L'architecture contre l'histoire

Rédigé par Pierre CHABARD
Publié le 05/10/2018

Maquette de la seconde version du projet du nouveau LACMA

Dossier réalisé par Pierre CHABARD
Dossier publié dans le d'A n°266

Après avoir été quelque peu latéralisée du débat architectural au tournant du XXie siècle, l’histoire – sinon la chose du moins le mot – semble, ces derniers temps, y reprendre une place centrale. En 2017, la deuxième biennale de chicago titrait « make new history » et portait sur ce que les architectes d’aujourd’hui ne considéreraient plus « ni comme le passé oppressant dont le modernisme voulait se libérer, ni comme une attitude réactionnaire envers le progrès effréné » (dp). 

En automne 2019, la triennale de Lisbonne explorera quant à elle les « poétiques de la raison » qui permettraient, selon Eric La Pierre, son commissaire, de « créer des architectures pertinentes, qui s’attachent au passé sans nostalgie ou citations littérales et qui s’adressent au corpus éternel de la théorie architecturale, laquelle doit être sans cesse renouvelée et modifiée pour rester la même ». Entre-temps, deux ouvrages (un catalogue d’exposition et un recueil d’entretiens) émanant d’architectes particulièrement en vue (pour l’un, Go Hasegawa et Office Kersten Geers David Van Severen et, pour l’autre, Peter Zumthor) ont abondé cette thématique renaissante.


Zumthor et l’émotion du temps :

 

C’est Mari Lending qui a recueilli la parole du maître d’Haldenstein dans un des opuscules aussi brefs que précieusement édités (ici chez Scheidegger & Spiess) qui jalonnent son Å“uvre et que les étudiants dévorent avec dévotion1. Illustré d’intrigantes photos d’Hélène Binet des magnifiques pavements de Dimitris Pikionis à l’Acropole, A Feeling of History (paresseusement traduit par Présences de l’histoire pour l’édition francophone) convie le lecteur aux conversations élevées que Zumthor a concédé à l’historienne norvégienne de l’architecture entre septembre 2014 et août 2017, autour de projets récents : notamment ceux en Norvège – ses aménagements touristiques et muséographiques sur le site des anciennes mines de zinc de Allmannajuvet à Sauda (2016) et son Mémorial de Steilneset (2012), commémorant les holocaustes de sorcières sur l’île de Vardø – ainsi que son projet controversé, et sans doute à contre-emploi, pour le Los Angeles County Museum of Art (2013, livraison prévue fin 2019). Alors que ces projets se distinguent dans son Å“uvre par leur éloignement géographique par rapport à son épicentre génétique (la montagne des Grisons), c’est plutôt sous l’angle de leur rapport à « l’histoire » qu’ils sont ici auscultés. Mais de quelle histoire parle-t-on ? Certainement pas celle « conservée sur du papier et enseignée à l’université » et « qui a peu de rapport avec les choses réelles » (p. 15). Méfiant envers la recherche historiographique et, plus généralement, envers la culture livresque de l’architecture, Zumthor prétend, comme d’autres architectes de sa génération, que l’histoire peut être directement déchiffrée dans les choses mêmes. Empruntant le même biais anti-intellectuel, l’architecte tessinois Aurelio Galfeti déclarait récemment : « J’ai toujours eu une relation difficile avec l’histoire écrite dans les livres et j’ai appris à lire l’histoire, et aussi la préhistoire, dans la géographie, dans l’orographie, dans la végétation, dans l’agriculture, dans les établissements humains, et dans les infrastructures du territoire2. » C’est comme si l’architecte, en herméneute spatial, avait, par sa seule perception d’un lieu, la faculté d’en extraire la substance historique latente et de la révéler par son projet. Concevant l’architecture comme une sorte de média immédiat, Zumthor répète ainsi à plusieurs reprises dans l’entretien qu’il cherche à soumettre le sujet à une expérience sensorielle voire émotionnelle, une « rencontre directe et sans préjugé » (p. 63) afin de lui faire ressentir « la temporalité d’un lieu ».

 

Révisionnisme architectural :

 

Quiconque s’est déjà attelé à démêler l’inextricable complexité (politique, sociale, culturelle, etc.) d’un fait historique et qui s’est aventuré dans l’abîme d’étrangeté qui nous sépare de lui comprend le profond malentendu qui réside dans la position de l’architecte suisse. Ce qu’il transmet par l’architecture n’est en aucun cas l’histoire (comme passé du présent), mais la mémoire (comme présence du passé). De ce passé, il ne livre pas l’obscure et inépuisable épaisseur temporelle mais il met en scène ce qu’il en reste dans le présent, ce qui reste actif (ou peut être activé) dans la conscience contemporaine. Ce que  Zumthor nomme la « reconstruction émotionnelle » (p. 70) du temps par l’architecture ne procure pas, comme le prétend le titre de l’ouvrage, un « sentiment de l’histoire » mais elle orchestre le spectacle dramatisé d’un théâtre de mémoire. Dans sa meilleure version (ses deux projets norvégiens), cette mise en scène spatiale qui va de l’architecture au grand paysage nourrit avantageusement le progra

