Wild Tower, ville conceptuelle de XTU pour une architecture ensauvagée |
Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN L’architecture
a rejoint les rangs des activités éligibles au crédit d’impôt recherche (CIR), une
aide fiscale destinée à soutenir la R&D dans les entreprises. Malgré les avantages
qu’il offre, autant aux petites qu’aux grandes agences, peu nombreuses sont celles
à avoir été informées de l’ouverture de ce dispositif à la discipline, encore
moins celles à en bénéficier aujourd’hui. Il est vrai que le CIR relève parfois
d’une procédure fastidieuse. Il a d’ailleurs fait émerger un nouveau marché
économique pour le secteur : les sociétés de conseil spécialisées
« en financement de l’innovation ». Le formalisme académique requis
pour ces dossiers renvoie également à la difficulté de définir la recherche
dans la discipline. Alors qu’en février dernier était publié le décret créant
le statut d’enseignant-chercheur des ENSA, le CRI est aussi une opportunité
pour s’interroger plus essentiellement sur ce que peut être la recherche en
architecture. |
Créé par la loi de Finances de 1983 et pérennisé en 2004, le crédit d’impôt recherche (CIR) est une réduction d’impôt calculée sur les dépenses de Recherche et Développement (R&D) engagées par les entreprises françaises. Mis en place pour renforcer leur compétitivité au plan international, ce dispositif fiscal s’adresse en principe à toutes, quels que soient leur secteur d’activité, leur taille et leur organisation. Cependant, il a fallu attendre 2012, soit presque trente ans après sa mise en place, pour que tous les travaux de R&D soient éligibles au CIR, ouvrant enfin la voie aux agences d’architecture dans le sillage des bureaux d’études d’ingénierie.
Cette ouverture relativement
récente reflète la reconnaissance tardive de la recherche dans la discipline
par le ministère de la Recherche, de l’Enseignement supérieur et de l’Innovation
(MESRI). « Il y a toujours eu une forme de maltraitance du monde de la
recherche pour celui de l’architecture, sans doute liée à l’inexistence d’un
doctorat propre à la discipline jusqu’à la réforme des écoles en 2005 et l’introduction
du cursus LMD », émet comme hypothèse l’architecte et enseignant Philippe
Prost, par ailleurs président du Conseil d’administration de l’École nationale
supérieure d’architecture de Paris-Belleville. Le rapport Feltesse, commandé
par le ministère de la Culture en 2013, préconisant un rapprochement de l’enseignement
supérieur et celui de l’architecture, suivi de la Stratégie nationale pour l’architecture
en 2015, ont achevé de consacrer la recherche dans les écoles. Le décret de
février entérinant la suppression du statut d’enseignant-praticien au profit d’un
statut unique, celui d’enseignant-chercheur, en est une transposition.
La reconnaissance des travaux
des praticiens n’en demeure pas moins discrète lorsqu’on regarde de plus près le
guide du crédit d’impôt recherche publié chaque année par le MESRI, qui s’adresse
à tous les profils de candidats. Parmi tous les champs d’activité identifiés en
annexe de ce guide ne figure pas en effet l’architecture, requalifiée en
« aménagement de l’espace », et encore en mot clé regroupé avec
la sociologie, la démographie, l’ethnologie, l’anthropologie et la géographie. La
discipline ne serait donc pas tout à fait considérée comme une science de
recherche à part entière.
Discerner
les sujets de recherche
Cette difficulté à faire
émerger une doctrine du côté de l’administration renvoie à une question de
fond : qu’est-ce que la R&D en architecture ? Le projet d’architecture
peut-il être considéré comme un acte de recherche en soi ? Certains
architectes pensent que la R&D est inhérente à leur pratique ; à les
entendre, les « Monsieur Jourdain » seraient nombreux dans la
profession.
