Isolant en béton de chanvre |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER Le bureau d’études LM ingénieur est engagé dans le développement expérimental de la transition écologique. Basé à Paris, il recherche des solutions alternatives au modèle dominant des bâtiments basse consommation, fondé sur des enveloppes très isolantes, étanches à l’air, associées à des équipements de chauffage et de ventilation sophistiqués. Dans cet entretien, ses deux associés Laurent et Grégoire Mouly reviennent sur cette activité de recherche et de développement. |
D’a : Quel est le diagnostic qui
vous amène à développer des techniques alternatives comme la ventilation
naturelle ou la construction en matériaux biosourcés ?
La
réglementation en vigueur s’intéresse surtout à réduire les consommations
d’énergie une fois le bâtiment construit. Or, il nous semble important
aujourd’hui de s’intéresser au fait que l’énergie consommée pour construire le
bâtiment est très élevée si nous voulons décarboner la construction. C’est
d’ailleurs l’esprit du label E+C- (énergie positive et bas carbone). D’autre
part, le modèle dominant des bâtiments basse consommation (BBC), aujourd’hui
normalisé par la RT 2012, consiste essentiellement à rendre l’enveloppe
très étanche, très isolée, et à ventiler mécaniquement en double flux. Mais les
retours d’expérience montrent que les performances réelles sont en dessous des
attentes et que ces constructions génèrent une sinistralité nouvelle lorsque les
équipements techniques ne sont pas bien entretenus. De plus, on fait totalement
abstraction de l’humidité de l’air dans les modèles de calcul et dans la
conception. Nous réfléchissons de notre côté à des solutions plus
« naturelles », moins étanches, en travaillant avec des matériaux
biosourcés et en favorisant la ventilation naturelle quand c’est possible.
D’a : Est-ce le cas de vos travaux
avec le béton de chanvre ?
Oui,
nous avons déjà livré deux immeubles de logements à Paris, rue Myrha en 2013 avec
les architectes North By Northwest (voir
d’a n° 222) et rue Oberkampf en
2017 avec les architectes Barrault & Pressaco (voir d’a n° 259), qui
expérimentent ce matériau. Nous sommes parvenus à obtenir les performances
thermiques réglementaires avec seulement 10 cm de béton de chanvre en
remplacement des 15 ou 20 cm d’une isolation plus classique. Pourtant, le
béton de chanvre est moins bon isolant que la laine minérale ! Mais nous
avons optimisé le caractère bioclimatique de la construction, en maximisant les
gains d’énergie solaire. D’autre part, nous avons fait un travail très
approfondi de diminution des ponts thermiques grâce à des planchers en bois. Il
faut noter aussi que les façades de l’immeuble rue Oberkampf sont en pierre,
matériau qui a une conductivité thermique plus faible que le béton. Ces travaux
sont la preuve qu’en raisonnant globalement nous avons pu concevoir une
architecture alliant performance et matière, en dehors des modèles normatifs.
L’autre intérêt du béton de chanvre est qu’il respire et participe à la
régulation de la vapeur d’eau en surplus dans le logement. On a donc moins
besoin de ventiler pour assécher l’air intérieur. C’est un gain d’énergie
supplémentaire.
D’a : De quoi ce matériau est-il
fait ?
C’est
de la fibre de chanvre liée avec de la chaux aérienne. La paille de chanvre est
un coproduit de l’agriculture, délaissé après récolte et que nous pouvons
valoriser dans la construction. C’est ce qu’on appelle un agro-matériau, dont
le bilan carbone est négatif puisqu’il stocke du CO2. Si ces
matériaux étaient développés, cela serait aussi un débouché intéressant pour
l’agriculture, dans une logique d’économie circulaire et de circuits courts,
avec peu de transformation industrielle. L’association de la chaux aérienne et
du chanvre crée un matériau perméant et hygroscopique, c’est-à -dire qu’il peut
absorber la vapeur d’eau en surplus dans l’air intérieur. Cette vapeur d’eau,
en se condensant dans le matériau, libère de l’énergie, qui réchauffe la paroi.
À l’inverse, l’été, l’humidité contenue dans le matériau se transforme en
vapeur sous l’effet du rayonnement solaire sur la façade et rafraîchit la paroi :
il s’agit d’une application du principe de transfert de chaleur latente. C’est
une propriété physique commune à beaucoup de matériaux naturels, qu’il est très
intéressant d’exploiter car la seule température de l’air ne fait pas tout dans
le confort. La radiation des parois est importante dans le ressenti, comme
lorsqu’on s’approche d’une baie vitrée en hiver. En réalité, le confort
thermique est une notion globale qui associe la température de l’air à son
degré d’humidité et aux effets de conduction et de radiation.
