Le bureau et la ville, une affection nouvelle. Entretien avec Michaël Fenker

Rédigé par Karine DANA
Publié le 06/06/2016

Dossier réalisé par Karine DANA
Dossier publié dans le d'A n°245

La question de la localisation des entreprises sur un territoire connaît aujourd’hui de nouveaux enjeux. La quête d’urbanité, de stabilité et de proximité avec les services contribue aux prises de décisions d’implantation. Michaël Fenker – architecte, docteur en sciences de gestion, ingénieur de recherche au ministère de la Culture et de la Communication, et directeur du laboratoire « Espaces travail » à l’École d’architecture de Paris- La Villette – nous éclaire sur la question.

D’A : Quels mécanismes et critères déterminent-ils aujourd’hui les choix d’implantation des sièges d’entreprise ?

Les entreprises françaises ont intégré l’idée que, lors d’une journée de travail, il est bénéfique que le salarié ait accès aux commodités de la ville et à ses services. De plus en plus de sièges sociaux cherchent donc à profiter des « qualités urbaines Â» d’un site. Et pour une entreprise comme pour n’importe quel habitant, finalement, le niveau d’attractivité d’un territoire est défini suivant sa qualité de vie au sens large, la possibilité d’y exercer des activités créatives, de se loger facilement, suivant la valeur de ses écoles, du bassin d’emploi dans le cadre de l’installation d’un couple, de l’offre culturelle, etc.

Pendant longtemps, la seule question des facilités de transport a été mise en avant pour expliquer les choix d’implantation des entreprises, mais aujourd’hui, les choses ont changé.


D’A : Paradoxalement, en développant des programmes presque autosuffisants (restaurant, cafétéria, salle de sport, bibliothèque intégrés), les entreprises qui sont censées être également un moteur pour les quartiers dans lesquelles elles s’implantent n’ont-elles pas tendance à encourager les employés à rester à l’intérieur de leur enceinte ? Cela peut se mesurer à Issy-les-Moulineaux chez Coca-Cola, ou à Pantin au bord du canal de l’Ourcq dans le « cloître Â» des nouveaux locaux Chanel, par exemple.

La tendance des entreprises à prendre en compte la qualité urbaine dans leur choix d’implantation n’empêche absolument pas d’émettre des critiques ! Vous évoquez Issy-les-Moulineaux et Pantin… Ces localisations ne sont pas neutres. Il est tout à fait notable que des entreprises s’implantent en première ceinture plutôt qu’à 15 kilomètres de Paris. D’autre part, bénéficier de services intégrés dans les immeubles de bureaux n’empêche pas forcément les salariés de sortir déjeuner à l’extérieur. Ils ont ainsi le choix de profiter ou non de ce que la ville peut leur apporter.

Ces stratégies de localisations varient bien évidemment selon l’offre foncière et les projets de regroupements des entreprises qui nécessitent parfois d’occuper de très grosses emprises. Toujours est-il que la volonté d’implanter des sièges à Saint-Ouen, Aubervilliers, Gentilly, Issy ou Pantin – même si l’environnement immédiat ne présente pas une urbanité comparable à celle de Paris – est en rupture avec la tendance que l’on a pu constater dans les années 1960, 1970 ou 1980, où les sièges étaient localisés en ville nouvelle, par exemple.

Clairement, les entreprises veulent aujourd’hui s’inscrire dans une continuité avec la localité dans laquelle elle s’installe, même si tous les services ne sont pas au rendez-vous au moment de leur implantation. Elles s’appuient sur le potentiel d’évolution de ces communes bien situées, en termes d’offres comme d’image.

Par ailleurs, à croire la programmation des écoquartiers qui fleurissent partout en France, la notion de mixité fonctionnelle est devenue aujourd’hui très présente. La tendance à créer des quartiers monofonctionnels en termes de logements ou des pôles d’affaires commence à disparaître. C’est au moins ce que traduisent les intentions des projets. La pensée urbanistique évolue. Les décideurs sont aujourd’hui conscients des aspects néfastes de la séparation des activités. Cela va de pair avec l’idée de développement durable. Et j’ai le sentiment que, au-delà des collectivités et des urbanistes, les entreprises trouvent également un intérêt à cette mixité fonctionnelle.