Le guide indique cependant
que « le critère fondamental permettant de distinguer un projet de R&D
est le fait qu’il doit associer un élément de nouveauté non négligeable avec la
dissipation d’une incertitude scientifique et/ou technique ». La R&D
est donc l’écart appréciable par rapport au savoir-faire de la profession. Un
travail de conception architecturale, spécifique par nature et qui nécessite de
rechercher des solutions adaptées, n’ouvre donc pas automatiquement un droit au
CIR, de même que l’élaboration d’ATEx (appréciation technique d’expérimentation) ou de prototypes pour les commandes de grande
envergure souvent complexes. En revanche, si ces solutions font avancer l’état
des connaissances (quand bien même elles n’aboutiraient pas), lèvent un verrou
scientifique ou technique et présentent un caractère de nouveauté, elles s’inscrivent
alors dans le champ de la R&D. Il convient donc de bien distinguer les
sujets de recherche des projets d’architecture avant d’aller plus loin dans la
démarche.
Cette distinction n’est pourtant pas évidente à faire.
Les experts scientifiques, chargés auprès du MESRI d’évaluer les dossiers de
candidature, pointent le manque de clairvoyance de certaines agences. Peu d’entre
elles ont bâti explicitement des éléments de R&D. Experte mandatée début
2016 par le MESRI, Caroline Lecourtois a examiné une vingtaine de dossiers :
« Parmi l’ensemble des dossiers que j’ai pu expertiser, un seul n’a posé
aucun problème et a été éligible au CIR dans sa totalité. Quelques-uns ont été
totalement écartés du dispositif mais la majorité d’entre eux ont été
partiellement éligibles. Nous avons pris le temps de rencontrer chacune des
agences afin d’expliquer nos attentes, de pointer les incompréhensions, d’encourager
et de promouvoir la recherche dans les agences. Nous sommes au début du
dispositif, une période de maturation est ainsi nécessaire pour que la
recherche soit comprise au sens académique du terme. Lors de ces expertises,
nous en profitons pour faire de la pédagogie auprès des architectes. »
Un
dispositif souterrain
Est-ce la fragilité de leurs
travaux qui entretient le peu d’appétence, voire la grande frilosité, de ces
derniers à communiquer sur ce dispositif ? « Peur d’un contrôle
fiscal de l’agence », « crainte d’un redressement sur des versements CIR,
qui peut avoir lieu trois ans après » et, dans un contexte où cette aide
financière est régulièrement accusée d’organiser la fraude fiscale, « peur
que la source se tarisse en braquant les projecteurs sur la profession »,
s’est-on entendu dire parmi les réponses. Contrairement à bien d’autres
domaines – l’informatique, les biotechnologies, l’industrie
pharmaceutique, etc. – où cette démarche est valorisée, les architectes
semblent éprouver une certaine gêne à parler de leur rapport à cet outil
financier, qui renvoie davantage à l’image d’un chef d’entreprise qu’à celle du
créatif. Si le groupe EIF, société de conseil spécialisée dans le financement
de l’innovation (ou plus communément dans l’optimisation fiscale), fait valoir
un portefeuille de 80 agences, Ã peine une vingtaine accepte-t-elle de
figurer dans sa plaquette commerciale. Ajoutons aussi que le MESRI n’a pas
donné suite à nos demandes d’entretien.
Le secret du CIR semble bien
gardé. Aussi n’est-on pas surpris d’apprendre que, mis à part les cabinets aux
plus gros chiffres d’affaires démarchés par ces sociétés de conseil, les
agences de taille plus modeste inscrites dans ce processus ont eu connaissance
de cette aide financière par hasard. « C’est un dispositif assez
souterrain, poursuit Philippe Prost, qui reflète l’état individualiste de la
corporation. Chacun pense qu’il va mieux s’en sortir que les autres. On n’est
pourtant pas dans le schéma d’une compétition industrielle ; en
architecture, les sujets sont larges. Le ministère de la Culture comme l’Ordre
ne communiquent pas non plus sur cette aide fiscale ; chacun campe sur ses
prérogatives, qui restent bien cloisonnées. »
Les
sociétés de conseil, incontournables
Pour les architectes qui ont accepté
de témoigner sur le sujet (on tient à les en remercier, d’autant plus qu’ils
étaient peu nombreux), l’aspect fastidieux et compliqué du dossier
administratif à remplir, comme le formalisme à respecter, les incitent à se
faire épauler par les sociétés de conseil. Leur mission ? Évaluer la part
des travaux de recherche dans l’activité de « constructeur », déterminer
avec l’architecte les limites de l’état de l’art (l’état des connaissances
scientifiques et techniques et les incertitudes), remplir les feuillets fiscaux,
calculer le montant du CIR… « Un accompagnement dont les agences peuvent se
dispenser lorsqu’elles produisent réellement des contenus scientifiques et qui,
in fine, n’est guère profitable
à la compréhension du travail de recherche réalisé », constate Caroline
Lecourtois.