D’a : Comment ce confort thermique
est-il évalué dans ces deux bâtiments ?
D’abord
par les retours des habitants, qui nous ont fait part de leur satisfaction.
Ensuite, il faudrait mener des campagnes d’instrumentation de ces projets
expérimentaux pour en tirer des mesures exploitables scientifiquement.
Aujourd’hui, le béton de chanvre, comme beaucoup de matériaux alternatifs, est
encore mal connu d’un point de vue scientifique. Nous avons besoin d’entreprendre
des recherches pour mieux comprendre le comportement de la matière en situation
complexe de projet.
D’a : Comment réagissent les
bureaux de contrôle face à ces démarches expérimentales ?
Sauf
exception, plutôt positivement, mais il faut dire que nous allons très loin
dans la justification de nos choix pour établir un dialogue constructif. Pour
démontrer que notre isolation avec 10 cm de béton de chanvre respectait la
réglementation thermique en vigueur, nous avons dû calculer avec précision les
déperditions des ponts thermiques, intégrer finement les apports solaires, etc.
On ne peut pas se contenter de données standard, il faut informer très
précisément le modèle pour l’affiner. C’est un gros travail. Nous nous appuyons
sur l’esprit des normes, afin de démontrer que notre solution respecte le cadre
de la règle en vigueur.
Ensuite,
il n’existe pas encore de DTU pour ce matériau, nous avons donc extrapolé les
recommandations des Règles professionnelles, dont le domaine d’application est
limité pour l’instant à l’habitat individuel. Mais les fabricants de béton de
chanvre comme BCB sont assez proactifs et nous ont aidés dans nos démarches.
Ils sont mobilisés depuis plus de vingt ans dans ces démarches expérimentales
pour faire normaliser leur matériau dans un DTU. Ils ont par exemple fait
réaliser des essais au feu pour obtenir les classements demandés.
Nous
avons eu la même démarche avec le sujet de la ventilation naturelle sur le
projet du théâtre élisabéthain du château d’Hardelot avec l’architecte Andrew
Todd (voir d’a n° 250).
Nous avons dû démontrer que notre solution était valable, en testant notamment des
maquettes au laboratoire de la soufflerie Aérodynamique Eiffel pour étudier l’interaction
de notre dispositif avec le vent dans toute sa complexité. Ces expérimentations
physiques ont ensuite été couplées à des simulations numériques pour démontrer
la conformité du projet.
D’a : C’est vous qui proposez
l’option « ventilation naturelle » sur ce projet ?
C’est
un dialogue qui s’étend dans le temps. Nous avions déjà travaillé avec Andrew
Todd, l’architecte, sur d’autres opérations et partagé avec lui notre intérêt
pour cette solution. Le concours du théâtre a été l’opportunité de concrétiser
ces échanges antérieurs. Il se trouve qu’à la même période le conseil général
du Pas-de-Calais travaillait avec Jeremy Rifkin sur la transition écologique de
la région. De ce fait, les élus et agents du département étaient très
sensibilisés à ces enjeux d’écologie, d’énergie verte, de nouveaux modèles
techniques, etc. Le règlement de la consultation exigeait notamment de définir
le coût global de l’opération. Nous avons donc gagné ce concours contre des projets
plus « technicistes », qui dépensaient autour d’un demi-million
d’euros dans les équipements de ventilation, sans compter leur consommation
d’énergie ainsi que leur coût d’entretien et de maintenance sur le long terme.
La solution que nous apportons en prend le contre-pied par la sobriété de sa
technique. Elle contrôle simplement les mouvements de l’air sous l’effet couplé
de la chaleur et du vent grâce à une réflexion très poussée sur l’orientation
et la morphologie des volumes. Nous nous appuyons sur la compétence de Grégoire,
qui est ingénieur en mécanique des fluides et a été formé à l’architecture
navale. Nous maîtrisons donc assez bien ces questions d’écoulements libres des
flux, de manière plus scientifique que les compétences requises pour
dimensionner des réseaux dans lesquels circule de l’air et où il est surtout
question de puissance du ventilateur, de section des gaines et de pertes de
charges.
D’a : Ce mode de ventilation
naturelle ne crée-t-il pas un inconfort ou des désordres acoustiques dans une
salle de théâtre ?
Non,
il n’y a pas d’inconfort car les vitesses de déplacement de l’air sont très
faibles et, d’autre part, en hiver nous pouvons préchauffer l’air entrant grâce
à des batteries placées devant les entrées d’air. Il n’y a pas d’inconfort
acoustique non plus, au contraire, car il n’y a pas le bruit de fond des
moteurs de ventilation. C’est un endroit très agréable, très silencieux. Notre
sujet acoustique était plutôt de protéger le voisinage des sons émis par le
théâtre lors des représentations car nous avons des entrées et sorties d’air
très importantes.
