Les architectures technocritiques - D'après nature, entretien avec Laurent et Grégoire Mouly, LM ingénierie (2/6)

Rédigé par Stéphane BERTHIER
Publié le 03/04/2018

Isolant en béton de chanvre

Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER
Dossier publié dans le d'A n°261

Le bureau d’études LM ingénieur est engagé dans le développement expérimental de la transition écologique. Basé à Paris, il recherche des solutions alternatives au modèle dominant des bâtiments basse consommation, fondé sur des enveloppes très isolantes, étanches à l’air, associées à des équipements de chauffage et de ventilation sophistiqués. Dans cet entretien, ses deux associés Laurent et Grégoire Mouly reviennent sur cette activité de recherche et de développement.

D’a : Quel est le diagnostic qui vous amène à développer des techniques alternatives comme la ventilation naturelle ou la construction en matériaux biosourcés ?

La réglementation en vigueur s’intéresse surtout à réduire les consommations d’énergie une fois le bâtiment construit. Or, il nous semble important aujourd’hui de s’intéresser au fait que l’énergie consommée pour construire le bâtiment est très élevée si nous voulons décarboner la construction. C’est d’ailleurs l’esprit du label E+C- (énergie positive et bas carbone). D’autre part, le modèle dominant des bâtiments basse consommation (BBC), aujourd’hui normalisé par la RT 2012, consiste essentiellement à rendre l’enveloppe très étanche, très isolée, et à ventiler mécaniquement en double flux. Mais les retours d’expérience montrent que les performances réelles sont en dessous des attentes et que ces constructions génèrent une sinistralité nouvelle lorsque les équipements techniques ne sont pas bien entretenus. De plus, on fait totalement abstraction de l’humidité de l’air dans les modèles de calcul et dans la conception. Nous réfléchissons de notre côté à des solutions plus « naturelles Â», moins étanches, en travaillant avec des matériaux biosourcés et en favorisant la ventilation naturelle quand c’est possible.

 

D’a : Est-ce le cas de vos travaux avec le béton de chanvre ?

Oui, nous avons déjà livré deux immeubles de logements à Paris, rue Myrha en 2013 avec les architectes North By Northwest (voir d’a n° 222) et rue Oberkampf en 2017 avec les architectes Barrault & Pressaco (voir d’a n° 259), qui expérimentent ce matériau. Nous sommes parvenus à obtenir les performances thermiques réglementaires avec seulement 10 cm de béton de chanvre en remplacement des 15 ou 20 cm d’une isolation plus classique. Pourtant, le béton de chanvre est moins bon isolant que la laine minérale ! Mais nous avons optimisé le caractère bioclimatique de la construction, en maximisant les gains d’énergie solaire. D’autre part, nous avons fait un travail très approfondi de diminution des ponts thermiques grâce à des planchers en bois. Il faut noter aussi que les façades de l’immeuble rue Oberkampf sont en pierre, matériau qui a une conductivité thermique plus faible que le béton. Ces travaux sont la preuve qu’en raisonnant globalement nous avons pu concevoir une architecture alliant performance et matière, en dehors des modèles normatifs. L’autre intérêt du béton de chanvre est qu’il respire et participe à la régulation de la vapeur d’eau en surplus dans le logement. On a donc moins besoin de ventiler pour assécher l’air intérieur. C’est un gain d’énergie supplémentaire.

 

D’a : De quoi ce matériau est-il fait ?

C’est de la fibre de chanvre liée avec de la chaux aérienne. La paille de chanvre est un coproduit de l’agriculture, délaissé après récolte et que nous pouvons valoriser dans la construction. C’est ce qu’on appelle un agro-matériau, dont le bilan carbone est négatif puisqu’il stocke du CO2. Si ces matériaux étaient développés, cela serait aussi un débouché intéressant pour l’agriculture, dans une logique d’économie circulaire et de circuits courts, avec peu de transformation industrielle. L’association de la chaux aérienne et du chanvre crée un matériau perméant et hygroscopique, c’est-à-dire qu’il peut absorber la vapeur d’eau en surplus dans l’air intérieur. Cette vapeur d’eau, en se condensant dans le matériau, libère de l’énergie, qui réchauffe la paroi. À l’inverse, l’été, l’humidité contenue dans le matériau se transforme en vapeur sous l’effet du rayonnement solaire sur la façade et rafraîchit la paroi : il s’agit d’une application du principe de transfert de chaleur latente. C’est une propriété physique commune à beaucoup de matériaux naturels, qu’il est très intéressant d’exploiter car la seule température de l’air ne fait pas tout dans le confort. La radiation des parois est importante dans le ressenti, comme lorsqu’on s’approche d’une baie vitrée en hiver. En réalité, le confort thermique est une notion globale qui associe la température de l’air à son degré d’humidité et aux effets de conduction et de radiation.