Avant de s’engager dans le
CIR, ces dernières peuvent
aussi adresser un rescrit – une demande d’avis préalable sur l’éligibilité
de leurs travaux. Lorsque le dossier est entièrement validé, l’administration
procède à un versement (le montant étant souvent supérieur à l’impôt sur les sociétés
pour les PME), correspondant à 30 % des dépenses consacrées aux recherches.
Celles-ci se rapportent pour l’essentiel aux heures de travail passées, mais on
peut chiffrer aussi la veille technologique (les abonnements aux revues d’architecture
sont considérés comme telle, ainsi que la participation à des salons, Batimat
par exemple) et les frais de matériel lorsqu’ils sont justifiés. Dans l’éventualité
où les experts demandent des informations supplémentaires lors de l’évaluation
préalable, ou dans le cadre d’un contrôle fiscal, l’agence doit être en mesure
de fournir des dessins, des notes de calculs, bref, de prouver que sa recherche
est bien étayée. « Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte pour obtenir
la validation d’un dossier : sa présentation, les axes de recherche, la
façon dont le consultant a reformulé et synthétisé ces recherches, et la
personnalité de l’expert qui va l’analyser », précise Anne-Laure d’Artemare,
architecte et attachée de direction à l’agence ANMA.
Plus de doctorants dans les agences
Certains
indicateurs tels que la participation à des colloques et la publication d’articles
sont le gage d’une démarche sincère ; la présence de doctorants ou de
docteurs en agence représente aussi une caution importante, car elle signifie
que l’agence est en contact avec des laboratoires de recherche. Pourtant, quoique fortement encouragé avec la
mesure « 100 doctorants dans les agences à l’horizon 2020 » de
la loi SNA, très peu d’agences font aujourd’hui appel à cette matière
grise. Ce n’est pas faute d’essayer, mais leurs recherches semblent très
éloignées, pour ne pas dire déconnectées, des préoccupations des praticiens. « Partir
des sujets éligibles au CIR, via une plateforme en ligne par exemple, pour constituer
un vivier de sujets de thèse pourrait être un moyen d’éviter qu’il n’y ait que
des docteurs patentés et des architectes qui font de la recherche sans le
savoir », suggère Philippe Prost.
D’ici à ce qu’une vague de doctorants rejoigne les agences, les architectes inscrits dans le
dispositif insistent : le CIR n’est pas seulement un droit à ouvrir une
ligne de déduction fiscale, il aide à se développer et à se structurer. Lucie
Niney (agence NeM), qui a déposé son premier dossier en 2017, le perçoit comme
un outil qui doit permettre de dépasser la gestion projet par projet, pour
mener une réflexion à long terme sur des sujets transversaux. « Même sur
un petit projet, il y a matière à passer le double du temps estimé au départ si
l’on veut aller vers des solutions qui sortent des sentiers balisés, et ce
temps-là n’est jamais facturé. Le CIR peut nous aider à trouver un équilibre
financier », fait valoir l’architecte. Manière de renvoyer en miroir à l’inconfort
des petites agences (la majorité), voire à une certaine précarité qui semble bien
loin des montants mirobolants du CIR que perçoivent d’autres secteurs d’activité.
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