 

mme muséographique et touristique. À Los Angeles, elle confine au révisionnisme. Flottant au-dessus de la grille de la ville, son projet incroyablement formaliste et largement inconciliable avec les bâtiments existants du campus du LACMA choisit de les enjamber pour s’adresser aux strates préhistoriques de ce territoire : le substrat géographique du désert, les étangs d’asphalte fossile du Brea Tar Pits. Visiblement mal à l’aise avec ce site métropolitain et avec « la juxtaposition hétérogène des bâtiments développés au cours des ans » (p. 57) sur le campus, il « attend avec impatience » la démolition du « bâtiment original de William Pereira […] enseveli sous une extension postmoderne du musée » qui « sera une libération » (p. 58). Quelle singulière vision de l’Histoire que cette table rase qui laisse Zumthor sans concurrent, seul avec les éléments premiers, dernier architecte face aux temps immémoriaux, œuvrant dans un paysage épuré de sa complexité historique et urbaine.

 

Interarchitecturalité :

 

Bien qu’elle y soit convoquée à tout bout de champ, l’Histoire figure également en trompe-l’œil dans l’exposition « Besides, History: Go Hasegawa, Kersten Geers, David Van Severen3 » au Centre canadien d’architecture. Après avoir été, dans les années 1980-1990, un foyer de production de l’histoire de l’architecture, l’institution montréalaise serait-elle en train de devenir l’épicentre de son usage dans le projet architectural ? « Nous essayons de rendre l’histoire opérationnelle », explique Geers. « D’une certaine façon, si elle ne l’est pas, quelle est sa raison d’être ? ». Visible à Montréal (CCA, 10 mai15 octobre 2017) et puis à Porto (Fondation Serralves, 28 juin-15 octobre 2018), l’exposition est présentée par sa commissaire Giovanna Borasi, très active conservatrice pour l’architecture contemporaine au CCA, comme le véritable « manifeste » d’une nouvelle génération d’architectes qui « mélangent des références historiques choisies à leur propre travail de manière à construire un nouveau cadre pour l’architecture d’aujourd’hui, combinant banalité apparente, force des fondamentaux, célébration de l’ordinaire, définition d’un caractère spécifique, économie intentionnelle des moyens et précision de la réponse ». Ce paradoxal rapport au temps, où l’abs traction de la forme est tissée de mille emprunts au passé et où l’instauration de nouvelles configurations architecturales n’exclut pas une attention à l’impure normalité du présent, trouve une magistrale manifestation dans la fameuse villa de Buggenhout de OFFICE (2007-2012). Dans l’exposition, le plan à neuf cases de cette maison est accroché à côté d’un plan de la villa Rotonda de Palladio, mais aurait pu tout aussi bien dialoguer avec celui d’une des sept « Texas Houses » de John Hejduk, du Neuer Pavillon de Karl Friedrich Schinkel à Charlottenbourg, ou même avec d’autres plans de l’agence OFFICE. Également représentée dans l’exposition sous la forme d’une des douze petite maquette blanche au 1/100e confectionnées par Go Hasegawa (figurant indifféremment ses propres projets et ceux de ses deux confrères belges), la villa Buggenhout illustre l’importance cruciale qu’ils accordent à ce travail cryptique de la référence dans le projet. Postulant que rien n’est nouveau et que tout est reprise, réinterprétation et réinvention, cette sorte de pollinisation croisée et transhistorique rejoint ce que Bruno Reichlin, empruntant aux études littéraires, appe lait l’« intertextualité4 » de la forme architecturale, et  Jeffrey Kipnis, son « interarchitecturalité Â».

 

Usages individuels et collectifs :

 

Cependant, plutôt que l’histoire de l’architecture, c’est la culture de l’architecte qui est en jeu dans cet exercice. Le travail de la référence se déploie dans la boîte noire de son imaginaire créateur, et relève, de ce fait, d’une dimension essentiellement mémorielle. De Valerio Olgiati dans son « autobiographie iconographique6 » à Miller & Maranta dans le « Thoughtspace » qu’ils proposaient à la Biennale de Venise 2018, il est d’ailleurs de bon ton aujourd’hui pour un architecte d’évoquer son travail par le biais suggestif des réseaux d’images de référence qui le hantent en secret. Ce dévoilement (tout relatif) exalte surtout, au passage, la richesse et la profondeur de sa culture. Enseignant très prisé, fondateur et corédacteur en chef de la revue San Rocco, Kersten Geers incarne parfaitement cette figure contemporaine du praticien érudit, capable de nourrir ses créations originales de références savantes, à la fois provocatrices et respectueuses, parfois externes mais le plus souvent internes à la discipline. Loin de la position essentialiste et antihistorique d’un Zumthor et d’autres architectes suisses, on a souvent parlé à propos du travail de OFFICE d’un nouveau maniérisme, où l’architecture devient son propre motif, son seul « contenu » légitime, où elle « parle pour elle-même » comme le dit Giovanna Borasi. Mais vers quelle(s) finalité(s) tend cette réflexion interne et circulaire sur la culture et les moyens propres de la discipline ? Bien sûr, elle légitime en premier lieu son auteur, elle met en valeur sa science de l’architecture, elle l’inscrit au panthéon de ses grands noms, elle l’inclut dans cette grande « famille dispersée » à l’intérieur de laquelle il va tisser « des relations d’affinités proches ou lointaines », comme le revendiquent les deux architectes belges. Contrairement à l’éclectisme démonstratif et populiste d’une certaine architecture postmoderniste, la référence historique n’a pas ici vocation à s’adresser au plus grand nombre. Mobilisée dans le secret du projet mais invisible aux yeux du profane, elle distingue son auteur parmi la petite élite qui sait la décrypter. À une période de déclassement progressif de l’architecte, elle sert par la même occasion à resserrer les liens de la corporation face à l’adversité, à faire valoir son noble et antique bagage culturel dans l’arène qui la met aux prises avec les autres professionnels et les nouvelles expertises du secteur du bâtiment. Même s’il ouvre de formidables horizons esthétiques et poétiques pour l’architecture contemporaine, ce retour à « l’histoire » doit donc être vu d’abord comme le symptôme d’une inquiétude et d’une réaction d’orgueil face à une époque jugée hostile à l’architecture.

