Maison des vins de Patrimonio, Corse, Gilles Perraudin Architectes, 2016 |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER
En marge du modèle industriel
dominant qui produit l’essentiel de nos édifices contemporains, un certain
nombre d’architectes tentent de renouer avec leur culture constructive après
quarante ans de déni postmoderne. Ils imaginent de nouvelles manières d’agir et
de construire en dehors des schémas industriels et normalisés. Leurs critiques
de la production actuelle portent sur les nouveaux édifices « basse
consommation » dont on dit de plus en plus qu’ils ne sont peut-être pas
aussi vertueux qu’ils le prétendent. Mais ces critiques interrogent aussi les
conditions de production de ces derniers, les filières de matériaux, les
métiers, les organisations professionnelle et les savoir-faire engagés. Ces
acteurs militants renouvellent l’art de bâtir, en prêtant une attention toute
particulière au monde sensible et à ses ressources naturelles et humaines. |
Dix ans après le Grenelle de l’environnement et son ambition de diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre, nous observons le développement d’une nouvelle génération d’architectures qui tirent leurs vertus écologiques de leur performance énergétique. L’amélioration des caractéristiques thermiques des produits de construction et des équipements de chauffage et de ventilation mécanique est certes louable, dans la mesure où elle diminue nos émissions de dioxyde de carbone. Cependant, les récents retours d’expérience sur les édifices à basse consommation, bien que partiels et incomplets, soulèvent un grand nombre de doutes sur les performances réelles de ces édifices sophistiqués. Entre le modèle numérique simulé et la réalité d’un bâtiment occupé, il y a souvent de fortes différences. D’autre part, les objectifs de sobriété énergétique imposés par les normes en vigueur se concentrent sur l’énergie de consommation, c’est-à -dire l’énergie nécessaire pour le chauffage, la ventilation, le refroidissement et le fonctionnement général de l’édifice. Mais l’énergie grise, c’est-à -dire l’énergie dépensée pour produire l’édifice, ses matériaux, leur transport et leur mise en œuvre, ne compte pour rien dans les calculs réglementaires. Ainsi, un bâtiment dont la consommation est très faible peut avoir été un gouffre énergétique au moment de sa construction, reportant ainsi de plusieurs années le gain écologique espéré.
Ces
réponses techniques aux enjeux de la transition écologique ne satisfont guère
nombre d’architectes et d’ingénieurs qui voient dans cette démarche d’aggiornamento écologique de l’industrie
une façon de résoudre un problème avec les mêmes idées que celles qui l’ont créé.
Trop souvent, les toitures végétales comme les plantes vertes au balcon de l’architecture
greenwashing dissimulent mal la
machinerie industrielle de plus en plus normalisée qu’elles habillent. Leur
artificialité ne parvient pas non plus à établir de nouvelles relations avec le
monde sensible, pourtant de plus en plus désirées.
Des matériaux revisités
Nous
observons toutefois l’émergence de – timides – signes de pratiques
alternatives. Elles interrogent les conditions de production industrielle du
bâtiment et cherchent à construire autrement, aux marges de la surenchère
technologique actuelle. Ces travaux ne se concentrent pas uniquement sur l’optimisation
thermique, mais se penchent aussi sur les circuits de production, la nature des
matériaux, leur cycle de vie et leurs effets sur la santé des occupants. La
redécouverte de matériaux de construction autres que le béton armé et l’acier,
matériaux phare de la modernité, est un signe distinctif récurrent de ces
architectures critiques. Le succès contemporain de l’architecte Wang Shu, qui
travaille avec des matériaux de récupération mis en œuvre artisanalement, en
réinterprétant les constructions vernaculaires, s’oppose aux modes constructifs
industriels qui dominent la modernisation actuelle de la Chine.
En
France, depuis presque de vingt ans, Gilles Perraudin a délaissé ses premiers
amours pour l’architecture dite « high-tech »
afin de se consacrer à l’architecture de pierre monolithique. De même, Jacques
Anglade, ingénieur-charpentier, redécouvre inlassablement l’art du trait et de
la taille pour dessiner des charpentes denses, faites de petits bois massifs
savamment assemblés. Il revendique explicitement son travail comme une critique
de l’industrialisation de la filière bois et de ses grands éléments de bois
lamellé-collé qui n’évoquent plus grand-chose de l’arbre dont ils sont issus.
