 % tandis que les clavettes devaient être plus sèches, autour de 7 % d’humidité, afin qu’une fois l’ouvrage en place, lorsqu’il atteint son humidité d’équilibre, les clavettes gonflent un peu plus que les poutres et assurent leur fonction bloquante, sans jeu. Bien que le coût de ces essais soit important, Jacques Anglade rappelle que le lot charpente d’une opération en bois comme celle-ci représente environ 30 % du coût des travaux et, dans ce lot charpente, les poutres elles-mêmes environ 5 %. In fine, le surcoût de l’innovation reste négligeable par rapport au coût de l’édifice complet. À partir d’une certaine taille d’opération, il est donc toujours possible d’inventer quelque chose à condition de savoir concentrer les efforts.
Cette démarche favorable aux circuits courts tire son origine d’une volonté initiale du département des Vosges de soutenir la filière bois locale. Afin de respecter le code des marchés publics qui ne permettait pas d’imposer une fourniture locale sans entraver la concurrence et sans prendre le risque d’être accusé de protectionnisme, l’appel d’offres du lot charpente comportait simplement une exigence de bilan carbone suffisamment stricte pour rendre de longs transports rédhibitoires. L’opération démontre qu’il est possible de trouver des alternatives aux bois lamellé-collé industriels, souvent d’origine nordique, transportés puis décomposés en lamelles avant d’être réencollés et déplacés une nouvelle fois. Ce long processus énergivore annule une grande partie du bénéfice écologique du matériau bois et aggrave significativement son bilan carbone, au risque de le rendre proche de celui du béton armé.
Un auvent à Bertrichamps
Si la notion de circuits courts vise à favoriser l’emploi de matériaux et de savoir-faire locaux, elle s’attache aussi à simplifier les processus de conception et de construction. Notre bureaucratie contemporaine, dont l’objectif initial de prudence est légitime, finit souvent par être contre-productive. Elle rend difficile et onéreuse la réalisation de tout petits édifices qui pourraient être fabriqués de manière plus spontanée, sans pour autant faire courir de risques aux usagers, ni menacer la bonne concurrence ou la transparence des dépenses publiques. Christophe Aubertin du Studiolada a eu l’opportunité de travailler dans un contexte simplifié lors d’une de ses premières commandes, en 2014 (voir le parcours de l’agence Studiolada dans le n° 270 de d’a, avril 2019). Le projet en question est un modeste auvent construit au bout d’une route forestière sur la commune de Bertrichamps, tout près de la dernière tourbière de Meurthe-et-Moselle dont la biodiversité exceptionnelle attire chaque année de nombreuses visites scolaires. Il convenait donc de réaliser, à proximité, un abri pour accueillir ces classes vertes les jours de mauvais temps.
L’édifice est un jeu de construction réalisé uniquement à partir de planches d’épicéa de 30 mm d’épaisseur, qui constituent un feuilleté structurel déployé. Ce travail sur les charpentes denses à partir de petits bois, découvert auprès de Jacques Anglade, est constitué de trois portiques tridimensionnels dont les « entraits » se déploient selon une logique périodique générée par les arcs d’ogive des façades. Leur sous-face forme des portions de voûtes paraboloïdes hyperboliques, surfaces gauches mais réglées, donc réalisables à partir d’éléments droits.
Bien qu’il évoque les architectures paramétriques les plus sophistiquées, cet auvent fut réalisé sans entreprises, dans le cadre d’un chantier participatif organisé par la commune, avec l’aide de l’architecte et des cantonniers du village. Les bois avaient été préalablement coupés sur le domaine communal, puis sciés et séchés sur place avant d’être assemblés dans les ateliers municipaux en douze modules préfabriqués identiques, et enfin levés avec le bras hydraulique d’un engin forestier. Seuls furent externalisés les six massifs de fondation et leurs platines de fixation. L’ouvrage a été étudié en collaboration avec Nicolas Barthès, ingénieur structure qui a produit la note de calcul nécessaire à la réception de l’ouvrage et les conseils nécessaires à sa bonne réalisation, car la densité de bois conjuguée aux variations hygrométriques entraîne une dilatation importante de l’édifice en période d’humidité. Cette variation dimensionnelle au rythme des saisons est maîtrisée grâce à des pannes glissantes et à la souplesse de la tôle de polycarbonate ondulée qui peut s’étirer sans se rompre. Le bois reste vivant, gonfle ou se rétracte sous une toiture élastique.
Ce chantier municipal et participatif s’est organisé hors des procédures bureaucratiques et sophistiquées des marchés publics et fait encore la fierté de ses bâtisseurs. Il est aujourd’hui dressé dans sa clairière, au bout d’une route forestière de plusieurs kilomètres, comme une petite merveille que l’on découvre par hasard. Illustration magistrale des richesses non marchandes dont parlait Frédéric Bonnet à Venise.
Ces quatre projets, parmi d’autres, prouvent la vitalité et l’inventivité possibles des logiques de circuits courts qui révèlent les communautés humaines à elles-mêmes, par le projet. Ils demandent un alignement des intérêts des uns et des autres, transcendés par un intérêt commun. Leur émancipation des recettes industrielles est exigeante car elle impose aux concepteurs une maîtrise nouvelle de l’art de bâtir et une très bonne connaissance des ressources locales, à la fois plus limitées et plus riches que le Meccano des produits industriels disponibles sur catalogue. Le respect des règles prudentielles contemporaines, soucieuses de la sécurité des usagers comme de la pérennité, passe par des processus d’essais en laboratoire, avec l’appui de la communauté technique et scientifique locale. De la sorte, ces démarches ne constituent en rien un repli identitaire sur une tradition régionaliste mais témoignent au contraire de la capacité d’une communauté humaine à rassembler ses intelligences et ses talents pour se projeter dans l’avenir avec enthousiasme.Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
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