D’a : Au final, est-ce que vous
avez obtenu les performances recherchées ?
Le théâtre
fonctionne bien. Le système de régulation de la ventilation est en cours de
rodage et fait l’objet de mises au point, comme dans toute pratique
expérimentale. Le bâtiment est équipé de différentes sortes de capteurs pour
pouvoir contrôler et analyser le comportement réel de la ventilation, en termes
de vitesse, de débit, de température, etc. Nous sommes actuellement en train d‘étalonner
nos hypothèses de travail, à partir de l’analyse des données enregistrées
durant la première année d’utilisation. Nous allons bientôt entreprendre ce
travail d’exploitation des résultats et d’évaluation.
D’a : Le temps de ces expérimentations
est-il compatible avec le temps d’un projet ?
Non,
on avance par paliers, il y a des choses que nous n’avons pas pu faire rue
Myrha mais que nous avons pu mettre en Å“uvre ensuite rue Oberkampf. Ce ne sont
pas les mêmes temporalités, mais les retours d’expérience du projet n alimentent le projet n + 1 qui peut alors aller un
peu plus loin. Il y a désormais un spécialiste des matériaux biosourcés au CSTB,
c’est un progrès, mais beaucoup reste à faire pour valoriser et développer leur
emploi. Pour le théâtre, c’est un peu pareil, nous attendons beaucoup de la
campagne d’instrumentation en cours pour mieux connaître le comportement réel
de l’air et incrémenter nos méthodes de conception.
D’a : Pour votre bureau d’études,
quel est le modèle économique de cette activité de R&D ?
C’est
notre grande difficulté. Toutes ces recherches sont entreprises dans le cadre
de missions de maîtrise d’œuvre conventionnelles et rémunérées comme telles.
Donc ces recherches sont financées par un investissement de temps non rémunéré,
voire plus, sans garanties de retour sur investissement puisque nous ne savons
pas si nous pourrons reproduire l’expérience acquise sur d’autres projets, Ã
court ou moyen terme.
La
maîtrise d’ouvrage a encore trop exceptionnellement la culture du coût global,
il est très difficile de faire financer ces recherches de la sorte : on
nous rétorque que les budgets de construction et de fonctionnement ne sont pas
les mêmes. Donc les gains à venir sur les consommations d’énergie et de
maintenance d’équipements high-tech ne peuvent pas être valorisés dans nos
études.
Il y
a une réflexion professionnelle à mener pour trouver un cadre adapté. Aujourd’hui,
nous n’y avons pas d’intérêt financier, nous le faisons par conviction, en
espérant que les connaissances que nous accumulons pourront être valorisées
dans le futur, mais sans certitudes. Par exemple, l’exploitation des mesures
sur le théâtre d’Hardelot, qui nécessite un gros travail d’exploitation et
d’interprétation des données pour réaliser une évaluation correcte, s’inscrit
dans le cadre juridique de la Garantie de parfait achèvement (GPA), qui est
complètement inadapté à une activité d’évaluation de l’expérimentation.
D’a : Quelles sont les voies
possibles pour qu’une activité de recherche et de développement puisse être
menée en situation de projet, et non pas seulement par les industriels qui
fabriquent des matériaux et des équipements ?
Il
faudrait que des petites structures comme les nôtres puissent bénéficier de
l’aide du crédit impôt recherche (CIR) pour mener à bien ces démarches
innovantes, mais ce dispositif favorise avant tout les grands groupes bien
organisés pour récupérer ces crédits.
Il faut comprendre que nous recherchons avant tout à favoriser un changement de paradigme. Il faut passer de bâtiments faits de produits industriels performants et normalisés assemblés entre eux à des édifices qui sont eux-mêmes, par leur conception globale, écologiquement vertueux. Nous cherchons aussi une architecture plus naturelle, moins techniquement sophistiquée, qui tire parti de sa conception bioclimatique et d’une connaissance fine du comportement de matériaux moins artificialisés. Par exemple, le théâtre d’Hardelot est entièrement construit en bois, donc son bilan carbone est négatif, il est ventilé naturellement, sans énergie ni équipement, seulement grâce à sa morphologie. À terme, c’est un gain évident pour tout le monde. Mais dans cette nouvelle logique, chaque projet nécessite une recherche singulière, une intelligence de situation plutôt que l’application de modèles industriels normalisés. Aujourd’hui, le cadre professionnel de la maîtrise d’œuvre est largement inadapté au développement expérimental pourtant nécessaire à la transition écologique de notre secteur d’activité. Le développement de la recherche universitaire est peut-être une piste intéressante ; cette idée n’est pas encore dans la culture des écoles d’architecture, mais il semble que les choses puissent bouger de ce côté-là .
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