La terre crue renaît elle aussi, un peu partout en France, pourvu qu’il y ait
de l’argile de bonne qualité dans le sous-sol. Le Dauphiné redécouvre son pisé,
la Normandie sa bauge et son torchis, tandis que Paris s’interroge sur les
possibilités constructives des terres issues des déblais des chantiers du Grand
Paris. Mais ce matériau séduit aussi un peu partout en Europe. Herzog et de Meuron
en fabriquent des monolithes pour une nouvelle usine Ricola à Laufon, en Suisse,
tandis que Martin Rauch, céramiste de formation, en exploite les multiples
domaines d’application dans sa maison à Schlins, en Autriche. De même, les
matériaux biosourcés, et plus spécifiquement les agro-matériaux comme la
paille, le chanvre ou le chaume, issus des coproduits non valorisés de l’agriculture,
font l’objet de recherches spécifiques. Leur argument écologique tient à ce qu’ils
sont produits à partir de l’énergie solaire, grâce au processus de
photosynthèse végétale, et qu’ils sont entièrement biodégradables.
Ces
développements ont en commun de critiquer les modalités industrielles de la
fabrication des bâtiments contemporains. Ils sont souvent associés, par
malentendu, à une démarche low-tech – qui
leur est injustement attribuée. En réalité, ils nécessitent beaucoup de
recherche, d’ingénierie et de savoir-faire pour gagner leur crédibilité. Il
serait plus juste de parler de « slow-tech »
à propos de ces nouveaux modes constructifs qui demandent beaucoup de
connaissances et de compétences de la part des acteurs qui s’engagent dans
cette voie. Il leur faut aussi prendre le temps d’expérimenter ces combinaisons
techniques nouvelles. D’ailleurs, les édifices démonstrateurs de ces nouvelles
manières de construire ne sont jamais le témoignage d’une réaction nostalgique
mais proposent toujours une réinterprétation constructive des traditions,
augmentée des savoirs de l’ingénierie. Ces matériaux, comme la terre crue, le
bois massif ou les agro-matériaux, ont en outre le point commun d’être
fragiles, sensibles aux conditions climatiques, et obligent les concepteurs Ã
faire preuve d’une grande exigence dans leur mise en œuvre.
Renouveler l’idée de confort
Ces
réflexions portent aussi sur le confort standardisé, hérité de la modernité,
qui fixe comme condition indiscutable une température de 20 °C, été comme
hiver, en tout point du bâtiment. Il est désormais souvent question d’habitabilité
saisonnière comme en témoignaient les projets de l’appel à idées « Pour un
habitat écoresponsable densifié » présenté en 2009 lors de l’exposition « Habiter
écologique : quelles architectures pour une ville durable ? » qui
se tenait à la Cité de l’architecture. Partant du principe que les calculs
thermiques imposent désormais des manteaux isolants de 20 à 25 cm d’épaisseur,
ces projets envisagent d’exagérer encore plus cette épaisseur pour la rendre
habitable. Portée à 2 mètres ou plus, l’enveloppe devient lieu et
accueille des jardins d’hiver ou des vérandas, espaces non chauffés,
habitables dès la mi-saison. Plutôt que de vivre toute l’année dans 70 m2
chauffés, ils proposent par exemple de se limiter à 60 m2
pendant les mois de chauffe pour bénéficier de 80 m2 d’avril Ã
octobre. Ces dispositifs typologiques renouvellent la manière de vivre son
logement, de s’approprier son environnement.
Une
expérimentation similaire a été menée par Lacaton & Vassal pour la
rénovation thermique de la tour Bois-le-Prêtre, dont la nouvelle enveloppe est
une sorte d’espace thermique intermédiaire tempéré par les déperditions du
volume chauffé et par les calories offertes par le soleil. Elle offre un nombre
significatif de mètres carrés supplémentaires aux habitants, pour autant qu’ils
acceptent de moins utiliser ces espaces durant les mois froids de l’hiver. Un
pas plus loin, les recherches de Philippe Rahm prennent acte du fait que la
température de l’air n’est qu’un aspect du confort thermique. Les effets de
parois froides, de conduction ou de radiation jouent un rôle important dans nos
sensations, tout comme l’humidité relative de l’air. Le confort thermique peut
donc être imaginé autrement qu’à partir d’une température homogène et
contrôlée, identique en tout lieu et tout instant. Les qualités de confort
thermique et aéraulique peuvent différencier les espaces, autant leur forme et leur
lumière. Cette réflexion fait écho à celle plus littéraire de Lisa Heschong1
qui, dans son ouvrage Architecture et
volupté thermique, parle de notre sens atavique des éléments et montre
comment, avant l’ère des équipements techniques destinés à contrôler le
confort, l’architecture avait exploité avec subtilité et finesse la richesse de
tous les registres sensoriels (le foyer, le sauna, les thermes romains, les
bains japonais, les jardins islamiques, etc.) pour nous relier au monde
sensible. Elle souligne aussi que ces lieux créaient les conditions de
relations sociales particulières que n’offrent plus l’uniformisation thermique
contemporaine et l’artificialisation de notre confort.
