"Decent housing now" : combats américains pour les droits civiques des années 1960 |
Dossier réalisé par - JOFFROY PASCALE ET GUILPAIN LAURELINE Pénurie de logements bon
marché, logements trop chers, qualités insuffisantes… les questions que pose le
logement en Europe ne sont pas nouvelles, mais l’augmentation continue depuis
un siècle de son coût dans le budget des ménages donne un poids plus dramatique
à ce sujet, considéré aujourd’hui comme un des principaux facteurs d’inégalité.
Les « crises » du logement seraient-elles entrées dans une phase
nouvelle ? |
À Lyon, pendant le
Festival international du Logement social en juin dernier, la porte-parole du
réseau européen Housing
for All, créé à Vienne, indiquait que 82 millions de personnes
souffrent des coûts du logement en Europe. Le nombre des sans-abri dans l’Union
européenne a augmenté de 70 % en dix ans. « La construction de
logements sociaux a été divisée par quatre en cinq ans dans l’UE »,
affirmait Cédric Van Styvendael, président la fédération européenne du logement
social, Housing Europe, précisant que « dans le même temps, on voit se
déployer les stratégies spéculatives d’investisseurs qui se portent massivement
acquéreurs de logements, y compris sociaux ». La Banque mondiale elle-même
alerterait pour la première fois les pays de l’UE sur la pénurie de logements
abordables, qui nuit au développement économique. « Il y a une crise du
logement à l’échelle mondiale. C’est la crise sociale la plus importante du
moment, aussi urgente que la crise climatique. À Stockholm, Amsterdam, Berlin
comme New York, les gens ne peuvent plus se loger donc travailler »,
insistait Leilani Farha, rapporteuse de l’ONU pour le logement abordable.
Éboueurs, conducteurs de métro, policiers, instituteurs, infirmiers,
commerçants et leurs salariés : on donne désormais des noms à ces travailleurs-clés
qui peinent à faire fonctionner la ville faute de pouvoir se loger. Pour la
sociologue et économiste Saskia Sassen, « la financiarisation mondiale des
marchés du logement est un phénomène plus grave encore que la gentrification
des quartiers qui chasse les classes moyennes vers les périphéries ».
En France, on ne vend pas
encore le logement social en bloc à des investisseurs, mais la loi Elan demande
aux bailleurs de vendre 1 % de leur parc chaque année à leurs occupants ou
à des particuliers. Alors que le droit opposable
au logement prévu par la loi de 2007 reste notablement inappliqué, assiste-on à la fin du « modèle français » du
logement social ? Les chiffres du ministère de la Cohésion du territoire
indiquent dans le même temps une chute de l’effort public pour le logement,
redescendu au niveau de 2007 pour un secteur qui rapporterait à l’État.
Le poids du logement dans
le budget des ménages, de 10 % environ dans les années 1950, atteint
aujourd’hui 22 %, en loyers et charges, toutes classes confondues. Il est
de 36 % pour les personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Les chiffres
européens d’Eurostat pour l’Europe sont équivalents, avec une part de 40 %
pour les 1/10e les plus pauvres. Le dernier rapport de la Fondation Abbé
Pierre estime à plus de 16 millions les personnes touchées par la crise du
logement, parmi lesquelles 12,1 millions de personnes fragilisées par un
effort financier excessif, la précarité énergétique ou l’occupation d’un
logement dans une copropriété en difficulté. Parmi les 4 millions de
« mal logés », 2 millions vivent dans un logement sans confort,
143 000 sont sans domicile du tout et 91 000 occupent des habitations
« de fortune ». Accéder au logement reste
un défi majeur pour les populations vulnérables, par centaines de millions dans
le monde mais, on le voit, aussi en Europe.
Après avoir privilégié la
dérégulation, la Commission européenne considère pour 2020 que le logement
social est un investissement nécessaire à la cohésion sociale, et prévoit une
augmentation significative de fonds à travers la Banque européenne d’investissement.
Ces fonds doivent être saisis à travers des « programmes » dévolus au
« logement abordable » où « l’innovation » devrait être de
mise. Mais quels outils, formes ou concepts peuvent rendre le logement
« abordable » ? Il est vraisemblable que les propositions s’appuieront
sur un faisceau de pratiques en essor partout dans le monde, sur des bases
théoriques parfois anciennes.
Réensemencer
Le manque de logement n’est
pas un fait nouveau. Le droit d’habiter dans des conditions décentes s’inscrit
comme une lutte historique au XIXe siècle en Europe occidentale et au début du XXe siècle en Amérique
latine. Dans l’histoire canonique française, elle a donné naissance aux
politiques de construction d’État, appuyées sur le concept de
« cellule » d’habitation minimum. Mais l’État bâtisseur, même dans
ses productions notables, a toujours montré ses limites. Certains pays ont
choisi des voies différentes, comme le logement coopératif en Suisse et au
Canada. Dans d’autres, les expériences utopiques anciennes (Owen, Saint-Simon,
Fourier, Cabet, Godin), ou plus récentes appuyées sur le Droit à la ville
(Henri Lefebvre) ou la dé-spéculation foncière (combats américains pour les
droits civiques) ont diffusé progressivement leurs idées de partage, de
mutualisation, de biens communs. Ces idées se concrétisent depuis trente ans en
empruntant différentes voies politiques pour loger en masse : propriété
collective, refus de la spéculation, séparation entre propriété et usage, mais
aussi dans une moindre mesure autogestion et autoconstruction, défense du
« hors norme », luttes pour la régularisation de l’informel, etc.
C’est dans des villes
pauvres d’Amérique du Sud et d’Afrique que les exemples s’affirment avec le
plus de vigueur ces dernières décennies, en conquérant des appuis
institutionnels que les Européens regardent maintenant avec intérêt. Populaires
et « par le bas », ces nouvelles fabriques posent le logement comme
une dynamique sociale et non comme une question morphologique réservée aux
sachants. Elles transcendent les modes de production et leurs modèles. Elles
interrogent la représentation sociale de ce qu’on appelle le logement, et la
question de ceux qui sont susceptibles d’en assurer la fabrication. Et si loger
tout le monde – jusqu’aux populations sans travail –, c’était
admettre une part d’autoproduction du logement ? Et si l’obligation de
loger modifiait les normes de pensée actuelles de ce qu’on veut pour le
logement ? Et si conserver et transformer davantage « l’insalubre »
permettait de mieux loger ?
L.G. et P.J.
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