 

Ni conservateurs :

 

Cette manière de concevoir l’architecture avec un œil dans le rétroviseur pourrait être taxée de conservatisme. En la matière, les nuances sont fines et la frontière est ténue entre, d’un côté, les milieux architecturaux ouvertement « néotraditionalistes » proches du prince Charles et généralement exclus des grands médias architecturaux8 et, de l’autre, des architectes unanimement reconnus, comme Hans Kollhoff, Adam Caruso ou Miroslav Šik qui ont fondé leur œuvre sur une réinterprétation des types architecturaux, des traditions constructives et des styles du passé. Dans l’entretien croisé qui conclut le catalogue, Go Hasegawa prend donc bien soin de distinguer ses confrères de OFFICE d’un Caruso qui, à ses yeux, « est ouvertement conservateur et suit la tradition de très près » (p. 196). Pour autant, Geers et Van Severen entretiennent eux-mêmes un rapport assez défensif voire réactionnaire au monde d’aujourd’hui qu’ils disent « à la fois intériorisé et urbanisé », où « tout est construit mais (presque) rien n’est architecture » : « Avec défiance, [celle-ci] doit porter le drapeau de la culture […], produire un minimum de confort, des biens communs, des points d’ancrage, des espaces de vie, un lien avec nos traditions culturelles9. » Contrairement à Robert Venturi (une de leurs références tutélaires), les deux architectes flamands ne semblent accorder aucune valeur particulière à la période contemporaine. Ils semblent même envisager l’architecture comme une arme pour conjurer les paysages métropolitains génériques, laids et ordinaires qui s’y épanouissent.

 

… Ni progressistes :

 

S’il est un point qui différencie la génération (postmoderniste) de Venturi et celle (posticonique) de Geers, toutes deux obsédés par le temps et l’histoire, c’est justement le rapport à la ville dans ce qu’elle a de plus impur et incertain, informe et inachevé – au fond, la ville comme métaphore du temps historique. Les premiers l’ont aimée, et en faisaient l’horizon de tout projet architectural ; les seconds semblent la défier, la tenir à distance. Désertant résolument le champ de l’urbanisme, ils sont persuadés que les problèmes de la ville contemporaine peuvent être résolus par la beauté intrinsèque des objets architecturaux qu’ils y insèrent. C’est le sentiment que donne, par exemple, le projet immobilier « Havenlaan 12 » à Bruxelles (concours 2016, en cours de réalisation) : trois tours de logements, dessinées respectivement par  OFFICE KGDVS, Nicolas Firket Architects et Bureau Bas Smets, s’aligneront le long du canal de Molenbeek, entre le site Tour & Taxis et le futur Kanal ; trois monolithes précieux et austères, séparés par une distance raisonnable mais liés par une sorte de parenté « interarchitecturale » (même trabéation archaïque en façade, mais avec des matériaux, des couleurs et des proportions légèrement différents). Dans l’éternel conflit entre la ville comme espace irréductiblement babélien, comme concrétion instable du temps humain, et l’architecture comme inscription délibérée et rationnelle d’une forme intemporelle, cette nouvelle génération d’architectes a clairement choisi son camp. Nulle trace d’utopie pourtant dans le travail de Geers et Van Severen : « Nous ne sommes pas modernistes et ne suivons aucun corps de règles, aucun dogme préétabli », affirment-ils. « Nous ne pensons pas que l’architecture soit capable de rendre les gens meilleurs » (p. 193). De fait – et c’est ce qui les distingue de leur ancien camarade Pier Vittorio Aureli –, leur architecture autonome et autoréférentielle, « déconnectée de la vie », comme ils le disent eux-mêmes (p. 205), est dénuée de toute finalité sociale et politique. Geers et Van Severen ne prétendent aucunement réorienter le cours de l’Histoire, mais seulement décupler les forces de l’architecture contemporaine en la libérant des sirènes de la nouveauté et en la reconnectant avec les ressources insoupçonnées de son séculaire passé.

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