De
manière plus radicale encore, l’agence autrichienne Baumschlager Eberle a
expérimenté près de Dornbirn dans le Vorarlberg un immeuble tertiaire dont la
compacité et l’inertie permettent de maintenir une température intérieure
comprise entre 22 et 26 °C toute l’année, sans aucun équipement technique
de chauffage, de ventilation mécanique ou de climatisation (voir d’a n° 248). Les
espaces intérieurs sont équipés de capteurs d’humidité, de température et de CO2,
analysés par un logiciel qui contrôle l’ouverture des volets de ventilation
selon les besoins. Derrière ses imposants murs de 60 cm de briques
alvéolaires sans isolant, le software
a remplacé le hardware, au service d’un
fonctionnement totalement passif. Bien que cette démarche expérimentale ne
puisse être extrapolée qu’avec une grande prudence, tant elle dépend de l’échelle
de l’édifice et de la destination de l’ouvrage, en partie chauffé par les
ordinateurs, il n’en demeure pas moins qu’elle interroge sérieusement nos
standards technologiques.
De nouvelles façons de
produire
Ces
critiques, d’abord motivées par des considérations écologiques, en réveillent d’autres,
plus anciennes, qui ne portent pas seulement sur les caractéristiques physiques
des objets créés. Leurs conditions de production et l’organisation de la
société qu’elles génèrent sont de nouveau sujettes à débat. La fabrique d’un
bâtiment est aujourd’hui très largement industrialisée, avec ses standards, ses
normes, et ses « majors ». Ce contexte professionnel détermine une
certaine organisation du travail et certaines structures relationnelles entre
les acteurs, jugées de plus en plus insatisfaisantes, voire néfastes. À cet
égard, notre époque voit apparaître des revendications d’émancipation contre la
condition déresponsabilisante d’individu-consommateur, aussi passif que captif.
Les organisations participatives qui impliquent les citoyens dans la
construction de leur environnement, défendues par Patrick Bouchain parmi tant d’autres,
valorisent la responsabilité des groupes humains à l’échelle locale. Comme un
écho, les mouvements des makers,
comme Bellastock, Yakafokon ou WikiHouse, tentent de reprendre la main sur la
fabrication des objets de notre quotidien, selon nos besoins réels et non ceux
suggérés par le pouvoir de séduction des publicités. À l’instar du secteur de l’alimentation,
les circuits courts sont désormais valorisés, de l’échelle du quartier et son
fablab jusqu’à l’échelle du territoire, ses ressources et savoir-faire propres.
D’un point de vue théorique, ces réflexions originales sur nos systèmes
techniques s’inscrivent dans la tradition techno-critique dont François Jarrige
a dressé récemment la généalogie historique2. Cette histoire débute
avec la révolution industrielle en Grande-Bretagne, au travers des révoltes des
luddites, ouvriers tisserands qui brisaient les métiers à tisser mécaniques
pour sauver leurs emplois, mais aussi leur dignité d’artisans. Elle se poursuit
tout au long des XIXe et XXe siècles, pointant sans
cesse l’aliénation qu’engendrent la mécanisation des tâches de travail et leur
nouveau découpage spécialisé qui réduit le rôle des agents à de simples
exécutants enrégimentés. Des écrits comme ceux de Lewis Mumford3 ou
d’Ivan Illich4 témoignent de la continuité de cette critique sociale
et politique de l’industrialisation et de l’uniformisation de ses produits.
D’une
certaine manière, ces critiques contemporaines, écologiques et sociales,
marquent le retour de l’art de bâtir dans le giron de la théorie de l’architecture,
après plus de quarante années de déni postmoderne. Elles incitent à imaginer
autrement notre rapport à la technique, à souhaiter des modes de production
peut-être plus lents, plus attentifs aux multiples aspects de notre
environnement naturel et social. Ces manières d’agir, guidées par des
considérations éthiques, s’opposent à l’obsession de la productivité nécessaire
à la croissance industrielle. Elles s’opposent aussi à la normalisation – corollaire
de l’industrialisation – en ouvrant la voie à de multiples
expérimentations originales. On peut se réjouir que les architectes renouent
avec leur culture constructive ; il est heureux de les voir se saisir des
débats qui animent notre époque pour proposer une architecture écologique
renouvelée, partagée et toujours désirable.
1. Lisa
Heschong, Architecture et volupté
thermique, Éditions Parenthèses, Paris 1981 pour la traduction française.
2. François Jarrige Techno-critiques, du refus des machines à la
contestation des technosciences, La Découverte, Paris, 2014.
3. Lewis
Mumford, Techniques et Civilisation, 1934,
Paris 1950 pour la traduction française, Éditions Parenthèses, 2015.
4. Ivan
Illich, La convivialité, Seuil, 1973.
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