 

D’a : Comment ce confort thermique est-il évalué dans ces deux bâtiments ?

D’abord par les retours des habitants, qui nous ont fait part de leur satisfaction. Ensuite, il faudrait mener des campagnes d’instrumentation de ces projets expérimentaux pour en tirer des mesures exploitables scientifiquement. Aujourd’hui, le béton de chanvre, comme beaucoup de matériaux alternatifs, est encore mal connu d’un point de vue scientifique. Nous avons besoin d’entreprendre des recherches pour mieux comprendre le comportement de la matière en situation complexe de projet.

 

D’a : Comment réagissent les bureaux de contrôle face à ces démarches expérimentales ?

Sauf exception, plutôt positivement, mais il faut dire que nous allons très loin dans la justification de nos choix pour établir un dialogue constructif. Pour démontrer que notre isolation avec 10 cm de béton de chanvre respectait la réglementation thermique en vigueur, nous avons dû calculer avec précision les déperditions des ponts thermiques, intégrer finement les apports solaires, etc. On ne peut pas se contenter de données standard, il faut informer très précisément le modèle pour l’affiner. C’est un gros travail. Nous nous appuyons sur l’esprit des normes, afin de démontrer que notre solution respecte le cadre de la règle en vigueur.

 

Ensuite, il n’existe pas encore de DTU pour ce matériau, nous avons donc extrapolé les recommandations des Règles professionnelles, dont le domaine d’application est limité pour l’instant à l’habitat individuel. Mais les fabricants de béton de chanvre comme BCB sont assez proactifs et nous ont aidés dans nos démarches. Ils sont mobilisés depuis plus de vingt ans dans ces démarches expérimentales pour faire normaliser leur matériau dans un DTU. Ils ont par exemple fait réaliser des essais au feu pour obtenir les classements demandés.

 

Nous avons eu la même démarche avec le sujet de la ventilation naturelle sur le projet du théâtre élisabéthain du château d’Hardelot avec l’architecte Andrew Todd (voir d’a n° 250). Nous avons dû démontrer que notre solution était valable, en testant notamment des maquettes au laboratoire de la soufflerie Aérodynamique Eiffel pour étudier l’interaction de notre dispositif avec le vent dans toute sa complexité. Ces expérimentations physiques ont ensuite été couplées à des simulations numériques pour démontrer la conformité du projet.

 

D’a : C’est vous qui proposez l’option « ventilation naturelle Â» sur ce projet ?

C’est un dialogue qui s’étend dans le temps. Nous avions déjà travaillé avec Andrew Todd, l’architecte, sur d’autres opérations et partagé avec lui notre intérêt pour cette solution. Le concours du théâtre a été l’opportunité de concrétiser ces échanges antérieurs. Il se trouve qu’à la même période le conseil général du Pas-de-Calais travaillait avec Jeremy Rifkin sur la transition écologique de la région. De ce fait, les élus et agents du département étaient très sensibilisés à ces enjeux d’écologie, d’énergie verte, de nouveaux modèles techniques, etc. Le règlement de la consultation exigeait notamment de définir le coût global de l’opération. Nous avons donc gagné ce concours contre des projets plus « technicistes Â», qui dépensaient autour d’un demi-million d’euros dans les équipements de ventilation, sans compter leur consommation d’énergie ainsi que leur coût d’entretien et de maintenance sur le long terme. La solution que nous apportons en prend le contre-pied par la sobriété de sa technique. Elle contrôle simplement les mouvements de l’air sous l’effet couplé de la chaleur et du vent grâce à une réflexion très poussée sur l’orientation et la morphologie des volumes. Nous nous appuyons sur la compétence de Grégoire, qui est ingénieur en mécanique des fluides et a été formé à l’architecture navale. Nous maîtrisons donc assez bien ces questions d’écoulements libres des flux, de manière plus scientifique que les compétences requises pour dimensionner des réseaux dans lesquels circule de l’air et où il est surtout question de puissance du ventilateur, de section des gaines et de pertes de charges.

 

D’a : Ce mode de ventilation naturelle ne crée-t-il pas un inconfort ou des désordres acoustiques dans une salle de théâtre ?

Non, il n’y a pas d’inconfort car les vitesses de déplacement de l’air sont très faibles et, d’autre part, en hiver nous pouvons préchauffer l’air entrant grâce à des batteries placées devant les entrées d’air. Il n’y a pas d’inconfort acoustique non plus, au contraire, car il n’y a pas le bruit de fond des moteurs de ventilation. C’est un endroit très agréable, très silencieux. Notre sujet acoustique était plutôt de protéger le voisinage des sons émis par le théâtre lors des représentations car nous avons des entrées et sorties d’air très importantes.

