Passerelle de Chjarasgiolu, Corse, 2015 |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER
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La passerelle de Chjarasgiolu est située dans la vallée de la Restonica, au cœur du parc naturel régional de Corse. Livrée en 2015, elle remplace un précédent ouvrage emporté par une crue quatre ans plus tôt, qui assurait l’accès aux bergeries de Grutelle et reliait entre eux des sentiers de randonnée. L’histoire de ce projet commence par un heureux hasard. L’ONF, maître d’œuvre initial, avait établi un dossier d’appel d’offres pour la construction d’une passerelle faite de deux profils métalliques en I de 27 mètres de longueur, qui devaient assurer d’un seul tenant le franchissement de la rivière. Cette conception peu élégante, comme un passage en force dans la nature, était de plus sans doute difficile à réaliser quand on connaît la route étroite et tortueuse qui mène au site depuis Corte. Sur les conseils de l’association Legnu vivu, chargée de promouvoir la filière bois corse, l’entreprise Les Charpentiers de la Corse associée à l’Atelier NAO (Jacques Anglade, ingénieur, et Adela Ciurea, architecte) a décidé de répondre en proposant une variante en bois, comme un démonstrateur des capacités de la filière locale à réaliser un ouvrage complexe, hors des logiques d’importation de matériaux depuis le continent.
Lauréate
de la consultation, l’équipe proposait une alternative valorisant les circuits
courts : la passerelle serait construite en pin laricio, espèce locale
endémique qui présente d’excellentes propriétés mécaniques, ainsi qu’en bois
dur de châtaignier pour les parties exposées aux intempéries. Fidèle à sa
posture critique à l’égard de la construction bois industrialisée dont les
produits artificialisés nous éloignent de la nature vivante de la matière,
Jacques Anglade trouve ici une nouvelle occasion d’expérimenter ses convictions
éthiques1. L’atelier NAO réalise un ouvrage fait de petites sections
de bois massif peu transformées et faciles à transporter, dont les assemblages
savants font la part belle aux savoir-faire des charpentiers. La structure
forme en plan un papillon dessiné par trois fermes de pin laricio qui se
croisent en leur centre et s’ouvrent pour se stabiliser au droit de leurs
appuis, sur les berges du torrent. Pour souligner encore la légèreté des
« petits bois », les entraits et arbalétriers sont dédoublés et
moisent des crémaillères sur lesquelles repose le platelage de la passerelle. Ce
sol est fait de beaux madriers de châtaignier, de 8 cm d’épaisseur par 25 cm
de largeur, posés à plat sur les crémaillères, et qui constituent
l’emmarchement des rampes. Le garde-corps fait de chevrons de même essence, assemblés
à queue d’aronde dans les arbalétriers, accompagne le rythme des emmarchements.
Il est couronné d’une épaisse lisse sur laquelle il est agréable de s’accouder
au-dessus de la rivière.
Structurellement,
le nœud de liaison des entraits concentre près de 100 tonnes d’efforts de
traction. Il est fait d’une une pièce métallique mécanosoudée, dessinée sur
mesure pour l’ouvrage, tout comme les ancrages sur les rives. Cette disposition
mixte bois-acier a permis de réaliser une charpente légère en bois, tout en
laissant le soin à l’acier d’assurer la résistance aux efforts de traction, lÃ
où les assemblages de bois ne sont pas très performants. La complexité de sa
conception tient aussi à sa fausse symétrie, que l’on croirait axiale alors
qu’elle est centrale. Cette subtilité du dessin, qui tire parti de la position
légèrement désaxée des appuis en béton de l’ancien ouvrage, induit une
perception cinétique étonnante à mesure que l’on s’approche de la passerelle.
Cet effet dynamique est aussi renforcé par la morphologie de la structure :
l’importante hauteur d’une charpente de fermes assemblées générait un risque de
déversement qu’il fallait contrer par un élargissement au droit des appuis pour
gagner en stabilité, (d’où la forme de papillon), tandis que la largeur au
faîtage, très mince, était suffisante d’un point de vue programmatique. Il en
résulte deux fortes rampes qui forment un dos d’âne semblable à ceux des ponts
génois du XVe siècle, nombreux dans la région. Comme sur
ceux-ci, le milieu de la traversée offre alors un belvédère en surplomb sur la
rivière et son paysage environnant. À l’inverse, l’évasement au droit des
berges accentue l’effet de perspective ascendante autant qu’il constitue une
sorte de parvis pour les montagnes qui bordent la vallée. La nature est ici le
seul monument.
Si
cette conception renonce à l’emploi de bois industriels et met en exergue l’art
du charpentier, elle n’est pas pour autant le reflet d’une vision passéiste. De
même, son apparente rusticité n’en fait nullement un projet low-tech, bien au contraire. Cette
structure atypique nécessite une maîtrise approfondie de la conception des
charpentes en bois et de leur calcul que Jacques Anglade a acquis auprès de
Julius Natterer et Wolfgang Winter, à l’École polytechnique fédérale de
Lausanne. Mais ses compétences d’ingénieur ne sont pas ici au service de leur
propre représentation, elles viennent accompagner et augmenter les savoir-faire
des charpentiers, pour construire avec de petits éléments légers, faciles Ã
transporter dans ce site de montagne. L’expression plastique de l’ouvrage
semble vouloir rappeler la mémoire des arbres dont les poutres sont tirées. Les
multiples petites sections de bois massif non traité, juste rabotées, pas plus
protégées qu’il n’est nécessaire, portent la trace des alternances de la pluie
et du soleil. Sous la rudesse du climat, le châtaignier, que l’on dit nerveux,
devient âpre, rugueux, se tord et gerce. Ses variations de teintes, du miel au
gris argenté, jusqu’à ses tanins qui colorent les massifs de béton des appuis,
témoignent du temps qu’il fait autant que du temps qui passe. Un Å“il rodé Ã
l’esthétique moderne et industrielle y verrait à tort une architecture qui
vieillie mal alors que les bois de cette passerelle vivent ici en symbiose avec
les éléments naturels de ce site majestueux, dont ils sont issus.
1. Stéphane
Berthier, « Les charpentes de Jacques Anglade, une contre-culture
constructive », Criticat
n° 17, printemps 2016.
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