D’A : Les entreprises recrutent-elles là où elles s’implantent ?

C’est très variable. En ce qui concerne certaines PME du monde de l’industrie, les projets de robotisation récemment mis en place offrent des perspectives de développement et peuvent créer des emplois. La question du recrutement local est alors importante. Cela présente pour l’entreprise une possibilité de fidélisation intéressante. Pour ce qui est du tertiaire, l’analyse est plus compliquée et les observations sur le terrain plus diffuses. La quête d’attractivité urbaine pour faire venir des salariés et affronter la concurrence pousse les entreprises à s’intéresser aux territoires dans lesquels elles s’implantent, d’autant que beaucoup d’entre elles ont un rayonnement international. C’est pourquoi l’attractivité du territoire n’importe pas nécessairement pour recruter le personnel localement, mais pour signifier une stabilité et une identité d’entreprise.

Pour certaines sociétés, l’histoire de l’activité et du métier favorise le maintien des entreprises sur un territoire historique. Et c’est d’ailleurs le cas de Chanel à Pantin où, de 1891 à 2007, jusqu’à 300 personnes ont travaillé sur le site de l’entreprise Bourjois, rue Delizy, où l’on fabriquait alors des rouges à lèvres avec des matières premières venant des abattoirs de la Villette…

Mais bien souvent, dans le cadre des fusions, les entreprises changent de localisation assez fréquemment. Elles n’ont pas toujours la possibilité de s’ancrer sur un territoire, d’autant que les capitaux ne sont plus immobilisés comme ils pouvaient l’être il y a vingt ans : les entreprises n’achètent plus les bureaux qu’elles occupent. Cela constitue un important changement. Mais alors qu’elles subissent aujourd’hui une plus grande volatilité, les entreprises cherchent paradoxalement à s’appuyer sur un tissu, des expériences, des connaissances existantes pour s’implanter (entreprise partenaire ou métiers similaires à proximité, par exemple) afin de contrebalancer cette instabilité, justement.


D’A : Le parc de l’immobilier tertiaire présente toujours un taux de vacance important. Que pensez-vous de l’initiative Conjugo pour « construire réversible Â», lancée par Vinci Construction France et le cabinet d’architecture Canal1 ?

Il y a en effet toujours une surproduction de bureaux en France. Ce phénomène est notamment lié à la spéculation immobilière. L’immobilier d’entreprise offre un plus grand rendement pour les investisseurs que les immeubles de logements. Un bailleur va gérer des surfaces plus importantes. L’échelle est donc plus favorable en termes d’investissement. Toutefois, pour mieux anticiper et étaler les risques d’une surcapacité – et ne pas retomber dans les travers des programmes de transformation de bureaux en logements des années 1990 –, certains projets d’immobilier tertiaire envisagent la possibilité d’intégrer dès leur conception une aptitude à la reconversion en immeuble de logements ou même en hôtel. Cette approche est bien sûr intéressante. Sans viser les études de Vinci Construction que je ne connais pas suffisamment, j’émets cependant quelques réserves quant à la concrétisation d’une telle initiative. Si sur le plan fonctionnel – structure, acoustique, fluides, etc. –, la réversibilité de bureaux en logements est envisageable, elle me semble toutefois plus difficile à organiser du point de vue des modalités d’usages et de gestion. Sur ces aspects, peut-on envisager facilement la coexistence des activités tertiaires avec des logements ? Je n’en suis pas si sûr… On n’habite pas facilement un immeuble de bureaux, et inversement.



1. Lire à ce sujet l’article de Sibylle Vincendon, « Comment transformer des bureaux en logements, en hôtels, en ce qu'on veut… (sans peine) Â», Libération, 11 janvier 2016.


Lisez la suite de cet article dans : N° 245 - Juin 2016

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