 

D’a : Au final, est-ce que vous avez obtenu les performances recherchées ?

Le théâtre fonctionne bien. Le système de régulation de la ventilation est en cours de rodage et fait l’objet de mises au point, comme dans toute pratique expérimentale. Le bâtiment est équipé de différentes sortes de capteurs pour pouvoir contrôler et analyser le comportement réel de la ventilation, en termes de vitesse, de débit, de température, etc. Nous sommes actuellement en train d‘étalonner nos hypothèses de travail, à partir de l’analyse des données enregistrées durant la première année d’utilisation. Nous allons bientôt entreprendre ce travail d’exploitation des résultats et d’évaluation.

 

D’a : Le temps de ces expérimentations est-il compatible avec le temps d’un projet ?

Non, on avance par paliers, il y a des choses que nous n’avons pas pu faire rue Myrha mais que nous avons pu mettre en Å“uvre ensuite rue Oberkampf. Ce ne sont pas les mêmes temporalités, mais les retours d’expérience du projet n alimentent le projet n + 1 qui peut alors aller un peu plus loin. Il y a désormais un spécialiste des matériaux biosourcés au CSTB, c’est un progrès, mais beaucoup reste à faire pour valoriser et développer leur emploi. Pour le théâtre, c’est un peu pareil, nous attendons beaucoup de la campagne d’instrumentation en cours pour mieux connaître le comportement réel de l’air et incrémenter nos méthodes de conception.

 

D’a : Pour votre bureau d’études, quel est le modèle économique de cette activité de R&D ?

C’est notre grande difficulté. Toutes ces recherches sont entreprises dans le cadre de missions de maîtrise d’œuvre conventionnelles et rémunérées comme telles. Donc ces recherches sont financées par un investissement de temps non rémunéré, voire plus, sans garanties de retour sur investissement puisque nous ne savons pas si nous pourrons reproduire l’expérience acquise sur d’autres projets, à court ou moyen terme.

 

La maîtrise d’ouvrage a encore trop exceptionnellement la culture du coût global, il est très difficile de faire financer ces recherches de la sorte : on nous rétorque que les budgets de construction et de fonctionnement ne sont pas les mêmes. Donc les gains à venir sur les consommations d’énergie et de maintenance d’équipements high-tech ne peuvent pas être valorisés dans nos études.

 

Il y a une réflexion professionnelle à mener pour trouver un cadre adapté. Aujourd’hui, nous n’y avons pas d’intérêt financier, nous le faisons par conviction, en espérant que les connaissances que nous accumulons pourront être valorisées dans le futur, mais sans certitudes. Par exemple, l’exploitation des mesures sur le théâtre d’Hardelot, qui nécessite un gros travail d’exploitation et d’interprétation des données pour réaliser une évaluation correcte, s’inscrit dans le cadre juridique de la Garantie de parfait achèvement (GPA), qui est complètement inadapté à une activité d’évaluation de l’expérimentation.

 

D’a : Quelles sont les voies possibles pour qu’une activité de recherche et de développement puisse être menée en situation de projet, et non pas seulement par les industriels qui fabriquent des matériaux et des équipements ?

Il faudrait que des petites structures comme les nôtres puissent bénéficier de l’aide du crédit impôt recherche (CIR) pour mener à bien ces démarches innovantes, mais ce dispositif favorise avant tout les grands groupes bien organisés pour récupérer ces crédits.

 

Il faut comprendre que nous recherchons avant tout à favoriser un changement de paradigme. Il faut passer de bâtiments faits de produits industriels performants et normalisés assemblés entre eux à des édifices qui sont eux-mêmes, par leur conception globale, écologiquement vertueux. Nous cherchons aussi une architecture plus naturelle, moins techniquement sophistiquée, qui tire parti de sa conception bioclimatique et d’une connaissance fine du comportement de matériaux moins artificialisés. Par exemple, le théâtre d’Hardelot est entièrement construit en bois, donc son bilan carbone est négatif, il est ventilé naturellement, sans énergie ni équipement, seulement grâce à sa morphologie. À terme, c’est un gain évident pour tout le monde. Mais dans cette nouvelle logique, chaque projet nécessite une recherche singulière, une intelligence de situation plutôt que l’application de modèles industriels normalisés. Aujourd’hui, le cadre professionnel de la maîtrise d’œuvre est largement inadapté au développement expérimental pourtant nécessaire à la transition écologique de notre secteur d’activité. Le développement de la recherche universitaire est peut-être une piste intéressante ; cette idée n’est pas encore dans la culture des écoles d’architecture, mais il semble que les choses puissent bouger de ce côté-là.

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